Chapitre II. — Les différentes catégories de récits.
Définitions courantes de la fable, du conte, de la légende et du mythe. — Critique de ces définitions. — Les légendes totémiques et les contes d’animaux. — Les définitions adoptées.
On pourrait donc distinguer deux classes de récits : ceux qui ont une valeur esthétique et ceux qui en ont une avant tout utilitaire. Mais les récits peuvent aussi se classer d’après leur contenu, c’est-à-dire d’après les thèmes, les croyances et la qualité des personnages.
Voici quelles distinctions on trace couramment entre les diverses catégories de récits à ce point de vue.
Par fable, on entend un récit en vers à personnages animaux doués de qualités humaines ou qui agissent comme s’ils étaient des hommes. Eu prose, ce récit est dit conte d’animaux.
Le conte serait un récit merveilleux et romanesque, dont le lieu d’action n’est pas localisé, dont (22) les personnages ne sont pas individualisés, qui répondrait à une conception « enfantine » de l’univers, et qui serait d’une « indifférence morale » absolue. Comme disent les Gesta Romanorum : « Erat quidam rex in cujus imperio quidam pauper habitabat…… Ou encore : En un royaume de la Chine, vivait un prince beau comme le jour….
Dans la légende, le lieu est indiqué avec précision, les personnages sont des individus déterminés, leurs actes ont un fondement qui semble historique et sont de qualité héroïque.
Enfin le mythe serait, en somme, une légende localisée en des régions et en des temps hors de l’atteinte humaine et à personnages divins.
Mais ce sont là des définitions qui datent d’une période où la connaissance approfondie des littératures orales du monde entier débutait à peine. Non seulement elles se sont montrées à l’usage trop étroites, mais en fait, il est impossible dans l’immense majorité des cas de discerner à laquelle de ces catégories un récit déterminé appartient exactement.
Ainsi chez les populations au stade du totémisme ont cours des récits à personnages animaux. (23) Mais ces animaux sont des totems, c’est-à-dire les ancêtres et les apparentés des groupements humains. « Au commencement, dit un récit australien (tribu Dieri), la terre s’ouvrit au milieu du lac Perigundi et il en sortit un totem après l’autre : le corbeau, le perroquet, l’émou et ainsi de suite. Comme ils n’étaient encore qu’incomplètement formés et sans membres ni organes des sens, ils se couchèrent sur les dunes. Etendus au soleil, leur force s’accrut, et leur vigueur, en sorte qu’enfin ils se levèrent hommes et s’en allèrent dans toutes les directions. »
On voit nettement que le totem est un être à la fois animal et humain, conception qui se retrouve dans les fables d’Ésope et même dans celles de La Fontaine. Car tous deux laissent entendre que si les animaux peuvent se conduire d’une façon humaine les hommes peuvent aussi se conduire d’une façon animale, mais ceci dans le domaine moral et physique.
Or le stade intermédiaire entre la légende australienne et la fable européenne constitue une vaste catégorie de récits qui se rencontrent à peu près partout, les plus connus étant ceux d’Afrique.
L’éléphant, roi des animaux, convoqua un jour (24) tous ses sujets sous peine de mort. Tous répondirent à l’appel, sauf l’escargot. Le palabre eut lieu sous la présidence de l’éléphant-roi et tirait à sa fin quand les animaux se mirent à crier : « l’escargot, voilà l’escargot ! » et le virent s’approcher tout tremblant. « D’où viens-tu ? cria l’éléphant. — De mon village. — Et pourquoi si tard ? N’as-tu pas reçu mon messager ? — Je l’ai reçu, ô père éléphant, et ME suis mis en route aussitôt. Mais tu ne m’as donné qu’un pied pour marcher, les branches m’aveuglaient, et je redoute le froid et la pluie. C’est pourquoi je suis retourné chez moi et ME suis décidé à emporter ma case sur mon dos. » L’éléphant-roi rit beaucoup et longtemps de ce discours. Puis : « Tu as bien parlé, père escargot. Désormais tu auras tes yeux au bout de cornes et tu pourras les rentrer, ainsi les branches ne pourront plus te frapper. Mais pour te punir d’avoir manqué le palabre, tu porteras toujours ta maison sur ton dos ». Ainsi fit-il depuis. Après tout, ajoutent les Pahouins, dont ceci est un récit favori, ce n’est pas une grande punition : de cette façon l’escargot n’a pas à travailler pour se construire une maison.
Le fait remarquable, c’est que la plupart des (25) animaux qui jouent un rôle dans ces récits en jouent un aussi dans les récits sur la formation et l’organisation du monde et des sociétés et par suite sont alors des héros civilisateurs et presque des divinités.
Cet amalgame, d’autant plus frappant qu’on a affaire à des populations plus frustes, a pour nous ce sens que la fable sous sa forme moderne est un point extrême de toute une catégorie de récits qui a pour autre forme extrême la légende totémique. On aura remarqué que le récit australien cité est localisé et précis : il y est parlé d’un certain lac et les totems sont uniquement ceux qui constituent la tribu Dieri de l’Australie centrale. Ainsi la fable se rattache directement à ce qu’on dit être la légende et sauf pour les cas extrêmes, une distinction rigoureuse est ici impossible.
On arrive au même résultat en étudiant les contes merveilleux. L’histoire de l’éléphant et de l’escargot est en un sens un conte, car elle est irréelle pour nous, et divertissante ; les personnages sont un éléphant et un escargot quelconques et le lieu du palabre n’est pas indiqué. Les Contes de Perrault répondent à la définition courante : mais il y a des variantes orientales qui sont localisées et individualisées, (26) et qui sont par suite des légendes.
La difficulté est plus grande encore pour distinguer le mythe de la légende. Un récit à personnages divins peut ne pas être localisé, l’action peut se dérouler en lieu quelconque. D’autre part il est souvent difficile de déterminer la vraie qualité du héros. Ainsi les historiens des religions disputent à certains personnages surnaturels australiens ou américains la qualité de dieu, au point que depuis peu un terme moins précis tend à s’implanter, celui de All-Fathers, Pères-de-tous-et-de-tout.
Autre terme vague, celui de héros civilisateur. À quel moment Héraclès peut-il être qualifié, ou a-t-il été qualifié de dieu ? Et toutes les catégories de démons ! Bref, en ne tenant compte que de la qualité des personnages, on n’arrive pas à établir don critériums précis de différenciation entre la légende et le mythe.
Si, par contre, on adopte la définition préférée en Allemagne, d’après laquelle ne sont des mythes que les récits qui se rapportent aux phénomènes naturels (ciel, tonnerre, astres), on se heurte à une nouvelle difficulté. Ces phénomènes naturels sont tantôt considérés comme tels, tantôt personnifiés et on ne voit pas pourquoi un récit serait qualifié (27) de mythe quand le personnage est par exemple le Ciel même, et de légende si c’est un Dieu-Ciel. De même pour le Tonnerre et les Dieux-Tonnerre. Dans la plupart des cas, il est à peu près impossible d’arriver à discerner s’il s’agit dans le récit d’un phénomène naturel ou de la divinité qui s’identifie à lui.
En présence de ces difficultés, on a essayé d’établir les définitions sur d’autres bases que sur le contenu même des thèmes. Inutile de discuter la tentative fondée sur la distinction entre « création individuelle » et « création collective ». Dans quelques cas, sans doute, on peut surprendre l’un ou l’autre modes de création au moment même de leur activité.
Mais quand il s’agit de thèmes qui ont déjà un certain âge, on ne sait plus à quoi s’en tenir, pas plus qu’on ne peut, en voyant une machine à imprimer moderne reconnaître l’auteur de chacun des perfectionnements de détail par l’accumulation desquels eue est arrivée à sa constitution actuelle. Même avec l’écriture, les archives, les journaux, les revues, nous n’arriverions pas non plus à nommer les inventeurs réels de la bicyclette, de l’automobile, do la locomotive. En désespoir de cause, on (28) choisit l’un des noms qui se présentent et on crée ainsi un inventeur unique révéré des enfants et des foules, par un procédé de simplification inexacte qui est celui-là même qui a présidé autrefois à la création des héros civilisateurs légendaires.
Vient enfin la distinction psychologique. Sont alors légendes et mythes, les récits qui sont objet de croyance ; sont contes, fables, etc., ceux qui ne sont pas objet de croyance. Et avec un degré de précision de plus : sont mythes les récits objets de croyance qui se traduisent par des actes magiques et religieux.
En théorie, ces définitions sont excellentes, parce qu’il existe en effet une ligne de démarcation très nette, absolue, entre le profane et le sacré. La difficulté consiste seulement à discerner quand et où un même récit ou thème est, ou non, « objet de croyance ». L’enfant croit-il à l’existence du Petit Poucet ou de Cendrillon ? Où rangera-t-on les « contes merveilleux », dont les personnages sont des fées, des ogres, où l’on parle d’objets magiques, de métamorphoses ? Ne serait-ce pas là des légendes, bien que non localisées et à personnages non individualisés ?
D’autre part, certains récits à personnages nettement (29) divins ne se traduisent pas en acte, et s’il s’agit de récits classiques, rien ne prouve qu’à un moment donné ils aient fait partie, comme éléments essentiels, des cérémonies religieuses. Par contre la récitation des poèmes homériques faisait partie de cérémonies de cet ordre et le caractère sacré de leur récitation est prouvé par les invocations dont on les faisait précéder, les « hymnes homériques ».
Toutes les définitions proposées sont donc à la fois exactes et inexactes : chacune d’elles embrasse un groupe plus ou moins considérable de faits, sans tenir compte des cas intermédiaires, qui ne sont négligeables ni par leur nombre, ni par leur diffusion.
Il n’y a là rien le honteux pour la science, ni, j’espère, de désagréable au lecteur. Ce qui surprendrait, c’est qu’une activité humaine quelconque pût être définie par des formules rigides et étroites. Toute activité, la production littéraire comme les autres, est soumise au jeu libre des forces, jeu illogique et irrationnel dont l’homme s’accommode comme il peut.
Quoi qu’il en soit, les termes dont il s’agit seront donc employés ici d’abord avec leur sens ordinaire (30) et avec leur sens scientifique récent, quitte à préciser davantage au fur et à mesure que se présenteront des cas particuliers. C’est-à-dire qu’on entendra par légende un récit localisé, individualisé et objet de croyance et par mythe une légende en relation avec le monde surnaturel et qui se traduit en acte par des rites.