Tchoang-Tzeu: la mort du cœur

Wieger

Yen yuan [le disciple chéri] dit à Confucius [complètement converti au taoïsme] :

— Maître, quand vous marchez au pas, je vous suis au pas ; quand vous trottez, je vous suis au trot ; quand vous galopez, je vous suis au galop ; mais quand vous vous élancez et quittez le sol, alors je ne puis plus que vous suivre du regard.

— Explique toi, Hoei, dit Confucius.

— Voici, dit Yen-Hoei. Le pas, c’est votre discours ; je puis le suivre. Le trot, c’est votre raisonnement ; je puis le suivre. Le galop, ce sont vos spéculations ; je puis les suivre. Mais ce que je n’arrive pas à saisir, c’est l’influx transcendant [taoïste] par lequel vous persuadez, vous gagnez. Qu’est ce que cela ?

— C’est, dit Confucius, la fascination exercée par mon moi supérieur, ma part de norme universelle, sur le moi, la part de norme de mon auditeur, s’il ne l’a pas éteinte. Médite bien cela ! La plus lamentable des morts, c’est la mort du cœur [l’extinction de la norme] ; elle est bien pire que la mort du corps. L’homme dont le cœur vit, agit sur les cœurs qui vivent, à la manière du soleil qui vivifie le monde. Le soleil se lève à l’orient et se couche à l’occident. Il illumine tous les êtres, qui tous s’orientent vers lui. Avec son apparition, leur action commence ; avec sa disparition, ils deviennent inertes. Tel est le rythme diurne, jour et nuit. Le rythme vie et mort, lui ressemble. Tour à tour, l’être meurt, l’être vit [revit]. Quand il a reçu une forme définie, il la conserve telle jusqu’à la fin de cette existence, période de jour durant laquelle il agit. Puis vient pour lui la mort, période de nuit durant laquelle il se repose. Et ainsi de suite, sans interruption, comme la chaîne des temps. Il redevient un être en fonction de son mérite, mais sait seulement [dans sa nouvelle existence] qu’il est tel de par son destin, sans pouvoir mesurer sa masse précédente [la masse des antécédents moraux, le karma qui pèse sur lui]. A la fin de cette existence, les êtres qui y furent en contact intime [épaule contre épaule], se quittent avec douleur. Que si le survivant cherche à savoir l’état du défunt, c’est bien en vain, car il a cessé d’être lui. S’enquérir de lui, c’est donc chercher à la foire son cheval [volé, lequel a déjà trouvé un autre maître]. Porter le deuil, l’un de l’autre, c’est faire preuve d’un grave oubli [doctrinal ; c’est oublier que l’autre n’existe plus dans sa précédente personnalité]. Il ne faut pas s’affliger de cette cessation de la personnalité comme d’un malheur. Car l’annihilation n’est pas totale. Le moi physique a cessé d’être, c’est vrai, et ce serait une erreur que de penser à lui comme existant. Mais le moi transcendant [la part de norme qui fut à cette personne] subsiste, et l’on peut penser à lui comme existant… C’est par ce moi transcendant, quasi impersonnel, que j’agis sur mes auditeurs. Il n’est pas déplaisant, comme le moi personnel du nommé Confucius. [XXI]


Liou Kia-Hway

Yen Yuan dit à Confucius : « Maître, quand vous marchez au pas, je vous suis au pas; quand vous courez, je vous suis à la course; quand vous galopez, je vous suis au galop; mais quand vous prenez votre essor, je ne puis que vous regarder en écar-quillant les yeux, sans pouvoir vous rejoindre.

— Que veux-tu dire par là ? Houei, dit le Maître.

— Votre marche, répondit Yen Plouei, ce sont vos paroles, je puis les suivre; votre course, ce sont vos raisonnements, je puis les suivre; votre galop, ce sont vos discours sur le Tao, je puis les suivre. Si je ne puis plus imiter votre essor pour vous rejoindre, c’est parce qu’alors vous inspirez confiance sans parler, que vous vous mettez à la portée de tous sans prendre parti, que, sans que vous vous mettiez à leur service, les hommes se [169] présentent au-devant de vous et que personne ne connaît le pourquoi de votre ascendant.

— Voyons cela de plus près, dit Confucius. Rien n’est plus lamentable que notre mort en esprit. Notre mort proprement dite est moins pénible. Le soleil se lève à l’orient et se couche à l’occident. En toute chose, il en va de même des êtres : si leurs yeux voient et si leurs pieds marchent, c’est toujours en fonction de ces transformations. Pour eux, le lever du soleil est la vie et son coucher la mort. Tous les êtres meurent et vivent en dépendance. Après avoir reçu une forme toute faite, nous la conservons jusqu’à la fin de notre existence. Mais comme tous les autres êtres, nous ne cessons de nous mouvoir jour et nuit, sans que personne ne connaisse sa fin ultime. Spontanément pourvu d’un corps, nous ne pouvons connaître d’avance ce que le destin nous réserve et ainsi jour après jour notre vie s’écoule. Toi et moi, nous avons vécu côte à côte, mais tu n’as pas encore saisi cette vérité fondamentale. N’est-ce pas lamentable? Tu n’as remarqué que mes manifestations extérieures, mais celles-ci sont déjà finies et tu es comme quelqu’un qui cherche des chevaux quand la foire est déjà vide et déserte. Tu ne peux pas retrouver mon attitude passée; je ne peux pas retrouver la tienne. Mais quel mal y a-t-il à cela? Bien que tu oublies ce qui est mon passé, il y a pourtant quelque chose en moi qui ne s’oublie pas 9. »


Elorduy

Yen Yüan 1 dijo a Confucio: Cuando Vd., mi maestro, camina a paso, yo le sigo también a paso. Cuando Vd„ mi maestro, corre, yo también corro. Cuando Vd., mi maestro, galopa veloz, también yo galopo; cuando Vd., mi maestro, se precipita raudo y desaparece sin que ni el polvo de su carrera se pueda ver, yo, Hui, quedo atrás mirándole atónito.

El maestro le pregunta: Hui, ¿qué quieres decir con eso? Contestóle: Cuando Vd., mi maestro, camina a paso., también yo le sigo a paso: cuando Vd., mi maestro, dice una cosa, también yo la puedo repetir. Cuando Vd., mi maestro corre, también yo corro: cuando Vd., mi maestro, razona o discute también yo razono o discuto lo mismo. Cuando Vd., mi maestro, galopa, también yo galopo: cuando Vd., mi maestro, habla del Tao, ambién yo, Hui, hablo del Tao. Cuando Vd. mi maestro se precipita raudo y desaparece sin que ni si quiera se vea el polvo de su carrera, yo Hui, quedo atrás mirándole atónito: cuando mi maestro, sin que haya hablado, es creído, sin haberse acercado, se halla rodeado del pueblo por los cuatro costados, cuando, sin medio alguno, hace que la gente acuda a su Merced en gran número, yo quedo plantado, sin saber cómo es esto. Confucio le contesta: ¿Cómo no lo ve su Merced? No hay cosa más deplorable que la muerte del corazón. La misma muerte de la persona es menos deplorable. El sol nace en Oriente y se pone en el extremo occidental. No hay en todos los seres uno que no le tome como norma. Todos los que están dotados de ojos y pies dependen de él para su existencia. Su salida es como el nacer ellos a la vida y su ocaso como su muerte. Así todos los diez mil seres, tras un compás de espera, vienen a morir y, tras otro compás de espera, vuelven a vivir. También yo he recibido una forma o figura determinada que la conservo inmutable hasta mi muerte y ME muevo como los demás seres. Día y noche, sin intervalo, ignorantes del término que nos espera, vamos adquiriendo formas determinadas. Sé que el destino es una cosa que no es posible fijarla de antemano. También yo, Confucio, voy en esta corriente del tiempo. He vivido toda la vida de bracete contigo y te tengo que perder. ¿No es deplorable? Tú comienzas ahora a vivir lo que yo he vivido y ha acabado para mí. Tú lo buscas creyendo que aún existe. Es buscar en el tráfico de un mercado el caballo [que pasó veloz]. Mi olvido de ti será grande lo mismo que el tuyo de mí. Y por qué apenarte. Olvidado mi antiguo yo, ME queda aún el yo cuya pervivencia no se olvida.


Burton Watson

Yen Yuan said to Confucius, “Master, when you walk, I walk; when you trot, I trot; when you gallop, I gallop. But when you break into the kind of dash that leaves even the dust behind, all I can do is stare after you in amazement!”

“Hui, what are you talking about?” asked the Master.

“When you walk, I walk—that is, I can speak just as you speak. When you trot, I trot—that is, I can make discriminations just as you do. When you gallop, I gallop—that is, I can expound the Way just as you do. But when you break into the kind of dash that leaves even the dust behind and all I can do is stare after you in amazement—by that I mean that you do not have to speak to be trusted, that you are catholic and not partisan,2 that although you lack the regalia of high office the people still congregate before you, and with all this, you do not know why it is so.”

“Ah,” said Confucius, “we had best look into this! There is no grief greater than the death of the mind—beside it, the death of the body is a minor matter. The sun rises out of the east, sets at the end of the west, and each one of the ten thousand things moves side by side with it. Creatures that have eyes and feet must wait for it before their success is complete. Its rising means they may go on living, its setting means they perish. For all the ten thousand things it is thus. They must wait for something before they can die, wait for something before they can live. Having once received this fixed bodily form, I will hold on to it, unchanging, in this way waiting for the end. I move after the model of other things, day and night without break, but I do not know what the end will be. Mild, genial, my bodily form takes shape. I understand my fate but I cannot fathom what has gone before it. This is the way I proceed, day after day.

“I have gone through life linked arm in arm with you, yet now you fail [to understand me]—is this not sad? You see in ME, I suppose, the part that can be seen—but that part is already over and gone. For you to come looking for it, thinking it still exists, is like looking for a horse after the horsefair is over.3 I serve you best when I have utterly forgotten you, and you likewise serve ME best when you have utterly forgotten ME. But even so, why should you repine? Even if you forget the old ME, I will still possess something that will not be forgotten!”4

  1. Véase la nota 76.[]
  2. Cf. Analects II, 14: “The gentleman is catholic and not partisan.”[]
  3. Reading k’ung in place of t’ang in accordance with the suggestion of Ma Hsü-lun.[]
  4. This beautiful passage, the exact meaning of which I only dimly follow, presents numerous difficulties of interpretation. The verb fu, which I have translated as “serve,” may be taken in many different ways.[]