Saint-Martin: CE MONDE-CI ET L’AUTRE

Nous allons voir naître de tout ceci une clarté qui pourra paraître extraordinaire, mais qui n’en sera pas moins réelle: c’est que si l’homme (qui, remarquons-le bien, n’est point de ce monde) est un moyen sûr et direct de démontrer l’essence divine; si les preuves que nous tirons de l’ordre externe de ce monde sont défectueuses et incomplètes; enfin si les suppositions et les vérités abstraites que nous prêtons à ce monde sont prises dans l’ordre métaphysique, et n’ont point d’existence dans la nature; il résulte évidemment que nous ne comprenons rien dans ce monde où nous sommes que par les lueurs du monde où nous ne sommes pas; qu’il nous est bien plus facile d’atteindre aux lumières et aux certitudes qui brillent dans le monde où nous ne sommes pas, que de nous naturaliser avec les obscurités et les ténèbres qui embrassent le monde où nous sommes; qu’enfin, puisqu’il faut le dire, nous sommes bien plus près de ce que nous appelons l’autre monde, que nous ne le sommes de celui-ci.

Il n’est même pas bien difficile de convenir que c’est par abus que nous nommons l’autre monde le monde où nous ne sommes pas, et que c’est celui-ci qui véritablement est l’autre monde pour nous.

Car si, à la rigueur, deux choses peuvent être autres respectivement l’une pour l’autre, il y a cependant entre elles deux une priorité, soit de fait, soit de convention, qui oblige de regarder la seconde comme autre par rapport à la première, et non pas la première comme autre par rapport à la seconde; puisque ce qui est premier est un et ne peut offrir de différence, comme n’ayant pas de point de comparaison antérieur à soi; au lieu que ce qui est second trouve avant soi ce point de comparaison.

Tel est le cas des deux mondes en question. En effet, je laisse au lecteur à comparer les lumières et les certitudes que nous trouvons dans l’ordre métaphysique, ou dans ce que nous appelons l’autre monde, avec les obscurités, les approximations et les incertitudes que nous trouvons dans celui que nous habitons; et je le laisserai également prononcer si le monde où nous ne sommes pas n’a pas quelques droits à la priorité sur celui-ci où nous sommes, tant par les perfections et les connaissances qu’il nous offre, que par le rang d’ancienneté qu’il paraît avoir sur ce monde d’un jour où nous sommes emprisonnés.

Car il n’y a que les esclaves de l’ignorance et des jugements précipités qui pourraient imaginer de faire descendre l’esprit de la matière, et par conséquent ce que nous appelons l’autre monde de celui-ci, tandis que celui-ci paraîtrait au contraire dériver de l’autre, et ne venir qu’après lui.

Ainsi donc si le monde où nous ne sommes pas, enfin si ce que nous appelons l’autre monde, a, dans tous les genres, la priorité sur celui-ci, c’est vraiment ce monde-ci, ou le monde où nous sommes, qui est l’autre monde, puisqu’il a avant lui un terme de comparaison dont il est la différence; et ce que nous appelons l’autre monde étant un ou le premier, entraîne nécessairement avec soi-même tous ses rapports, et ne peut être qu’un modèle et non pas un autre monde.

Cela nous montre également combien l’Homme-Esprit doit se trouver extraligné en étant emprisonné par les éléments matériels, et combien ces éléments matériels ou ce monde-ci est insuffisant pour signaler la Divinité: aussi, rigoureusement parlant, nous ne sortons jamais de l’autre monde ou du monde de l’Esprit, quoique si peu de gens croient à son existence. Nous ne pouvons douter de cette vérité, puisque, même pour faire valoir les preuves que nous tirons de la matière ou de ce monde-ci, nous sommes obligés de lui prêter les qualités de l’esprit ou de l’autre monde. La raison en est que tout tient à l’esprit, et que tout correspond à l’esprit, comme nous le verrons par la suite.

Ainsi, la seule différence qu’il y ait entre les hommes, c’est que les uns sont dans l’autre monde en le sachant, et que les autres y sont sans le savoir.

(Ministère de l’Homme-Esprit.)

Louis-Claude de Saint-Martin