Je vais maintenant raconter une vieille histoire
Comment la Foi commença et grandit
Jusqu’à sa pleine perfection ; oui, et je raconterai encore
Comment ensuite elle s’est fanée jusqu’à ressembler
A un vêtement décoloré. Après cela
Je vous réserve une vraie gemme de science
Que vous pouvez acquérir si vous voulez bien prêter attention à mes paroles
Une connaissance débordante, pour décaper le cœur
De la souillure et de la rouille et le rendre net et brillant
Véridique est ma connaissance, nette et éloquente
Précieuse autant que perles et rubis de grand prix
Par la Grâce Divine je montre la vérité
Que Dieu lui-même m’enseigna parce que je vis
En ce siècle déconcertant au delà de l’expression
Cruel et terrible, où il nous faut
Sans plus tarder une affirmation de notre foi
Doublée de preuves rationnelles
L’Islam a été magnifiquement célébré…
Comme les deuillants louent leur très cher disparu !
Ces vers sont empruntés à Ahmad b. ‘Asim al-Antâkî d’Antioche, né à Wasit (Iraq) en 140/ 757 et mort à Damas en 215/830. Ils reflètent exactement l’état d’esprit des dévots au début du califat des Abbassides. Les prodigieuses conquêtes du Ier siècle de l’Islam avaient comblé de richesses et d’un pouvoir immense des gens étrangers à la « Maison du Prophète », qui régnaient sur de vastes territoires et menaient dans leur palais une existence d’oisiveté et de paresse, bien faite pour scandaliser les âmes simples.
La pieuse légende exempte de pareils excès les premiers compagnons et disciples de Mahomet : eux n’abusèrent jamais de leur condition privilégiée pour abdiquer la dignité simple et l’austérité de moeurs qu’ils avaient apprises du Prophète.
Lorsque Abu Bakr ayant hérité du pouvoir, l’univers entier vint à lui dans l’abaissement, il ne releva pas la tête pour cela ni n’afficha de prétentions ; il portait un seul vêtement qu’il agrafait avec deux épingles, ce qui lui valut le surnom de « l’homme aux deux épingles ». ‘Umar b. al-Khattab, qui régna lui aussi sur l’univers entier, se nourrissait de pain et d’huile d’olive ; ses vêtements étaient rapiécés en une douzaine de places, parfois avec des bouts de cuir ; et pourtant les trésors de Chosroès et de César lui furent ouverts. ‘Uthman, lui, ne se distinguait pas de ses esclaves par la mise ou l’apparence ; on le vit un jour sortir de l’un de ses vergers avec un fagot de bois mort sur le dos ; interrogé à ce sujet, il répondit : « Je voulais voir si mon âme refuserait. » Lorsque ‘Ali accéda au pouvoir, il s’acheta une ceinture de quatre dirhams et une chemise de cinq ; trouvant trop longues les manches de son vêtement, il alla demander à un savetier son tranchet pour en couper la partie qui dépassait le bout de ses doigts ; et pourtant le même homme partagea le monde en droite et gauche1.
C’est ainsi qu’al-Kharrâz, un mystique fameux du ine/ixe siècle, se représentait les « Califes vertueux » et cette réputation de sainteté était générale. Avec l’avènement du rusé Mu’âwiya (661-680), tout changea et la politique donna le pas aux calculs temporels sur les inspirations de l’idéal spirituel ; le fils et héritier de Mu’âwiya, Yazîd (680-833) était un ivrogne invétéré. Le transfert de la capitale de La Mecque à Damas illustre, à lui seul, le déclin de la piété : la mollesse syrienne évince l’ascétisme viril de l’Arabie. Un jour viendra où une nouvelle capitale outrageusement somptueuse, Bagdad, surgira sur les ruines de l’ancien empire perse, dans un pays où l’arabe était presque une seconde langue ; ce jour-là, la décadence sera consommée.
Devant une telle situation, une solution restait pour les âmes religieuses, se retirer de plus en plus d’une société visiblement engagée dans la voie de la damnation. Bien des gens qui avaient vu le Prophète furent réduits à choisir cette solution, dans leurs dernières années, pour marquer leur horreur de la corruption qui régnait en haut lieu. Conscients d’avoir pour eux l’intégrité et la justice, ils ne craignirent pas de fulminer condamnation et de prédire l’imminence du châtiment divin. Et cela devint un divertissement de bon ton dans les cercles puritains de s’amuser à écouter les éloquentes jérémiades des fidèles de la vieille école.
L’impiété califale connut une honorable exception dans la personne d”Umar b. ‘Abd ‘Al-Azîz (717-720) célébré pour sa vertu en même temps que pour sa correspondance avec al-Hasan Al-Basrî (mort 110/728), un éminent théologien de la première heure renommé pour sa piété et son ascétisme et que les soufis revendiquent pour un de leurs plus anciens et plus distingués partisans. Le message d’al-Hasan illustre typiquement l’ascèse des débuts et ne laisse rien pressentir de la théosophie qui se développera plus tard. Qu’on en juge par cette lettre adressée à son auguste protecteur2 :
Garde-toi de ce monde avec toute ta prudence ; il ressemble au serpent, doux au toucher mais dont le venin est mortel. Détourne-toi de tout ce qui t’enchante en lui, pour le peu de temps que tu as à passer dans sa compagnie. Dépouille-toi de ses soucis, car tu as vu ses hasards soudains et tu sais que tu en seras séparé ; supporte fermement ses épreuves pour la facilité qui sera bientôt la tienne. Plus il te plaît, plus tu dois te défier de lui ; chaque fois que l’homme de ce monde se sent assuré dans un de ses plaisirs, le monde le jette dans quelque désagrément ; quand il en obtient une partie et s’y niche, le monde brusquement le met sens dessus dessous. En outre, garde-toi de ce monde, car ses espoirs sont mensonges et ses attentes faussetés. Sa facilité n’est que difficulté, sa limpidité que boue. Voilà où est le danger : ou félicité éphémère, ou calamité soudaine, ou douloureuse affliction, ou ruine sans remède. Dure est la vie d’un homme qui est prudent dangereuse s’il est à l’aise, à l’affût sans cesse de la catastrophe, assuré de sa perte finale. Le Tout-Puissant n’eût-il pas porté condamnation sur le monde, ni inventé pour cela une parabole, ni ordonné aux hommes de s’en abstenir, le monde seul suffirait à éveiller le dormeur et à secouer l’étourdi ; à combien plus forte raison, quand Dieu lui-même nous a adressé une mise en garde contre lui et une exhortation à son propos. Car ce monde n’a ni poids ni valeur devant Dieu ; il est si léger qu’il ne pèse même pas devant Dieu autant qu’un galet ou une motte de terre ; comme il a été dit, Dieu n’a rien créé qui lui soit plus odieux que ce monde et, du jour où il l’a créé, il ne l’a plus regardé tant il le hait. Il a été proposé à notre Prophète avec toutes ses clés et ses trésors, et cela ne l’aurait pas diminué aux yeux de Dieu du poids de l’aile d’un moucheron, mais il a refusé ; rien pourtant ne l’empêchait d’accepter — puisqu’il n’y a rien qui puisse le diminuer aux yeux de Dieu — mais parce qu’il savait que Dieu haïssait une chose, il la haïssait aussi, que Dieu méprisait .une chose et il la ravalait aussi. Eût-il accepté, son acceptation eût prouvé qu’il l’aimait mais il a dédaigné d’aimer ce que son Créateur haïssait et d’exalter ce que son Souverain avait abaissé. Mahomet, quand il avait faim, s’attachait une pierre au ventre ; Moïse, lui, la peau de son ventre paraissait aussi verte que le gazon à cause de tout cela ; il ne demanda rien à Dieu le jour où il se réfugia dans l’ombre, sauf la nourriture quand il eut faim. Il est dit de lui dans les histoires que Dieu lui révéla : « Moïse, quand tu vois s’approcher la pauvreté, dis : « Bienvenue à l’insigne du juste ! » et quand tu vois s’approcher la richesse : « Voici une faute dont le châtiment a été décidé jadis. » Si tu le permets, on peut nommer en troisième lieu le Maître de l’Esprit et de la Parole (Jésus), car il y a une merveille dans ses choses ; il avait coutume de dire : « Mon pain quotidien est la faim, mon insigne est la crainte, mon vêtement la laine, ma montagne mon pied, ma lanterne nocturne la lune, mon feu de jour le soleil, mon fruit et mes herbes fragrantes les choses que la terre produit pour les bêtes sauvages et le bétail. Toute la nuit je n’ai rien et pourtant personne n’est aussi riche que moi ! ». Et si tu le permets, on peut nommer en quatrième lieu David qui ne fut pas moins admirable que ceux-ci : il mangeait de l’orge dans sa chambre et nourrissait sa famille de son, mais son peuple de fleur de froment ; la nuit venue, il revêtait un sac et enchaînait ses mains à son cou et pleurait jusqu’à l’aube, se nourrissant d’une nourriture grossière et portant des vêtements de crin. Tous ces gens ont haï ce que Dieu hait et méprisé ce que Dieu méprise ; dans la suite, les justes sont entrés dans leur chemin et ont serré la trace de leurs pas.
On voit déjà s’affirmer ici l’importante théorie soufie suivant laquelle les prophètes eux-mêmes ont pratiqué la pauvreté et la privation. On notera aussi qu’al-Hasan al-Basrî attribue à Jésus et à David les pratiques d’austérité qui distinguaient si nettement les ascètes soufis contemporains, sans excepter le port du froc de laine. Ibn Sîrîn (mort 110/ 728), un célèbre savant contemporain d’al-Hasan, qui attaqua les principes et les pratiques de celui-ci sur plusieurs points3, condamne en particulier le port de la laine (sûf), que certains dévots affectaient déjà de porter pour imiter Jésus. Ibn Sîrîn, lui, « préfère suivre l’exemple de notre Prophète qui s’habillait de coton »4. Le surnom de soufi, qui dérive incontestablement du mot arabe signifiant « laine », semble avoir été étrenné par un certain Abu Hâshim ‘Uthmân b. Sharîk de Kufa (mort vers 160/776) ; vers le milieu du IIIe/IXe siècle, il était devenu le nom courant de ceux qui pratiquaient l’austérité ; au IVe/Xe siècle cette acception allait s’enrichir d’une note théosophique5.
De Basra et de Kufa le mouvement ascétique se répandit dans toutes les parties du monde islamique, en particulier dans le Khorassan qui devint, durant la seconde moitié du IIe/VIIIe siècle, un foyer important de vie aussi bien politique que religieuse. C’est dans le Khorassan que fut ourdi le complot qui détrôna les Omayyades au bénéfice des Abbassides. Cette province reculée qui avait été dans le passé un centre florissant de bouddhisme fut la patrie du fameux Ibrâhîm b. Adham, prince de Balkh (mort 160/777). La légende de sa conversion à l’ascétisme a souvent été comparée au roman de Gautama Buddha ; elle allait devenir un thème favori des soufis postérieurs.
Mon père, fait-on raconter à Ibrâhîm6, était de Balkh et il fut l’un des rois du Khorassan. Il était riche et il m’apprit l’amour de la chasse. Un jour que j’étais sorti à cheval avec mes chiens, ceux-ci levèrent un lièvre (ou un renard). Je piquai des éperons quand j’entendis une voix : « Ce n’est pas pour cela que tu as été créé, ce n’est pas cela que je t’ai commandé de faire. » Je m’arrêtai pour regarder à droite et à gauche mais je ne vis personne ; je dis : « Dieu maudisse le Diable ! » et je piquai de nouveau des éperons. J’entendis alors une voix plus impérieuse encore : « O Ibrâhîm, ce n’est pas pour cela que tu as été créé ; ce n’est pas ce que je t’ai commandé de faire. » Je m’arrêtai cette fois encore, regardai à droite et à gauche et, n’ayant vu personne, je répétai : « Dieu maudisse le Diable ! Je piquai une troisième fois des éperons quand j’entendis une voix sortir du pommeau de ma selle : « O Ibrâhîm, ce n’est pas pour cela que tu as été créé ; ce n’est pas ce que je t’ai commandé de faire. » Je m’arrêtai et dis : J’ai été levé ! Ceci est un avertissement du Maître des mondes. En vérité, à partir de ce jour, je ne désobéirai à Dieu, tant que le Seigneur ME conservera en vie. » Je retournai à mon escorte et abandonnai mon cheval ; j’allai trouver un des bergers de mon père et lui pris sa robe et son manteau en échange de mes habits. Je partis alors vers l’Iraq, errant de pays en pays.
Le récit nous décrit ensuite sa vie vagabonde à la recherche d’une vie « suivant la loi » ; un certain temps, il gagne sa subsistance en Syrie comme jardinier mais il ne tarde pas à être découvert et il s’en va vivre dans le désert. Là il rencontre des anachorètes chrétiens qui lui enseignent la vraie connaissance de Dieu :
J’ai appris la gnose (ma’rifa), racontait-il à un disciple7 d’un moine appelé l’Abbé Syméon. Lui ayant rendu visite dans sa cellule, je lui dis : « Abbé Syméon, depuis combien de temps vis-tu dans cette cellule ?» — « Depuis 70 ans. » — « Quelle est ta nourriture ? » — « O Hanifite, quelle’ raison t’a fait ME poser cette question ? » — « Le désir de savoir », répondis-je. Alors il ME dit : « Chaque nuit, un pois chiche. » Je lui dis : « Qu’est-ce qui t’anime pour que ce pois te suffise ? » Et il ME répondit : « Ils viennent à moi un jour chaque année, ils ornent ma cellule et processionnent tout autour en signe de révérence ; quand mon esprit est fatigué de prier, je songe à cette heure-là et je supporte les peines de toute une année en considération d’une heure. Hanifite, endure donc les peines d’une heure pour la gloire de l’éternité. » La gnose à ce moment descendit dans mon cœur.
Un de ses disciples ayant demandé à Ibrahim b. Adham une définition du service, le maître répondit : « Le commencement du service est la méditation et le silence, sauf pour la « mention » (dhikr) de Dieu. »8 Un autre jour, à la nouvelle qu’un homme étudiait la grammaire, il se contenta de dire : « Il aurait bien plus besoin d’apprendre le silence »9.
On lui prête cette prière : « O Dieu, tu sais que le paradis ne pèse même pas pour moi autant que l’aile d’un moucheron. Si tu ME viens en aide par ton dhikr, si tu ME soutiens de ton amour, si tu ME facilites l’obéissance, donne le paradis à qui tu veux »10. Dans une lettre à l’un de ses compagnons d’ascèse il écrit11 :
Je t’exhorte à craindre Dieu à qui il n’est pas permis de désobéir et en qui seul repose ton espérance. Crains Dieu, car celui qui craint Dieu est grand et puissant, sa faim est satisfaite, sa soif étanchée et son esprit exalté au-dessus du monde. Son corps habite avec ceux de ce monde ; son cœur est face à face avec le monde à venir. Lorsque l’œil voit l’amour de ce monde, la vue du cœur s’éteint ; c’est pourquoi l’homme détestera les choses défendues de ce monde et renoncera à ses plaisirs ; voire, il s’abstiendra des choses permises et pures, à l’exception des haillons nécessaires pour ceindre ses reins et vêtir sa nudité ; même alors, il les prendra aussi épais et grossiers que possible. Il n’a de confiance ni d’espoir qu’en Dieu, sa confiance et son espoir sont élevés au-dessus de toute chose créée et reposent dans le Créateur de toutes choses. Il peine et s’épuise et exténue son corps à cause de Dieu, de sorte qu’il a les yeux enfoncés et les côtes saillantes et Dieu l’en récompense par un accroissement d’intelligence et de force de cœur en plus de toutes les autres choses qu’il a accumulées pour lui dans le monde à venir. Rejette donc le monde, ô mon frère, car l’amour du monde rend l’homme aveugle et sourd et le réduit en esclavage. Ne dis pas : « demain » ou « après-demain », car ceux qui ont péri ont péri parce qu’ils demeuraient toujours dans leur espérance et la vérité a fondu sur eux tout d’un coup au milieu de leur distraction et, entêtés qu’ils étaient, ils ont été portés à leurs tombes ténébreuses et étroites, abandonnés de leurs proches et de leurs amis. Consacre-toi à Dieu d’un cœur pénitent et avec une résolution inébranlable. Adieu !
L’école ascétique du Khorassan trouva un continuateur dans le disciple d’Ibrahim b. Adham, Shaqîq de Balkh (mort 194/810). Suivant divers auteurs, il aurait été le premier à faire de l’abandon à Dieu (tawakkul) un état mystique (hâl)12. Son petit-fils nous à laissé un récit de sa conversion qui éclaire à la fois les contacts entre l’Islam et les autres religions contemporaines et la conscience qu’on avait de leur influence sur l’évolution du soufisme13.
Mon grand-père possédait trois cents villages, quand il fut tué à Washgird et pourtant il ne laissa même pas un linceul pour l’ensevelir : il avait tout donné. Son vêtement et son épée sont encore suspendus à ce jour et on les touche pour obtenir une bénédiction. Dans sa jeunesse, il était allé faire du commerce au pays- des Turcs, chez des gens du nom de Khusûsîya qui adoraient les idoles. Etant entré dans leur temple, il y rencontra leur docteur ; il avait la tête rasée et portait des vêtements rouges. Shaqîq lui dit : « La religion à laquelle tu t’adonnes est fausse ; ces hommes, toi, la création entière, tout a un Créateur et un Auteur et il n’y en a pas d’autre en dehors de lui ; à lui appartiennent ce monde-ci et l’autre ; il est le Tout-Puissant, la Providence universelle. » Le ministre (des idoles) lui répondit : « Tes paroles ne s’accordent pas avec tes actes. » Shaqîq lui dit : « Comment cela ? » L’autre répartit : « Tu as affirmé que tu as un Créateur, universelle Providence et Tout-Puissant ; or, tu as quitté ton pays pour ce lieu, en quête de ta subsistance. Si tu dis vrai, Celui qui a pourvu à tes besoins ici est le même qui pourvoit à tes besoins là-bas ; épargne-toi donc ces soucis. » Shaqîq disait : « L’origine de mon renoncement (zhud) ” fut la remarque de ce Turc. » Il revint chez lui, distribua tous ses biens aux pauvres et se mit à la poursuite de la connaissance.
Dans ce que les écrivains postérieurs ont pu sauver de la pensée de Shaqîq, on discerne les premiers éléments d’un système organisé de renoncement, que les soufis du IIIe/IXe siècle devaient pousser bien plus loin. Son disciple Hâtim al-Asamm (mort 237/852), lui-même un membre en vue de l’école du Khorassan, le cite en ce sens14 :
L’homme qui vivrait deux cents ans sans connaître les quatre choses suivantes n’échapperait pas (s’il plaisait à Dieu) à l’Enfer. (Ces choses sont) premièrement la connaissance (ma’rifa) de Dieu ; deuxièmement la connaissance de soi ; troisièmement la connaissance du commandement et de la défense de Dieu ; quatrièmement la connaissance de l’adversaire de Dieu qui est aussi son adversaire. La connaissance de Dieu consiste à connaître dans ton cœur qu’il n’est personne d’autre qui donne et retire, frappe et favorise. La connaissance de soi consiste à savoir que tu ne peux nuire ni favoriser, et que tu n’as le pouvoir de rien faire du tout ; et pareillement à résister au moi c’est-à-dire être soumis à Dieu. La connaissance du commandement et de la défense de Dieu consiste à te rendre compte que le commandement de Dieu règne sur toi et que ta subsistance dépend de Dieu et à te confier à cette Providence, en étant sincère dans toutes tes actions. Le signe de cette sincérité sera de n’avoir ni l’une ni l’autre des caractéristiques suivantes : convoitise et impatience. La connaissance de l’adversaire de Dieu consiste à avoir conscience que tu as un ennemi et que Dieu n’agréera rien de toi qui ne soit le résultat de la guerre ; et la guerre du cœur consiste à guerroyer contre l’ennemi, à lutter corps à corps avec lui et à l’épuiser.
Autre représentant typique de l’ascétisme persan, ‘Abd Allah al-Mubârak de Merv (mort 181/797) que les soufis revendiquent pour un des leurs. Il a écrit un livre sur le renoncement (Kitâb al-Zudh) qui nous est parvenu15. L’ouvrage est formé d’un recueil de hadîth relatifs à l’ascèse ; c’est dire son importance : outre qu’il est la première en date de ces collections spécialisées, il nous montre sur le vif l’ascète en train de recueillir des témoignages dans la vie du Prophète et prêchant pour justifier la sienne. Merv donnera le jour un peu plus tard à Bishr b. al-Hârith al-Hâfi (le « va-nu-pieds ») mort en 227/841 ; il avait été suivant ses dires « un chenapan et un bandit » avant d’entendre l’appel de Dieu16. Il enseigna une doctrine de l’indifférence à l’opinion d’autrui qui annonce une future bifurcation du soufisme, la secte des Malâmatîya qui devait connaître une particulière célébrité. On prête à Bishr les propos suivants : « Cache tes actes de vertu comme tu caches tes mauvaises actions » (Ibid., VIII, p. 346) et encore : « Si tu as le moyen de te mettre dans une situation qui te fasse soupçonner de vol, fais tout ce que tu peux pour t’y mettre. » (Ibid., VIII, p. 348) Il écrivait à un disciple17 :
Reprends le chemin le plus proche : plaire à ton Seigneur ; ne laisse pas ton cœur redevenir attentif aux applaudissements ou aux réprobations de tes contemporains. Ceux que tu crains sont en réalité morts, sauf les justes dont les cœurs sont illuminés par la foi. Car tù demeures dans un lieu où sont des morts, parmi les tombeaux d’hommes vivants peut-être, mais qui sont morts pour le monde à venir et dont les pas sont tous effacés de ses chemins. Voilà les gens de ton temps : dérobe-toi donc à ce lieu où la lumière de Dieu ne brille jamais. Ne te trouble pas si quelqu’un te quitte, ne te désespère pas de le perdre, car il vaut mieux pour toi l’avoir loin que près ; que Dieu soit ta suffisance, prends-le pour compagnon et qu’il les remplace. Méfie-toi des gens de ton temps,”11 n’est pas bon de vivre avec quelqu’un dont les gens aujourd’hui pensent du bien ni avec quelqu’un dont on pense du mal. Mieux vaut mourir solitaire que de vivre, car si quelqu’un s’imagine qu’il pourra échapper au mal et à la crainte de la tentation, qu’il sache qu’il n’y a pas d’issue pour lui ; si tu leur donnes pouvoir sur toi, ils t’inciteront à pécher ; si tu les évites, ils te poseront un piège. Choisis pour toi et fuis leur société. Je tiens que le meilleur conseil aujourd’hui, c’est de vivre seul ; là se trouve la sécurité et la sécurité est un avantage suffisant.
L’extrême pessimisme de la conception de Bishr, ressort éloquemment des vers qu’on lui attribue18 :
Je le jure, la part est bien plus belle
De boire les larmes amères du cœur
Et d’écraser le noyau de datte que de se tenir
L’envie dans l’âme et bonnet dans les mains
Pour obtenir — la belle récompense !
Un regard méprisant et un froncement de sourcils.
Que le désespoir donc te suffise
C’est un plus grand bien que quoi que ce soit
Une aubaine à dilater l’âme.
Le désespoir est beau et honorable ;
La crainte dé Dieu voilà la vraie noblesse
Le désir mène à l’infamie ;
Car le monde peut être beau aujourd’hui,
Il finira toujours par assaillir et tuer.
Pendant ce temps, en Iraq, le courant ascétique se répandait pareillement dans des directions nouvelles. La violente réaction de Bishr b. al-Hârith contre la société se retrouve chez al-Fudail b. ‘ïyâd (mort 187-803), lui aussi un fils du Khorassan, qui passa de nombreuses années à Kufa et mourut à La Mecque. « En vérité, dira-t-il, j’aimerais mieux être cette poussière ou ce mur que de partager la vie nonchalante de mes contemporains terrestres les plus élevés. Tu crains la mort mais connais-tu la mort ? Si tu ME dis que tu crains la mort, je ne te croirai pas ; car si tu craignais vraiment la mort, tu ne trouverais pas avantageux de manger ou de boire ou de posséder quoi que ce soit en ce monde. Si tu avais vraiment connu la mort, tu ne te serais jamais marié, tu n’aurais jamais désiré d’enfants »19.
Un disciple d’al-Fudail fait observer qu’il l’accompagna pendant vingt ans sans l’avoir vu rire ou sourire qu’une seule fois, le jour où il perdit son fils ‘Alî. Comme il l’interrogeait sur ce changement d’humeur insolite, il lui fut répondu : « le Tout-Puissant a aimé une chose et je l’ai aimée aussi »20. Sur un registre moins austère, la même note d’austérité résonne dans le langage de Râbi’a, la célèbre mystique de Basra (mort 185/801). Demandée en mariage par divers hommes pieux, elle repoussa toutes les offres en disant : « Le contrat de mariage est pour ceux qui ont une existence phénoménale. Dans mon cas, cette existence n’est pas. Car j’ai cessé d’exister et suis morte au moi. J’existe en Dieu et suis entièrement sienne. Je vis dans l’ombre de son commandement. C’est à Lui qu’il faut demander le contrat de mariage et non à moi. »21) Râbi’a était littéralement hantée par le sentiment de la présence immédiate de Dieu ; un jour qu’elle était malade, elle répondit à un visiteur qui s’enquérait de la cause de son mal : « Au nom de Dieu, je ne vois d’autre cause à ma maladie, si ce n’est que le Paradis a été déployé devant moi et que j’ai langui après lui dans mon cœur ; et je crois que mon Seigneur en a été jaloux et m’en a fait ainsi reproche ; or, lui seul peut ME rendre heureuse. »22 Sa célèbre prière est de la même veine : « Si je T’adore par crainte de l’Enfer, brûle-moi en Enfer ; si je T’adore dans l’espoir du Paradis, exclus-moi du Paradis. Mais si je T’adore pour Toi-même, ne ME prive pas de ta Beauté éternelle. »23 Le nom de notre mystique est resté lié à la première énonciation soufie de la doctrine du Divin Amour appelée à devenir un des traits les plus caractéristiques du mouvement. Son court poème sur ce thème est l’un des plus souvent cités de la littérature soufie.
Je t’aime de deux amours : amour visant mon propre bonheur, et amour vraiment digne de Toi.
Quant à cet amour de mon bonheur, c’est que je m’occupe à ne penser qu’à Toi et à nul autre.
Et quant à cet amour digne de Toi, c’est que tes voiles tombent et que je Te voie.
Nulle gloire pour moi, ni en l’un ni en l’autre, mais gloire à Toi, pour celui-ci et pour celui-là24.
Nous finirons cette courte revue des anciens ascètes comme nous l’avons commencée par une citation d’Ahmad b. ‘Asim d’Antioche. Elle a l’avantage de fournir un excellent exemple de l’évolution qui commence avec son temps à affecter progressivement le caractère du soufisme. Le soufisme, d’un mode de vie qui est protection contre la mondanité des dirigeants, va se transformer en une théorie de l’existence et un système de théosophie. Disciple lui-même d’un ascète connu, Abu Sulaimân al-Dârâni Ahmad, est le plus ancien auteur connu d’écrits mystiques, dignes de ce nom, qui nous soient parvenus, et il annonce ainsi les grands auteurs soufis du IIIe-IXe siècle25. Un court dialogue entre lui et un disciple anonyme nous le montre dans son rôle de maître spirituel, un trait qui ira s’accentuant dans le soufisme26.
Question. — Que dis-tu de la consultation d’autrui ?
Réponse. — Ne t’y fie pas, sauf s’il s’agit d’un homme digne de confiance.
Q. — Que dis-tu de donner des conseils ?
R. — Examine d’abord si tes paroles te sauveront toi-même ; dans l’affirmative, tes directives sont inspirées, on te respectera et on te croira.
Q. — Que penses-tu de l’association avec d’autres hommes ?
R. — Si tu trouves un homme intelligent et digne de confiance, associe-toi avec lui et fuis le reste des hommes comme des bêtes sauvages.
Q. — Quelle est la meilleure façon pour moi de ME rapprocher de Dieu ?
R. — Quitter les fautes intérieures.
Q. — Pourquoi intérieures plutôt qu’extérieures ?
R. — Parce qu’en évitant les fautes intérieures, tes fautes extérieures seront aussi nulles que tes fautes intérieures.
Q. — Quelle est la faute la plus pernicieuse ?
R. — Celle dont tu ignores qu’elle est une faute. Plus pernicieuse encore, celle que l’on prend pour un acte de vertu alors qu’elle n’est qu’une faute.
Q. — Quelle faute m’est la plus profitable ?
R. — Celle que tu gardes devant tes yeux, pleurant sur elle sans cesse, jusqu’à ce que tu veuilles ne jamais plus la commettre de nouveau. Voilà le « vrai repentir » (C. 66.8).
Q. — Quel est l’acte vertueux le plus nuisible ?
R. — Celui qui te fait oublier tes mauvaises actions ; celui que tu gardes devant les yeux, te reposant sur lui avec confiance, de sorte que, dans ton illusion, tu ne crains pas le mal que tu as fait, par orgueil.
Q. — Où suis-je le plus caché ?
R. — Dans ta cellule et dans ta maison.
Q. — Et si je ne suis pas en sûreté dans ma maison ?
R. — Là où les convoitises ne collent pas à toi, où les tentations ne t’assiègent pas.
Q. — Quelle grâce de Dieu m’est le plus profitable ?
R. — Quand il te garde de lui désobéir et t’aide à lui obéir.
Q. — Ceci est un résumé. Explique-le moi plus clairement.
R. — Parfait. Quand il t’assiste avec trois choses : une raison qui désarme tes passions, une connaissance qui suffit à ton ignorance et une indépendance qui chasse de toi la crainte de la pauvreté.
Kharrâz, op. cit., PP. 20-21 ↩
Abu Nu’aim, Hilya, Le Caire, tome II, PP. 134-140 ↩
Massignon, op. cit., PP. 175-176 ↩
Ibid., p. 131 ↩
Ibid., PP. 132-134 ↩
Abu Nu’aim, op. cit., VIII, p. 368. Cf. E. Dermenghem, Vies des Saints Musulmans, Alger, 1943, p. 20 ↩
Ibid., VIII, p. 29 ↩
Ibid., VIII, p. 17 ↩
Ibid., VIII, p. 16 ↩
Ibid., VIII, p. 35 ↩
Ibid., VIII, PP. 18-19 ↩
Massignon, op. cit., p. 228 ↩
Abu Nu’aim, op. cit., VIII, p. 59 ↩
Ibid., VIII, PP. 60-61 ↩
Brockelmann, Geschickte der arabischen Litteratur (suppl.), I, p. 256 ↩
Abu Nu’aim, op. cit., VIII, p. 336 ↩
Ibid., VIII, PP. 342-343 ↩
Ibid., VIII, p. 346 ↩
Ibid., VIII, p. 85 ↩
Ibid., VIII, p. 100. Cf. E. Dermenghem, op. cit., p. 82 ↩
Attar, Tadhkirat al-auliyâ’, I, p. 66 (cité par M. Smith, Early Mysticism, p. 186 ↩
Kalâbâdhî, op. cit., p. 159 ↩
Nicholson, op. cit., p. 115 ↩
Nicholson in Legacy of Islam, PP. 213-214. Traduction française empruntée à E. Dermenghem, Les plus beaux textes arabes. Paris, La Colombe, 1951, p. 233 ↩
Brockelmann, op. cit. (suppl.), I, p. 351 ; Massignon, op. cit., p. 204 ↩
Abu Nu’aim, op. cit., IX, p. 254 ↩