Il y a un texte védique où nous pouvons, mieux qu’en aucun autre, suivre pas à pas la genèse de l’idée de « l’unité dans la totalité » ; cet ouvrage, qui mérite d’être compté parmi les plus significatifs de toute la littérature védique, est le Brâhmana des cent sentiers.
Le Brâhmana des cent sentiers nous montre d’abord comment, du sein de cette masse confuse d’idées, se dégage et passe au premier plan la notion du moi : les Indiens le nomment l’Âtman (littéralement : le souffle) ; c’est le sujet, support et racine de toutes les forces et de toutes les fonctions vitales de l’homme. Le corps humain est pénétré tout entier par les souffles vitaux (prâna) : le seigneur suzerain de tous ces souffles vitaux est l’Âtman ; il est le pouvoir central, dont l’action créatrice s’exerce dans les profondeurs de la vie personnelle, le souffle vital « innommé » dont tous ceux qui ont des noms tirent leur existence : « Dix sortes de souffles en vérité, dit le Brâhmana, habitent dans l’homme ; l’Âtman est le onzième, et sur lui reposent les souffles vitaux. » Et encore : « L’Âtman est au milieu, les souffles vitaux alentour. »
Voilà donc un point central trouvé dans le domaine de la personnalité humaine avec ses membres et ses facultés ; la puissance qui est le principe agissant de toutes les manifestations extérieures de la vie. Et cette conception de l’Âtman était, de ce fait, prédestinée à jouer un rôle prépondérant dans le mouvement intellectuel qui mène à l’idée d’une âme universelle, embrassant et vivifiant le monde entier. Car, tout ce que le penseur indien a reconnu dans son moi particulier, il le transpose inévitablement dans le monde extérieur : pour lui le microcosme et le macrocosme se reflètent perpétuellement l’un dans l’autre et, de chaque côté, des formations analogues se font réciproquement pendant1. L’œil humain est semblable à l’œil cosmique, le soleil, et, à la mort de l’homme, se réunit à lui ; pareils aux souffles vitaux de l’homme, les dieux jouent, dans l’ensemble des choses, le rôle de souffles vitaux du monde ; l’Âtman aussi, substance et centre du moi, ne demeure pas enfermé dans les limites de la personne humaine, il devient la force créatrice qui meut le grand corps de l’univers2. Lui, le roi des souffles vitaux, il est en même temps le roi des dieux, le créateur des êtres, et de son moi sont émanés les mondes : l’Âtman est Prajâpati. Le mot est même prononcé : « L’Âtman est le Tout », « l’Âtman est l’univers ». Mais pour le moment ce n’est encore là qu’un jeu de l’imagination entre mille autres ; une foule confuse d’autres images se pousse à son tour en avant et détourne les regards de l’Âtman et de son identité avec l’univers : mais la formule n’en a pas moins été prononcée ; elle continue son travail caché et attend l’époque où, de nouveau, l’on se souviendra d’elle.
On connaît la forme typique sous laquelle les textes à allégories de la littérature védique ont coutume de présenter deux fois la même doctrine, une fois « par rapport aux êtres » ou « par rapport aux divinités » (adhibhûtam, adhidevatam), puis d’une façon minutieusement parallèle « par rapport au moi (adhyâtmam). Deux exemples peuvent suffire ici :
— Taittirîya Âranyaka, VII, 7 :
« Terre, air, ciel, régions du monde, régions intermédiaires — feu, vent, soleil, lune, étoiles — eau, plantes, arbres, air, âtman : voilà par rapport aux êtres. Voici maintenant par rapport au moi : Le souffle inspiré, le souffle expiré, le souffle exhalé par en haut, le souffle exhalé par en bas, le souffle rassemblé. — Œil, oreille, pensée, voix, toucher. — Peau, chair, tendons, os, moëlle. En considérant cela, le sage a dit : « Quintuple en vérité est cette existence tout entière. Par l’ensemble des cinq (éléments du for intérieur) il possède l’ensemble des cinq (éléments du monde extérieur).
— Chândogya Upanishad, IV, 3, 1 et sqq. :
« Le vent en vérité est l’absorption. Quand le feu s’en va, il s’en va dans le vent. Quand le soleil s’en va, il s’en va dans le vent. Quand la lune s’en va, elle s’en va dans le vent. Quand l’eau s’évapore, elle s’en va dans le vent. Car le vent absorbe toute chose. Voilà par rapport aux divinités : voici maintenant par rapport au moi. Le souffle en vérité est l’absorption. Quand l’homme dort, sa voix s’en va dans le souffle, et ainsi font sa vue, son ouïe, sa pensée. Car le souffle absorbe tout. Ce sont en vérité les deux absorptions : le vent parmi les divinités, le souffle parmi les souffles vitaux.
Ces passages feront suffisamment sentir combien les Indiens étaient habitués à établir entre le moi et l’univers une étroite et perpétuelle correspondance. Le second montre également à quel point on avait coutume de se représenter les différents éléments du macrocosme et du microcosme comme se ramenant à un seul et même élément fondamental en qui ils se rejoignent et s’absorbent. ↩
Voici un passage caractéristique :
« Agni (le dieu du feu) repose en ma parole… ; Vâyu (le dieu du vent) repose en mon souffle ; le soleil repose en mon œil ; la lune repose en mon esprit… ; l’Âtman repose en mon âtman.
Taittirîya Brâhmana, III, 10, 8 ; cf. sur ce point Deussen, Allg. Gesch. der Philosophie, I, p. 178). On le voit, le parallélisme entre les diverses parties (ou organes) de la personnalité et les diverses puissances cosmiques, prises une à une, aboutit à ceci qu’à l’âtman humain s’oppose, comme pendant, un âtman de l’univers. ↩