Je n’ai pas », dit Rumi, « chanté le Mathnawi pour qu’on le porte sur soi, qu’on le répète, mais pour qu’on mette ce livre sous ses pieds et qu’on vole avec lui.
La littérature persane, dans son ensemble, est particulièrement riche en images. La tradition des maîtres du Soufisme ne s’est pas contentée d’utiliser les possibilités que lui offrait le génie de la langue; elle y adjoignit tous les procédés qu’elle jugeait favorables à la transmission d’une doctrine mystique, à l’établissement d’un « pont » entre le sensible et l’intelligible. Les récits quraniques et les exemples tirés de la Sunna, les thèmes folkloriques aussi, viennent constituer « un arsenal de clichés mentaux, mis à la portée de la méditation de chacun » et sur lequel l’esprit se trouve « en prise directe ». A la suite de poètes mystiques tels que Sanai et Attar, dont Djalal-ud-Din disait : « Attar fut l’âme (du mysticisme) et Sanai fut ses yeux, je n’ai fait que suivre leurs traces », le vaste Mathnawi de Rumi fera au symbolisme une place essentielle.
On a pu comparer cette œuvre au Paradis perdu de Milton, à la Divine Comédie de Dante. C’est un foisonnement d’anecdotes, laissées, puis reprises, sans liens apparents, qui se rejoignent en vertu d’affinités cachées entre les significations spirituelles susceptibles de leur être attribuées, et qui utilisent des images familières, souvent pleines d’humour et de réalisme. Leur multiplicité ne doit pourtant pas faire perdre de vue l’idée directrice: le but de cette ample Théodicée, c’est d’être l’instrument d’une initiation, d’une connaissance salvatrice.
« Je n’ai pas », dit Rumi, « chanté le Mathnawi pour qu’on le porte sur soi, qu’on le répète, mais pour qu’on mette ce livre sous ses pieds et qu’on vole avec lui. Le Mathnawi, c’est l’échelle de l’ascension vers la vérité ; tu ne dois pas mettre cette échelle autour de ton cou et aller de ville en ville, car de la sorte tu ne pourras jamais toucher le dôme céleste : si tu agis ainsi, tu ne réussiras pas dans la recherche du but de ton cœur. »
Tout, et même ce qui pourrait paraître accidentel ou trivial, doit être considéré dans cette même perspective:
« Mes facéties n’en sont pas, elles sont un enseignement, elles sont destinées à diriger le peuple et à lui faire comprendre ma pensée. » Il ajoute : « Si les mystiques se servent de comparaisons et d’images, c’est afin qu’un homme au cœur aimant mais à l’esprit faible puisse saisir la vérité. »
Dans son traité de Fihi-ma-fihi, Rumi se défend de faire de l’art pour l’art, et parle d’écrire des vers en guise de distraction. Une telle déclaration peut surprendre de la part du très grand poète qu’est l’auteur des Rubaiyat et du Diwan, qui sont des chants d’amour, de douleur, de joie ou de nostalgie, dont l’expression lyrique semble bien être en elle-même une fin, sans que nulle intention didactique ne vienne s’y mêler. Le symbolisme apparaît ici comme le prolongement d’un élan, qui s’y informe et s’en revêt pour tenter de communiquer l’indicible, en fixant l’instantanéité d’une vision fugitive: telle cette image de la quête de Dieu par l’âme :
« J’ai cherché une âme dans la mer — Et j’y ai trouvé un corail.
Sous l’écume à mes yeux — un océan se déploya.
Dans la nuit de mon cœur — Le long d’un chemin étroit
J’ai creusé ; et la lumière a jailli : — Une terre infinie de jour. »
Ce symbolisme a beau évoquer de profondes significations mystiques, nous restons dans l’ordre de l’esthétique.
Or, comme le note Jean Baruzi à propos de saint Jean de la Croix, « L’œuvre mystique, même si elle est composée par un poète, groupe des images qui nous orientent vers un monde qui ne peut être l’objet d’une contemplation esthétique. » L’intention directrice du Mathnawi étant la transmission d’une doctrine ésotérique, c’est dans une acception beaucoup plus large qu’au sujet des œuvres lyriques, qu’il conviendra d’employer ici le terme de symbolisme: c’est sa valeur instrumentale de langage largo sensu, c’est-à-dire de médiation, qui nous retiendra. Si le trait commun de ces deux sortes de symbolisme — lyrique ou esthétique dans les Quatrains ou le Diwan de Shams-e Tabriz, dialectique ou initiatique dans le Mathnawi — est un même pouvoir de suggestion, les moyens mis en œuvre dans le second cas seront d’une diversité plus grande. Nous nous attacherons à la fin à laquelle ils tendent, plutôt qu’à la spécificité des figures, qu’il s’agisse de métaphores, de mythes, ou de symboles au sens strict.
On sait d’ailleurs la difficulté qu’il y a à définir le symbole; et plutôt que de recourir exclusivement à l’étymologie qui rattache directement ce mot au grec σύμβολον, qui est un signe de reconnaissance, il faut aussi songer à tout ce qu’un autre substantif grec, συμβολή, évoque: «idée de rencontre, de jonction, de fusion, rapprochement des lèvres ou des paupières, etc. », ce qui permet de définir le langage symbolique, dans l’œuvre de mystiques tels que saint Jean de la Croix ou Rumi, comme « l’expression de la rencontre entre la Présence Absolue et la réalité contingente », expression qui tend, dans l’enseignement d’un maître spirituel, à créer à son tour en celui qui la reçoit la possibilité d’une telle rencontre. Seul un tel langage permet la révélation d’une vérité totale, saisie selon la mesure de chacun, et qui ne peut s’exprimer par aucun autre mode, l’ouverture vers une réalité perçue intuitivement, synthétiquement, sans mouvement discursif, où se réconcilient les contraires en une unité qui les transcende. A des points de vue, ou des niveaux, bien différents, nous retrouvons cette notion, fondamentale dans l’Islam mystique en général, et chez Rumi en particulier, de l’unité sous-jacente au multiple. Rumi nous le disait tout à l’heure, il n’existe dans le Mathnawi que l’Un, et c’est commettre le péché de shirk que de se contenter de prendre plaisir aux anecdotes qui le composent, sans en rechercher le sens profond (mani). Tous ces personnages qui apparaissent et disparaissent dans le Mathnawi ne font-ils pas, d’ailleurs, penser au théâtre d’ombres, ou à ces marionnettes dont parle Ghazali, qui passent un instant sur la scène du monde, car « Dieu seul est permanent ».
Sur un plan plus proprement psychologique, l’abondance même des figures tend à écarter le risque qui consiste à se laisser prendre au piège des aspects purement phénoménaux de la Réalité: ou, comme le dit Suso, « Afin de chasser des images par des images, je veux te montrer ici, par la figure d’un langage donné, autant du moins que cela est possible, ce sens vide d’images lui-même.»
D’un point de vue purement littéraire, notons enfin qu’il s’agit d’une loi du genre, par imitation de la multiplicité des récits dans le Quran.
En ce qui concerne leur efficacité pédagogique, les récits du Mathnawi ont la valeur de paraboles : ils transmettent une morale, une vérité mystique, sous une forme accessible, concrète, frappant l’imagination et permettant de s’en souvenir aisément. L’anecdote demeure plus ou moins cachée dans la mémoire, mais lorsqu’elle se présente à nouveau à l’esprit sous forme parfois d’une vague réminiscence, elle est lourde de toute sa signification profonde et de sa logique interne. Elle condense aussi tous les sens qu’elle est susceptible de comporter et qui peuvent, l’heure venue, se déployer, à la façon de ces fleurs japonaises comprimées dont parle Proust, s’épanouissant dans l’eau qui les fait revivre.
Par ailleurs, comme ils sont souvent choisis, nous l’avons dit, dans un folklore dont les légendes actualisent un certain nombre d’archétypes fondamentaux — que l’on retrouve à toutes les époques dans les civilisations et chez les peuples les plus divers — ils bénéficient de toutes ces résonances plus ou moins subconscientes qui en prolongent l’écho.