Lombard: Pierrot

AUX ORIGINES DU SPECTACLE, L’AMBIGUϏTÉ LUNAIRE

Excertos de René-André Lombard, “L’Enfant de la nuit d’orage”

Un passage de Diodore de Sicile se fait l’écho d’une tradition qui est pour nous particulièrement explicite : « On dit que c’est au « moment où Persée trancha la tête de la Gorgone, qu’Athéna « inventa les flûtes à lamelle de bronze qui servent encore lors des sacrifices ».

Ainsi la mémoire collective n’avait pas oublié :

  • que l’Acte, qui devait devenir « artistique », avait d’abord été sacrificiel,
  • que cet acte sacrificiel était lié à la célébration de la Tête gorgonienne, de la Foudre et de l’Orage.

Telles semblent avoir été les formes premières de ce qui, bien des milliers d’années plus tard, devait devenir aimable « sérénade à la Lune ».

C’est ici que le vocable P.T.R ou P.R.T révèle toute son importance : c’est le vocable même du PASSAGE et de l’ AMBIGUÏTÉ.

Celui qui devait devenir dolent donneur de sérénade, marqué d’une larme sur la joue, c’est Petr, Piotr, Peter, Petrus, Pietro, Pedro, Pedrolino, Petrouchka, PIERROT.

Qu’est-ce-que Pierrot, sinon une Tête ? Ronde, blanche, posée sur l’auréole de la collerette, coiffée du bonnet noir d’invisibilité annonciateur de la lune décroissante, tête tirée vers le haut par une aspiration vers quelque chose d’autre que la terre, qui laisse le corps et les bras ballants, marionnette par essence, à demi dans l’Au-delà.
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Tête mâle ou Tête femelle ? Ambiguïté lunaire, ambiguïté du Pierrot. Ambiguïté de Dionysos, qui est à la fois Priape, sexe masculin agissant, que l’on dit son fils, et un corps féminin, ce Dionysos qui se pare et se vêt comme une fille et n’incarne vraiment sa toute puissance que dans la forme de la Ménade, féminité dansante et sans entrave.

La figure primordiale du sacrifice rituel à dominante lunaire qui devait devenir « théâtre » est androgyne. Masque de Dionysos ou Gorgone barbue ? hésitent les conservateurs de musées.
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Ce concept de l’unité de la force vitale au-delà de la différenciation sexuelle semble si profondément lié aux origines de la représentation théâtrale, qu’il a continué, quasi sans interruption, à nourrir l’image dramatique jusqu’à nos jours. Dans la structure patriarcale, le théâtre sacré est joué par des hommes, mais ces hommes se font femmes pour représenter les entités féminines, au point d’en devenir femmes. La tradition grecque rejoint ici la tradition japonaise aussi bien que le théâtre élisabethain.

Le jeu théâtral peut donc être le lieu où s’abolit l’étiquetage sexuel imposé par le jeu social; le lieu où l’animus et l’anima, le yang et le yin, la masculinité et la féminité, appelez cela comme il vous plaira, peuvent chez l’acteur se manifester dans leur vérité. Ici encore tout vient de beaucoup plus loin que nous ne pensons : de par son origine même, l’acte théâtral est trans-sexuel.

Mais PETR ou PERT/PORT, celui du Passage, est riche de gammes multiples d’ambiguïtés signifiantes.

Il porte encore en son nom PARDO, ce léopard qui nous est maintenant familier, panthère ou lynx ocellé de Dionysos qui sous-entend le personnage d’Arlequin et qui contient, lui, l’ambiguïté de la Foudre, énergie de Vie et de Mort.

Voit-on apparaître ici l’unité profonde, sous la gemellité et l’antagonisme apparent, du Pierrot et de l’Arlequin ?

Du masque blanc à dominante lune au masque noir à dominante foudre, lequel est le reflet de l’autre ?

PETR, le PITRE, est à double visage.

La tête Pleine-Lune gorgonienne est la maîtresse incontestée des liquides vitaux, l’eau, le sang, la sève et aussi la lave incandescendente des volcans. La « sagesse de la Foudre » rejoint la « sagesse du Silex » qui rejoint la « sagesse des Volcans ». Elles nous enseignent que les liquides peuvent être de feu et que le feu peut se transformer en pierre. La gangue, cette tête ronde et blanche du silex contient la pierre vitreuse qui contient le feu. Le volcan est de la pierre intermédiaire hésitant encore entre le feu, le liquide et le solide.

Ainsi la maîtressse des métamorphoses, Gorgo-Medousa, la Gorgone, détient-elle, en son regard de Lune pleine, le pouvoir de faire prendre à ce qui est d’apparence mobile l’apparence immobile : la Tête ronde coupée PÉTRIFIE.

C’est PERT, Persée-Perkuns, le Coupeur de Tête-Lune, qui, tête de Méduse au poing, transforme en PIERRES tous ceux qui s’opposent à lui.

Le jeu de mots sur Petra et Petros que l’Évangile prête au Christ : « Tu es Pierre et sur cette pierre… » n’est pas fortuit. Il existait aussi en Hébreu, sur un vocable lunaire différent, K.PH, pré-indo-européen lui aussi, thème de la Tête : Kephas1 nom de l’apôtre et nom de la pierre. Dans ces vieux mots, Keph- ou Petr-, vibrait encore le souvenir de la Puissance qui fait passer les âmes et transforme les choses.

Ainsi la statue du Commandeur est-elle, elle aussi, un archétype théâtral apte à traverser le temps.

Ambiguïté de l’Acte sacrificiel enfin. Les coupes dionysiaques, avons-nous vu, en sont révélatrices : La Ménade démembrant le Léopard est elle-même Léopard; démembrant le faon, elle est elle-même le faon, comme PERT-PTR Coupeur de Tête-Lune est aussi Tête-Lune pétrifiante. Dans la magie de l’Acte, le sacrificateur et le sacrifié s’identifient.

Car l’Acte idéal, c’est la retrouvaille avec l’unité de la vie. Comment ? Par un passage volontaire à travers l’agonie et la mort. Tant de rites, chez les Indiens, en particulier, le démontrent : la négation de la souffrance ne peut se faire que par un passage volontaire à travers la souffrance, la négation de la mort ne peut se faire que par un passage volontaire à travers la mort.

L’Acte théâtral en son essence est auto-sacrificiel.

Il est né d’un Acte rituel au cours duquel la victime, consentante, doit, pour la survie du groupe, s’élancer dans l’Au-delà des apparences, à travers une dépersonnalisation violente favorisée par un transport sonore et gestuel.

Ce rite sacrificiel originel n’a pas fini d’émettre sa vibration « panique » au cour du spectacle. On aurait beau jeu de démontrer que, comme la tragédie antique, la plupart des films, même les plus médiocres et Dieu sait s’il y en a, obéissent à la structure d’un rituel de mort. Un rituel devenu aberrant avec la disparition du concept mental qui était sa raison d’être : l’idée que la mort et la souffrance ne sont que des passages vers un autre état d’existence. Un rituel désormais de « mort plate » où l’observation curieuse de la souffrance physique et de l’agonie est la seule motivation du spectacle.

Mais l’archétype autosacrificiel veille aussi au fond de la sensibilité de l’acteur. Malgré les millénaires qui ont fait perdre en apparence à l’Acte théâtral toute sa signification, le véritable acteur, celui qui se sent transmetteur d’énergie secrète, est pris d’une angoisse sans commune mesure avec l’émotion de la rencontre critique avec le public. On voit des vieux routiers du théâtre, habitués à toutes les ruses du spectacle, devenir des êtres tremblants, que l’on doit pousser en scène. Mais dès les premiers gestes et les premiers mots, tout rentre dans l’ordre. PeRT, PeRS, le PERSONA, le masque de Théâtre (dont nous avons fait la « personne ») a pris les commandes et conduit l’acteur, tout sentiment du temps oublié, jusqu’au dénouement.

Nous étonnerons-nous maintenant de constater que le Théâtre à Athènes en ses débuts n’ait comporté qu’un seul acteur ?

A l’origine crise de possession par une force dionysiaque qui est au-delà des différenciations entre le masculin et le féminin, la lumière et les ténèbres, le feu et l’eau, la vie et la mort, c’est un intense jeu de masques.

Jeu, finalement, solitaire.

Tout comédien sait cela, même s’il n’en démêle pas clairement les causes ancestrales.

Être comédien, c’est toujours désirer incarner, soi, tout seul, sous les lumières, par une dépense d’énergie sans mesure, un univers entier.

C’est SE PLACER SEUL, PAR LA MANIPULATION DES DIFFÉRENCES, AU-DELÀ DES DIFFÉRENCES.


  1. Comparez Cephée, en-céphale, latin K.P. ou C.P.T. : caput, la tête, le chef 

René-André Lombard, Teatro