Reymond: Qu’est-ce que la Shakti?

Il existe en sanskrit de nombreux traités, écrits au cours des âges par les rishis et les plus grands Maîtres pour expliquer et déterminer ce qu’est la Shakti, mais là n’est pas tout ce que l’on sait. Il existe aussi toute une littérature orale, transmise de père à fils ou de gourou à disciple, et qui a une égale importance. On connaît par exemple tel commentaire de la Chândî, conservé par une famille de rajas, qui n’a jamais été écrit, même sur feuilles de palmier, mais qui est récité chaque jour en entier depuis des générations. La Shakti est toute une science. Ce mot « Shakti » est traduit en français de différentes manières. C’est tantôt l’Énergie divine ou cosmique, la Force active et consciente de Dieu, le jeu du Divin (lîlâ), le Pouvoir divin. Il est aussi dit qu’elle est à peu près synonyme de Prakriti (Shrî Aurobindo), la nature primordiale, « ce qui rend possible ce qui est impossible » (Shankaracharya), et qu’elle est ce qui est au delà de Mâyâ tout en étant Mâyâ. La Shvetâshvatara Upanishad dit : Sache que Mâyâ est Prakriti, la Nature, et que le Grand Dieu gouverne Mâyâ.

Je vais essayer de noter, aussi simplement que possible, quelques-unes des notions se rapportant directement à la Shakti dont j’ai pris peu à peu conscience, dans les Indes, d’une manière pratique et réelle. Cette méthode empirique est certes en dehors de tout exposé logique critique du sujet. Mais elle permet d’esquisser les points qui ont leur importance pour entrer au cœur de l’hindouisme.

La Shakti peut être un but en soi, comme elle est aussi un moyen. Elle est en même temps, et dans les deux cas, cette Force indéterminée de toute-puissance dont chacun a plus ou moins conscience — dans les Indes — sans vouloir toujours le reconnaître de crainte d’être accusé de superstition. J’admets que tous les aspects de la Shakti, quels qu’ils soient, sont complémentaires l’un de l’autre ; chacun d’eux m’est parvenu au bon moment pour m’aider à faire un pas en avant. Je n’ai à ME préoccuper — sans aucun attachement pour aucun d’eux — que de vivre dans un rythme où je sente l’harmonie profonde de cette Force éternelle opérer autour de moi et en moi.

La Shakti n’est pas définissable par les mots de « concret » ou « abstrait ». Elle est tout et rien à la fois, plénitude et vide, et en même temps ce qui est derrière ces opposés. Pour parler d’elle, il n’est pratiquement pas d’autre méthode possible que de faire appel à l’expérience personnelle — qui du reste n’est pas plus subjective que l’opinion que chacun se fait de la Vérité. Entre celui qui parle et celui qui écoute, la vibration même dans laquelle vit l’idée est Shakti en toute-puissance, qui passe du vase contenant au vase récepteur — et ces deux vases sont aussi Shakti en toute-puissance. Est-ce que la Shakti est une sensation? Je ME le suis souvent demandé. C’est ainsi qu’elle apparaît avant de se laisser approcher dans la plénitude de sa Force. Elle n’est perceptible qu’en rapport au plan de conscience plus ou moins affiné de celui qui la cherche et est prêt à la recevoir dans le secret de son être. Sentie et assimilée, elle perd immédiatement toutes les qualités qu’on lui reconnaît dans le plan mental. De là la difficulté d’en parler. C’est un peu comme avoir envie de lait et faire mille descriptions de son aspect visuel à un aveugle qui se délecte de lait sans le voir!

Dans l’évolution spirituelle, la Shakti est la « cause » et l’ « effet » et en même temps leur support, notion que nous appelons « temps » parce que notre logique a besoin de cet élément pour la sécurité du raisonnement. C’est des trois l’élément le moins nécessaire et il est quelque peu artificiel, car essentiellement mental. Quand la Shakti est satisfaite et miséricordieuse, dit la Chândî (Devî Mahâtmyâ), elle est la cause qui nous libère de la ronde des naissances et des morts ; quand elle n’accorde pas ses grâces, elle est la cause de tous nos asservissements.

Dans les Indes, la Shakti n’est pas une abstraction. Elle fait partie de la vie journalière. Il n’est pas une pensée, un geste, une action qui ne la contienne, tandis qu’en Europe, cette notion est inexistante, et de là provient chez nous le divorce entre l’homme et la création. Si j’en avais été instruite, ne serait-ce qu’intellectuellement, le fait suivant m’eût peut-être ouvert les yeux. A une certaine période, j’ai souffert d’une sévère anémie pour ME sortir de laquelle le médecin traitant, après avoir inutilement essayé plusieurs médicaments, décida d’un remède qui avait pour fonction de « fixer les éléments vitaux entre eux ». Shakti est exactement cette puissance. Elle est ce qui lie le danseur à la musique. Elle est ce qui établit un lien entre toutes choses, les tenant dans une interdépendance et une relation fixées par un plan qui nous dépasse — les astres autour de leur luminaire, à leur place et dans leur fonction comme les grains de sable sur les grèves. Elle est la Présence réelle, invisible et constante qui soutient le monde, liant la forme et le nom et la substance. C’est dans sa modulation que naît la vie. Dieu crée sans arrêt et se délecte de sa création dans une harmonie connue de Lui seul. Shakti est son pouvoir et son essence.

Elle représente aussi l’élément féminin, la Mère Divine, dont le nom vient aux lèvres tout naturellement dans le désespoir. Tout Hindou parle à sa«Mère Divine avec une surprenante et désarmante familiarité. Toute femme, même une petite fille, est appelée « Mère » car, dit la Chândî : Toutes les femmes sont Toi, entièrement.

Mais Shakti est avant tout ce qui existe avant même la vie. Elle est ce que Brahman n’est pas encore, l’Énergie-Vide dans le silence vivant où naîtra le tourbillon — ce tourbillon d’où sortira la vibration du Son sacré, l’Omkara, Dieu actif, Créateur tout-puissant et éternel… Le son sacré est le gardien de la porte du silence, la première manifestation. Ici on pense à l’Évangile de saint Jean : « La Parole était au Commencement, la Parole était avec Dieu, et cette Parole était Dieu » (Évangile selon saint Jean, I, 1).

Dieu, la nature, les hommes, les animaux, les plantes, les minéraux, ou mieux encore tous les éléments subtils et tous les éléments grossiers procèdent de Shakti, existent par elle et la contiennent en totalité dans chaque parcelle. Le mouvement est Shakti, et c’est tellement vrai que sans elle, même Brahmâ et Vishnou et Shiva sont sans expression (Shankaracharya, Saundarya Lahari (Les Vagues de Beauté)): Sans la divine Shakti, Shiva ne serait qu’un corps inerte (shava) ; sans kanda, l’instrument de la connaissance, toute la symbologie de Ma Kâlî disparaîtrait. Ma Kâlî n’existe que par rapport à Shiva, duelle manifestation dans le monde sensible.

Si l’Inde pouvait expliquer à l’Occident désireux de comprendre la nature de Shakti dans ses éléments subtils et grossiers, et cette Force qui les lie, on aurait l’explication de ce fait rejeté par beaucoup qu’esprit et matière sont un, alors que non seulement l’Inde l’affirme, mais le vit. Ceci a comme résultat un contact intime entre l’homme et Dieu qui a fait dire à Shrî Râmakrishna : « Oui, je puis te faire toucher Dieu comme je te touche… » ou qui permet à Shrî Aurobindo d’ordonner une « vie divine » dans la société avec des hommes et des femmes préparés pour ce but.

La difficulté pratique est que l’essence de la Shakti est terrifiante et dépasse l’entendement humain. Les Occidentaux ont découvert la force atomique et l’ont déclanchée à mauvaise fin sans se rendre compte que Shakti est précisément en puissance, c’est-à-dire en bien et en mal, cette Force active à l’état libre. La capter, l’employer, c’est faire à grande échelle de la magie noire, et risquer ce qui arrive quand on déclanche des forces dont on ne connaît pas le neutralisant. Vouloir utiliser ces forces dans le plan physique, c’est s’attribuer le rôle de Dieu et satisfaire des égoïsmes déchaînés, positifs ou négatifs. Ces forces sont constamment agissantes par elles-mêmes dans les plans subtils et non physiques, et les Hindous les connaissent aussi bien que les Occidentaux connaissent leurs sciences de laboratoire! Mais les Hindous n’en font guère usage parce qu’ils en ont mesuré tous les effets. Dans la vie journalière, chaque disciple qui vit dans l’ombre d’un grand gourou sait que celui-ci a cette Force de Shakti à sa disposition et peut l’employer à son gré. C’est le miracle dont les hommes auront toujours besoin pour croire, et qui leur est donné chaque fois que c’est nécessaire. Mais qui peut, sauf un grand Maître, déterminer la nécessité du miracle qui n’est qu’un « vide » créé où vient jouer la Shakti en toute-puissance ? On raconte qu’un siddha qui méditait assis sur une grève fut soudain dérangé par une violente tempête qui passait au large. « Que le vent tombe », ordonna-t-il. Son ordre fut immédiatement obéi. Mais une barque lourdement chargée qui voguait toutes voiles ouvertes chavira quand le vent cessa brusquement et tous les passagers furent noyés (Enseignement de Râmakrishna, n° 560).

Lyzelle Reymond