Robert Musil (Homme:I-11) – L’essai le plus important

Aujourd’hui, quand il repensait à cette époque, Ulrich pouvait secouer la tête comme si on lui avait parlé de sa propre métempsycose ; mais non point quand il songeait au troisième de ses essais. On peut encore comprendre qu’un ingénieur soit absorbé par sa spécialité, au lieu de déboucher dans la vastitude et la liberté du monde de la pensée, quoique ses machines soient livrées jusqu’aux confins de la terre ; car on ne lui demande pas plus d’être capable de faire bénéficier son âme privée de l’audace et de la nouveauté de l’âme technique, qu’à une machine de pouvoir s’appliquer à elle-même les équations infinitésimales qui sont à la base de sa conception. Mais on ne peut pas en dire autant des mathématiques ; car elles sont la logique nouvelle, l’esprit dans sa pureté, les sources de l’époque et l’origine d’une extraordinaire transformation.

Si c’est réaliser des rêves ancestraux que de pouvoir voler, voyager avec les poissons, se creuser un passage sous le corps des géants des Alpes, envoyer des messages aussi rapidement que les dieux, voir et entendre l’invisible et l’éloigné, ouïr la voix des morts, se laisser submerger, malade, par de miraculeux sommeils, pouvoir envisager, vivant, de quoi l’on aura l’air vingt ans après sa mort, et dans l’étincellement des nuits, connaître, au-dessus et au-dessous de ce monde, mille objets que personne jadis ne connaissait ; si la lumière, la chaleur, la force, la jouissance et le confort sont des rêves ancestraux de l’homme, alors, la recherche moderne n’est pas seulement une science, mais une magie, une cérémonie de la plus grande puissance sentimentale et intellectuelle, devant laquelle Dieu lui-même défait un pli de son manteau après l’autre, une religion dont la dogmatique est à la fois imprégnée et étayée par la logique dure, courageuse, mobile, froide et coupante comme un couteau, des mathématiques.

Certes, on ne peut nier que tous ces rêves ancestraux, de l’avis des non-mathématiciens, ne se soient brusquement réalisés tout autrement qu’on ne se l’était figuré à l’origine. Le cor du postillon de Münchhausen était plus beau qu’une voix mise en conserve à l’usine, les bottes de sept lieues plus belles qu’une automobile, le royaume de Laurin plus beau qu’un tunnel de chemin de fer, la mandragore qu’un bélinogramme, et il était plus beau de manger du cœur de sa mère pour comprendre le langage des oiseaux que de se livrer à une étude de psychologie animale sur la valeur expressive de leur chant. On a perdu en rêve ce qu’on a gagné en réalité.

Ce n’est plus le temps où l’on s’étendait sous un arbre à regarder le ciel entre deux orteils, mais le temps où l’on produit. Quand on veut être actif, on n’a plus le droit d’être affamé ni de rêvasser : il faut manger des beefsteaks, et se remuer. C’est exactement comme si l’ancienne humanité inactive s’était endormie sur une fourmilière, et que la nouvelle, en s’éveillant, eût senti les fourmis dans ses jambes, de sorte qu’elle se voit forcée d’accomplir les mouvements les plus violents sans jamais pouvoir se défaire de ce sentiment d’une activité purement animale qui la démange comme vermine. En vérité, il est inutile de s’appesantir là-dessus : de toute façon, la plupart des hommes d’aujourd’hui ont compris que les mathématiques se sont glissées comme un démon dans tous les emplois de notre vie. Peut-être ces hommes ne croient-ils pas tous à l’histoire du Diable à qui on peut vendre son âme ; mais tous ceux, ecclésiastiques, historiens ou artistes, qui sont tenus de comprendre quelque chose à l’âme parce qu’ils en tirent de bons revenus, prétendent que l’âme a été ruinée par les mathématiques, que les mathématiques sont la source d’une perversion de l’intelligence qui, si elle fait de l’homme le maître de la terre, fait aussi de lui l’esclave de la machine. La sécheresse intérieure, le surprenant mélange de sensibilité aux détails et d’insouciance devant l’ensemble, l’extraordinaire solitude de l’homme dans un désert de détails, son inquiétude, sa méchanceté, l’indifférence sans égale de son cœur, sa cupidité, sa froideur et sa violence, toutes caractéristiques de notre temps, ne peuvent être autre chose, si l’on en croit ces censeurs, que la conséquence des pertes que ferait subir à notre âme une pensée aiguisée par la logique ! C’est ainsi qu’il se trouva des gens, déjà au temps où Ulrich devint mathématicien, pour prédire l’écroulement de la civilisation européenne sous prétexte que la foi, l’amour, l’innocence et la bonté avaient déserté l’homme ; il est significatif que tous ces gens aient été de médiocres mathématiciens au temps de leurs études. Cela suffit à les convaincre plus tard que la mathématique, mère de la science naturelle exacte et grand-mère de la technique, était aussi l’aïeule de cette mentalité qui suscita pour finir les gaz toxiques et les pilotes de guerre.

Seuls vivaient dans l’ignorance de ces dangers les mathématiciens eux-mêmes et leurs disciples, les physiciens, dont l’âme demeurait aussi fermée, aussi sourde que celle d’un coureur cycliste qui fonce de tout son cœur et ne voit rien d’autre au monde que la roue arrière de celui qui mène le train. D’Ulrich, en revanche, on pouvait dire au moins ceci en toute certitude, qu’il aimait les mathématiques à cause de ceux qui ne pouvaient les souffrir. Il était moins scientifiquement qu’humainement amoureux de la science. Il voyait que, sur toutes les questions où elle se jugeait compétente, elle pensait autrement que les hommes ordinaires. Que l’on substitue seulement à l’expression « conceptions scientifiques » l’expression « conception de la vie », au mot « hypothèse » le mot « essai », au mot « vérité » le mot « fait », il n’y aurait pas une seule carrière de physicien ou de mathématicien notable qui ne dépassât de loin pour le courage et la puissance subversive, les plus extraordinaires hauts faits de l’histoire. L’homme n’était point encore né, qui eût pu dire à ses fidèles : « Volez, tuez, forniquez… notre doctrine est si forte qu’elle tirera de la sanie même de vos péchés le clair bouillonnement des torrents ! » Alors que, dans le domaine scientifique, il arrive à peu près tous les deux ans qu’un élément qui avait été tenu jusqu’alors pour une erreur renverse brusquement toutes les conceptions, ou qu’une pensée insignifiante et méprisée devienne la maîtresse d’un nouvel empire de pensées ; dans ce domaine, de tels événements ne sont pas de simples renversements ; comme l’échelle de Jacob, ils conduisent au ciel. Dans le domaine de la science, tout se passe avec la même force, la même souveraineté, la même magnificence que dans les contes. Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu’ils n’avaient même aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement.

On se demandera bien sûr si le monde où nous vivons est vraiment si renversé qu’il faille toujours le remettre sur pied : mais il y a fort longtemps que le monde lui-même a répondu de deux manières différentes à cette question. Depuis qu’il existe, en effet, la plupart des hommes, dans leur jeunesse, ont été pour les renversements. Ils trouvaient ridicule que les vieux restent attachés au statu quo et pensent avec le cœur, ce morceau de chair, plutôt qu’avec le cerveau. Ces hommes jeunes ont pu remarquer toujours que la bêtise morale des vieux était, au même titre que l’ordinaire bêtise intellectuelle, une incapacité d’établir de nouveaux rapports ; la morale qui leur est naturelle à eux, est une morale de l’action, de l’héroïsme et du changement. Pourtant, dès qu’ils arrivent à l’âge de la réalisation, ils l’oublient et n’en veulent plus rien savoir. C’est pourquoi, même parmi ceux pour qui les mathématiques et la physique sont une profession, il y en aura beaucoup qui jugeront abusives les raisons pour lesquelles Ulrich avait choisi la science.

Néanmoins, depuis plusieurs années qu’il avait embrassé cette troisième profession, sa contribution, de l’avis même des spécialistes, n’y avait point été médiocre.

Musil (1880-1942)