Saadi: Le Bostan – Préface

« J’ai beaucoup voyagé dans les différentes contrées de la terre; j’ai vécu avec toute sorte de gens : il n’y a pas un coin du monde d’où je n’aie tiré quelque profit, pas une moisson de laquelle je n’aie su prendre un épi ; mais je n’ai trouvé nulle part des hommes bons et modestes comme ceux de la province de Schiraz1 (que la miséricorde divine repose sur elle !). Ce pays mérite l’affection des hommes; aussi ni la Syrie, ni i’Asie Mineure ne purent me le faire oublier. Toutefois je ne voulus pas quitter ces belles contrées les mains vides et retourner ainsi auprès de mes amis. On rapporte, me dis-je, du sucre de l’Égypte2 pour en faire présent à ses connaissances; mais si ma main ne peut offrir du sucre, je puis fournir des discours plus doux que le sucre, non celui qu’on mange, mais celui que les gens d’esprit appliquent au moyen de l’encre sucrée3 sur le papier.

« Mon poëme est comme un palais d’enseignement à dix portes. La première, c’est la justice, l’ordre, l’intelligence des choses, le gouvernement des hommes, la crainte de Dieu. J’ai posé les fondements de la seconde porte sur la bienfaisance : répandre des bienfaits, c’est rendre grâce à la bonté de Dieu. La troisième porte, c’est l’amour, l’ivresse et le trouble ; mais non l’amour matériel et terrestre auquel on cède par l’entraînement de la passion. La quatrième est consacrée à l’humilité, la cinquième au contentement autarkeia. La sixième offre le tableau de l’homme content de son sort et qui sait s’abstenir. À la septième porte on voit l’administration du monde ; à la huitième, le bienfait de la santé ; la neuvième, c’est le repentir et la voie droite ; la dixième enfin contient des prières et termine le livre.

« C’est dans un jour heureux d’une année fortunée, entre les deux fêtes4, je veux dire en 655 (1257), que mon livre a été rempli, comme un trésor précieux, des perles de l’éloquence; mais ces perles sont encore dans le pan de ma robe, et je tiens humblement, ma tête courbée sur ma poitrine5 ; car dans l’Océan il n y a pas de perles sans huîtres, et dans les jardins il y a de grands et de petits arbres.

« O toi qui es sage et d’un heureux naturel, sache que je n’ai jamais ouï dire qu’un homme d’esprit s’évertuât à découvrir des imperfections dans autrui. Quoique la pelisse soit de soie ou même de brocart, elle ne saurait se passer d’une ouate de simple coton. Si tu ne trouves pas d’étoffe de soie pour ta pelisse, ne sois pas en colère, mais contente-toi de bonne grâce de la ouate. Je ne tire pas vanité du capital de mon mérite : en bon derviche j’avance la main pour mendier. On dit qu’au Jour de la crainte et de l’espérance (le jour de la résurrection), Dieu dans sa générosité pardonnera aux méchants en faveur des bons. Toi aussi, lecteur, si tu trouves quelque chose de répréhensible dans mon discours, imite la bienveillance du Créateur du monde. Si sur mille de mes vers un seul te paraît heureux, eh bien, au nom de ta générosité, ne cherche pas à me déprécier.»


  1. Saadi était né à Schiraz, capitale du Farsistan. 

  2. Cest ainsi que, dans l’Inde, le sucre raffiné se nomme misri (égyptien). On réserve le nom de chini (chinois) à la cassonade. 

  3. Les Orientaux mettent du sucre dans leur encre poui la rendre brillante. 

  4. II s’agit ici des deux principales fêtes musulmanes : le id fitr, qui équivaut à Pâques, et le id zuha (en turc, curbân baïram), qui peut se comparer à la Pentecôte. 

  5. On représente généralement Saadi accroupi, la tête courbée sur sa poitrine. Voyez le portrait que j’en ai publié dans mon mémoire intitulé : Saadi, auteur de poésies hiodoustanies. 

Saadi Shirazi (1210-?)