Que dans les plus anciens textes religieux de l’Inde, dans le Rgveda, il ne s’agisse ni de littérature, ni de philosophie, ni a fortiori de la logique, rien n’est moins contestable. Pourtant, au point de vue de l’étude formelle de la pensée comme à tous autres égards, le recueil des hymnes est un document d’inappréciable valeur, ne fût-ce que comme terme premier d’une immense série de productions échelonnées à travers une trentaine de siècles, mais aussi parce qu’au cours de la civilisation indienne il ne cessa de fournir une nourriture spirituelle. Or les Védas se composent de chants sacrificiels, d’invocations à des divinités, de recettes magiques : autant d’efforts de la conscience religieuse pour régir les événements, efforts comparables à ceux de la pensée scientifique pour s’imposer aux choses. Impossible de « s’imposer » sans d’abord « se poser » ; de l’ « opposition » entre un vœu que l’on émet ou une thèse qu’on exprime, et les conditions objectives qu’il faut se soumettre ou tourner à ses fins, procède un travail indéfini d’adaptations, de compromis, de confrontations et de corrections, au prix duquel s’institue l’harmonie entre la croyance et la vie. Les formules prononcées, injonctions suppliantes et pourtant sans réplique, jugées toutes-puissantes par le simple fait de leur expression, se diversifient selon la nature du sacrifice à exécuter, selon la personnalité du Dieu invoqué, selon l’attribut divin auquel on fait appel. Mais aussi, soupçonnant qu’il ne doit qu’à sa propre piété son succès en chaque circonstance, le fidèle tend à projeter dans ses dieux quelque chose de sa propre unité : il accorde les mêmes louanges, donc prête des attributs analogues, à des êtres représentés comme différents. L’alternance entre les procédés de rhétorique pieuse qui spécifient et ceux qui assimilent, une oscillation corrélative entre le polythéisme et un panthéisme d’aspect quelquefois monothéiste, attestent l’influence simultanée de deux principes logiques contraires, l’un de distinction, l’autre d’unification. La rivalité de ces deux types d’intelligibilité s’étendra sur toute l’histoire de la pensée indienne ; leur coexistence dans les textes védiques justifie l’autorité dont jouiront ces textes auprès de sectes extrêmement différentes.
Bien que les origines de la pensée indienne s’entourent de trop d’obscurités pour que nous puissions affirmer que le développement interne et spontané du Védisme ait suffi à instaurer le Brâhmanisme, on ne saurait douter que la spéculation sur les Védas ait suscité l’abondante littérature des Brâhmanas. Entre les premiers et les seconds s’opère le passage de la formule rituelle, employée sans autre justification que la réussite qu’elle procure, à l’exégèse qui discute l’opportunité, selon les cas, de telle ou telle parole et qui fonde en raison l’usage même de ces pieuses recettes. Avec l’application de la réflexion sur un texte apparaissent les premiers auxiliaires de l’exégèse : des balbutiements d’analyse grammaticale, des tentatives fantaisistes d’étymologie, véritables jeux de mots. Grâce à des artifices de ce genre, employés d’ailleurs avec une subtile candeur, l’injonction, l’énonciation (vidhi) rituelle, devenue énigmatique pour les brâhmanes qui en conservent la tradition, est élucidée par un développement qui recherche son sens (arthavâda). Ces essais d’explication vont justifier des idées antiques par des notions nouvelles : entreprise à la fois naïve et savante, qui ouvre le règne du symbolisme. Le culte passe désormais pour le symbole d’un mythe, le mythe pour le symbole d’une vérité adaptée sous cette forme par de vieux sages aux imperfections des hommes. Ce principe de correspondance, caractéristique de l’époque des Brâhmanas, fournit une première solution au pro-blème de la conciliation des divers et de l’unité.
Il ne pouvait être question à propos des Brâhmanas, que d’une « logique virtuelle » ; les Upanisads qui leur font suite, en droit comme en fait, témoignent d’une « logique métaphysique ». Les méthodes exégétiques, nous dirions presque les théories de la connaissance impliquées dans les Brâhmanas, vont, se traduire en dogmes ontologiques : les explications par symbolisme vont devenir des affirmations d’identités. Le sacrifice ne fait qu’un avec l’être ; la parole rituelle n’a d’efficacité que parce qu’elle est l’absolu (Brahman). L’âme individuelle coïncide avec l’âme universelle (Âtman), et celle-ci, puisqu’elle est la réalité même, coïncide avec l’absolu. Âtman et Brahman sont identiques. L’aperception des identités par delà les apparentes irréductibilités semble avoir suscité chez les premiers métaphysiciens une ivresse spéculative telle, que la pensée, enthousiaste de ses découvertes spontanées, ne se reconnaît dès lors arrêtée par aucun obstacle. Toute différence masque une similitude. L’hétérogénéité même des rites, comme la distinction des dieux, n’est que provisoire, sinon illusoire ; la piété, la science s’obtiennent bien moins par la lettre du Véda que par l’intelligence de l’identité universelle : l’un est tout, et tout est un. Une idée quelconque mène à une idée quelconque, parce que toutes sont équivalentes : le breuvage rituel appelé soma, l’immortalité, l’astre lunaire, l’animal lièvre sont même chose. Par une sorte d’osmose réciproque, le contenu d’un concept se déverse dans celui d’un autre qui lui communique son essence entière. Dès les plus anciennes Upanisads (Brhadâranyaka, Chandogya), aux VIIe et VIe siècle avant notre ère, la pensée logique indienne avait donc suivi aussi loin que possible, des deux courants qui la sollicitaient, celui qui l’entraînait vers l’unité.
L’autre courant paraît avoir suscité peu après, — quoique les documents qui en témoignent soient fort postérieurs, — un système philosophique d’inspiration diamétralement opposée. Le sâmkhara, doctrine athée, n’a que faire d’un Brahman universel et absolu ; il admet la réalité des âmes individuelles ; loin de tout absorber dans l’âme, il s’évertue à distinguer de l’esprit (purusa) ce qui ne lui appartient pas, c’est-à-dire non seulement les données matérielles ou sensibles, mais la plupart même des phénomènes que nous appelons psychologiques. Au lieu de tout confondre en plaçant la vérité dans l’identité, il considère que des réalités différentes doivent être connues comme irréductibles, et ne comportent pas d’autre intelligibilité que l’énumération (samkhyâ) qui les discrimine en les sériant. Dans ce pluralisme, seule la notion de hiérarchie représente, au sein du multiple, une certaine tendance à l’unité ; encore est-elle contrebalancée par une vigoureuse opposition entre la nature (prakrti), immanente au donné, et l’esprit, pure transcendance, ainsi que par la spécificité des divers degrés de l’être (tattvâni), quoiqu’une sorte d’évolution permette, à l’intérieur de la nature, un certain passage des stades inférieurs aux stades supérieurs.
La forme littéraire en laquelle s’exprime cette nouvelle modalité de la pensée est le çâstra, exposé non plus exégétique, mais dogmatique, destiné à énumérer des distinctions et à exposer par le détail un système. A l’esprit réaliste correspond une certaine pratique de l’analyse qui se retrouve dans les traités juridiques (Mânava Dharmaçâstra ou Lois de Manu et ouvrages similaires), comme dans les épopées, véritables encyclopédies (Mahâbhârata, Râmâyana). La rédaction des œuvres spéculatives se polarise sous deux schèmes corrélatifs : celui du sûtra, qui condense sous forme d’aphorismes l’ossature d’une doctrine ; et celui du bhâsya, commentaire destiné à rétablir la continuité du développement que morcellent les apophtegmes mnémotechniques. Ce mode d’exposition se généralise et s’étend à toute pensée abstraite : ainsi se prépare, par la fixation des genres, l’œuvre de systématisation et d’unification par laquelle se manifestera le Brâhmanisme scolastique.