J. — Chao-tcheu demanda à T’ai-koung-tiao : Qu’est-ce que les maximes des hameaux ? — Les hameaux, dit T’ai-koung-tiao, ce sont les plus petites agglomérations humaines, d’une dizaine de familles, d’une centaine d’individus seulement, formant un corps qui a ses traditions. Ces traditions n’ont pas été inventées tout d’un coup, à priori. Elles ont été formées, par les membres distingués de la communauté, par addition d’expériences particulières ; comme une montagne est faite de poignées de terre, un fleuve de nombreux filets d’eau. L’expression verbale de ces traditions, est ce qu’on appelle les maximes des hameaux. Elles font loi. Tout va bien dans l’empire, à condition qu’on leur laisse leur libre cours. Tel le Principe, indifférent, impartial, laisse toutes les choses suivre leur cours, sans les influencer. Il ne prétend à aucun titre (seigneur, gouverneur). Il n’agit pas. Ne faisant rien, il n’est rien qu’il ne fasse (non en intervenant activement, mais comme norme évolutive contenue dans tout). En apparence, à notre manière humaine de voir, les temps se succèdent, l’univers se transforme, l’adversité et la prospérité alternent. En réalité, ces variations, effets d’une norme unique, ne modifient pas le tout immuable. Tous les contrastes trouvent place dans ce tout, sans se heurter; comme, dans un marais, toute sorte d’herbes voisinent; comme, sur une montagne, arbres et rochers sont mélangés. Mais revenons aux maximes des hameaux. Elles sont l’expression de l’expérience, laquelle résulte de l’observation des phénomènes naturels. — Alors, dit Chao-tcheu, pourquoi ne pas dire que ces maximes sont l’expression du Principe ? — Parce que, dit T’ai-koung-tiao, comme elles ne s’étendent qu’au champ des affaires humaines, ces maximes n’ont qu’une étendue restreinte, tandis que le Principe est infini. Elles ne s’étendent même pas aux affaires des autres êtres terrestres, dont la somme est à l’humanité comme dix mille est à un. Au-dessus du ciel et de la terre, sont le yinn et le yang, l’immensité invisible. Au-dessus de tout, est le Principe, commun à tout, contenant et pénétrant tout, dont l’infinité est l’attribut propre, le seul par lequel on puisse le désigner, car il n’a pas de nom propre. — Alors, dit Chao-tcheu, expliquez-moi comment tout ce qui est, est sorti de cet infini ? — T’ai-koung-tiao dit : Emanés du Principe, le yinn et le yang s’influencèrent, se détruisirent, se reproduisirent réciproquement. De là le monde physique, avec la succession des saisons, qui se produisent et se détruisent les unes les autres. De là le monde moral, avec ses attractions et ses répulsions, ses amours et ses haines. De là la distinction des sexes, et leur union pour la procréation. De là certains états corrélatifs et successifs, comme l’adversité et la prospérité, la sécurité et le danger. De là les notions abstraites, d’influence mutuelle, de causalité réciproque, d’une certaine évolution circulaire dans laquelle les commencements succèdent aux terminaisons. Voilà à peu près ce qui, tiré de l’observation, exprimé en paroles, constitue la somme des connaissances humaines. Ceux qui connaissent le Principe, ne scrutent pas davantage. Ils ne spéculent, ni sur la nature de l’émanation primordiale ni sur la fin éventuelle de l’ordre des choses existant. — Chao-tcheu reprit : Des auteurs taoïstes ont pourtant discuté ces questions. Ainsi Ki-tchenn tient pour une émanation passive et inconsciente, Tsie-tzeu pour une production active et consciente. Qui a raison ? — Dites-moi, fit T’ai-koung-tiao, pourquoi les coqs font-ils kikeriki, pourquoi les chiens font-ils wouwou ? Le fait de cette différence est connu de tous les hommes, mais le plus savant des hommes n’en tira jamais le pourquoi. Il en est ainsi, de par la nature ; voilà tout ce que nous en savons. Atténuez un objet jusqu’à l’invisible, amplifiez-le jusqu’à l’incompréhensible, vous ne tirerez pas de lui la raison de son être. Et combien moins tirerez-vous jamais au clair la question de la genèse de l’univers, la plus abstruse de toutes. Il est l’œuvre d’un auteur, dit Tsie-tzeu. Il est devenu de rien, dit Ki-tchenn. Aucun des deux ne prouvera jamais son dire. Tous deux sont dans l’erreur. Il est impossible que l’univers ait eu un auteur préexistant. Il est impossible que l’être soit sorti du néant d’être. L’homme ne peut rien sur sa propre vie, parce que la loi qui régit la vie et la mort, ses transformations à lui, lui échappe; que peut-il alors savoir de la loi qui régit les grandes transformations cosmiques, l’évolution universelle ? Dire de l’univers « quelqu’un l’a fait » ou « il est devenu de rien », ce sont là, non des propositions démontrables, mais des suppositions gratuites. Pour moi, quand je regarde en arrière vers l’origine, je la vois se perdre dans un lointain infini; quand je regarde en avant vers l’avenir, je n’entrevois aucun terme. Or, les paroles humaines ne peuvent pas exprimer ce qui est infini, ce qui n’a pas de terme. Limitées comme les êtres qui s’en servent, elles ne peuvent exprimer que les affaires du monde limité de ces êtres, choses bornées et changeantes. Elles ne peuvent pas s’appliquer au Principe, qui est infini, immuable et éternel. Maintenant, après l’émanation, le Principe duquel émanèrent les êtres, étant inhérent à ces êtres, ne peut proprement être appelé l’auteur des êtres ; ceci réfute Tsie-tzeu. Le Principe inhérent à tous les êtres, ayant existé avant les êtres, on ne peut pas dire proprement que ces êtres sont devenus de rien ; ceci réfute Ki-tchenn. Quand on dit maintenant le Principe, ce terme ne désigne plus l’être solitaire, tel qu’il fut au temps primordial ; il désigne l’être qui existe dans tous les êtres, norme universelle qui préside à l’évolution cosmique. La nature du Principe, la nature de l’Etre sont incompréhensibles et ineffables. Seul le limité peut se comprendre et s’exprimer. Le Principe agissant comme le pôle, comme l’axe, de l’universalité des êtres, disons de lui seulement qu’il est le pôle, qu’il est l’axe de l’évolution universelle, sans tenter ni de comprendre ni d’expliquer.
Tchoang-tzeu, 25.