Aurobindo: LA CLEF DU VÊDA

Dans les temps anciens, le Vêda était vénéré comme un livre de Sagesse sacrée, comme un vaste ensemble de poèmes inspirés ; c’était l’œuvre des Rishis, les voyants et les sages qui reçurent en leurs esprits illuminés, plutôt qu’ils ne conçurent mentalement, la Grande Vérité universelle,., éternelle et impersonnelle, qu’ils incorporèrent dans des stances révélées et efficaces : les Mantras d’inspiration et de sources divines et non-humaines. On donnait à ces sages le nom de kavi, qui servit par la suite à désigner n’importe quel poète, mais qui, à l’époque, avait aussi le sens de « voyant de la vérité ». Le Vêda lui-même les désigne sous le nom de kavayah satyashrutah : « les voyants qui entendent la Vérité », et le Vêda, lui aussi, fut appelé Shruti, mot qui prit ensuite le sens d’ « Écriture révélée ».

Les voyants de l’Upanishad se faisaient la même idée du Vêda et firent souvent appel à son autorité pour justifier les vérités qu’ils énoncèrent à leur tour ; vérités qui, par la suite, furent aussi considérées comme Shruti, comme Écriture révélée, et incluses dans le canon sacré.

Cette tradition fut perpétuée dans les Brahmanas et elle continua à se maintenir en dépit des efforts des commentateurs ritualistes, les Yajnikas, qui expliquaient tout au moyen des rites et des mythes, et malgré la division établie par les Pandits qui distinguaient entre la section des œuvres, Karmakanda, et la section de la connaissance, ou Jnânakanda, identifiant la première aux hymnes et la seconde aux Upanishads. Cet étouffement de la connaissance par les rites fut sévèrement critiqué dans l’une des Upanishads et dans la Gîtâ, pour lesquelles le Vêda est avant tout le livre de la Connaissance.

La Shruti, qui comprenait le Vêda et les Upanishads, était même pour la connaissance spirituelle, regardée comme l’autorité suprême, infaillible.

Tout ceci n’est-il que légendes et rêveries, tradition sans fondement et absurdité? Ou est-ce le fait que quelques rares idées élevées ont été formulées dans certains hymnes tardifs qui aurait donné naissance à cette théorie? Les rédacteurs des Upanishads, abusés par leur imagination ou une exégèse fantaisiste, ont-ils glissé dans les Riks un sens qui ne s’y trouvait pas? Les savants européens de notre époque insistent pour qu’il en soit ainsi et ils en ont persuadé jusqu’aux esprits de l’Inde moderne. A l’appui de cette théorie il y a le fait que les Rishis du Vêda étaient non seulement des voyants mais des chantres et les prêtres du sacrifice, que leurs hymnes furent écrits pour être chantés pendant les sacrifices, qu’ils se réfèrent constamment aux rites habituels et semblent demander les objets extérieurs de ces cérémonies : la richesse, la prospérité, la victoire sur les ennemis.

Le grand commentateur, Sâyana, nous donne des Riks une interprétation ritualiste et, quand besoin est, il essaie d’une interprétation mythique ou historique; il met très rarement en avant un sens plus élevé, bien que parfois il le laisse transparaître ou le suggère à titre de variante et comme s’il lui en coûtait de né pouvoir donner une interprétation ritualiste ou mythique. En tout cas, il ne rejette pas l’autorité spirituelle du Vêda et ne nie pas que les Riks contiennent une vérité supérieure. Cette façon d’envisager le Vêda subsista jusqu’à notre époque et fut popularisée par les érudits occidentaux.

Les savants européens adoptèrent la tradition ritualiste mais rejetèrent les autres interprétations de Sâyana; ils continuèrent à expliquer à leur manière l’étymologie des mots et à accumuler leurs significations hypothétiques des poèmes védiques auxquels ils donnèrent une nouvelle présentation souvent arbitraire et imaginaire. Ce qu’ils cherchaient surtout dans le Vêda, c’étaient les débuts historiques de l’Inde, sa société, ses institutions, ses coutumes, bref, le tableau d’une civilisation ancienne.

En se basant sur la différence des langues, ils imaginèrent la théorie d’une invasion aryenne venue du Nord, et l’invasion d’une Inde dravidienne, dont les Indiens eux-mêmes n’ont conservé ni souvenir, ni tradition et dont il n’existe aucun récit dans leur littérature épique ou classique. Selon cette théorie, la religion védique se réduisait à un culte des Dieux de la Nature, encombré de mythes solaires, consacré par des sacrifices et une liturgie sacrificatoire assez primitive, tant sous le rapport des idées que du contenu, et ce sont ces prières barbares qui constitueraient le Vêda tant vanté, tant auréolé, tant glorifié!

Il est certain qu’on commença par adorer les Puissances du monde physique : le Soleil, la Lune, le Ciel et la Terre, le Vent, la Pluie et la Tempête, etc., les Fleuves sacrés et un certain nombre de Dieux présidant aux œuvres de la Nature.

Ce sont là des traits généraux des anciens cultes en Grèce, à Rome, dans l’Inde et ailleurs. Mais dans tous ces pays, ces dieux assumèrent bientôt une fonction plus élevée, plus psychologique. Pallas Athénê qui a peut-être été à l’origine une Déesse de l’Aurore, jaillissant en flammes de la Tête de Zeus, le Dieu du Ciel (le Dyaus du Vêda) eut dans la Grèce classique une fonction plus élevée et elle fut identifiée par les Romains à leur Minerve, Déesse du Savoir et de la Sagesse. De même, Saraswatî, une Déesse des fleuves, devint dans l’Inde, la Déesse de la Sagesse, de la connaissance, des arts et des métiers. Toutes les divinités grecques se sont transformées dans un sens analogue : Apollon, le Dieu-Soleil, est devenu le Dieu de la Poésie et de la Prophétie; Hephaistos, le Dieu du Feu, devint un forgeron divin, Dieu du Travail. Dans l’Inde, la transformation s’est arrêtée à mi-chemin. Les Dieux védiques remplirent leurs fonctions psychologiques mais sans rien perdre de leurs caractères extérieurs et, pour tout ce qui leur était supérieur, firent place à un nouveau Panthéon. Ils durent s’effacer devant les divinités pouraniques qui appartenaient à l’ancien groupe des dieux, mais qui exerçaient des fonctions plus largement cosmiques : Vishnu, Rudra, Brahmâ — issus du Brihaspati védique, ou Brahmanaspati, — Shiva, Lakshmî, Durgâ. Ainsi, dans l’Inde, la métamorphose des dieux fut moins complète; les divinités anciennes devinrent les divinités inférieures du Panthéon pouranique. Il faut en attribuer la cause à la survivance du Rig Vêda dans lequel leur fonction psychologique et leur fonction extérieure coexistent avec une égale importance. Il n’y eut pas de texte ancien similaire pour préserver les traits primitifs des Dieux de la Grèce ou de Rome.

Ce changement fut évidemment provoqué par le développement culturel de ces peuples qui, progressivement, s’intellectualisèrent et furent moins absorbés/ par la vie physique à mesure que leur civilisation se raffinait. Ils ressentirent le besoin de découvrir dans leur religion et leurs divinités, des aspects plus délicats et plus subtils en rapport avec leurs idées et leurs goûts plus intellectuels, et de reconnaître une véritable essence spirituelle ou forme céleste justifiant l’autorité de leur religion et l’existence de leurs divinités. Mais cette disposition fut, pour la plus grande part, déterminée et approfondie par les Mystiques, lesquels ont eu une énorme influence sur les civilisations antiques. En vérité, il y eut partout une époque de mystère durant laquelle des hommes, qui surpassèrent les autres par leur savoir éminent et une connaissance plus profonde, établirent leurs pratiques, leurs rites significatifs, leurs symboles, leur science ésotérique à l’intérieur ou en marge d’une religion extérieure et primitive. Cela se fit de différentes manières, selon les pays : la Grèce eut les mystères orphiques et éleusiniens, l’Egypte et la Chaldée eurent leurs prêtres, leur science et leur magie occultes, la Perse a eu les Mages, et l’Inde, les Rishis.


Ce qui préoccupait surtout les Mystiques, c’étaient la connaissance de soi-même et une compréhension moins superficielle du monde. Ils découvrirent que dans l’homme, derrière l’apparence corporelle, il y a un moi plus profond, un être plus intime, que l’homme a pour tâche suprême de chercher et de trouver. « Connais-toi toi-même » fut leur grand précepte ; tout comme dans l’Inde, la connaissance du grand Soi, de l’Atman, devint la grande nécessité spirituelle, le but le plus élevé pour l’homme. Ils découvrirent aussi une Vérité, une Réalité sous les aspects visibles de l’univers et, poursuivre cette Vérité, s’y attacher et la réaliser fut leur grande préoccupation. Ils décelèrent dans la Nature des secrets et des pouvoirs qui n’étaient pas ceux du monde physique mais qui pouvaient procurer la domination occulte de l’univers et des choses sensibles. Systématiser cette science et ces pouvoirs occultes fut également pour eux une préoccupation majeure. Mais tout cela ne pouvait être accompli sans danger qu’au moyen d’une préparation poussée, d’une discipline ardue et d’une purification rigoureuse. Le vulgaire ne pouvait y prétendre. Si des hommes s’étaient mêlés de ces choses sans avoir passé par des épreuves et un entraînement sévères, c’eût été dangereux autant pour eux-mêmes que pour les autres. Ils auraient pu faire un mauvais usage de cette connaissance et de ces pouvoirs, les dénaturer, changer la vérité en erreur et le bien en mal. C’est pourquoi le secret le plus total fut observé et la connaissance transmise d’une façon mystérieuse, de maître à disciple. On créa un voile de symboles pour envelopper ces mystères, ainsi que des expressions compréhensibles pour les initiés mais que les autres ignoraient ou prenaient dans leur sens littéral^ qui dissimulait soigneusement leur signification et leur secret véritables. Telle fut, en tous lieux, l’essence du mysticisme.

Il est de tradition dans l’Inde, depuis les temps les plus reculés que les Rishis, les voyants-poètes du Vêda, furent des hommes de cette sorte, doués d’un grand savoir spirituel et occulte, inaccessible au vulgaire, et qu’ils transmirent ce savoir et ces pouvoirs au moyen d’une initiation secrète à leurs descendants et à des disciples choisis. On a supposé gratuitement que cette tradition ne reposait sur rien, qu’elle n’était qu’une superstition surgie brusquement ou formée lentement, chimérique et sans aucun fondement. Cette tradition doit pourtant en avoir un, si fragile ou si déformé qu’il soit par les légendes et les apports des siècles. Et s’il en est ainsi, alors, inévitablement, les voyants-poètes ont dû livrer dans leurs écrits une parcelle de leur savoir secret, de leur science mystique; et si cet élément s’y trouve, si bien caché qu’il soit sous un vocabulaire occulte ou sous la technique des symboles, on doit pouvoir dans une certaine mesure, le découvrir. Il est vrai qu’un langage archaïque, des mots désuets — Yaska en dénombre plus de quatre cents dont le sens lui échappe —, mots dont la signification est encore obscurcie par une diction souvent difficile et surannée, la méconnaissance des symboles dont les » mystiques n’ont pas divulgué le glossaire, ont rendu le sens du Vêda inintelligible aux générations récentes. Même au temps des Upanishads, les chercheurs spirituels de l’époque durent recourir à l’initiation et à la méditation pour pénétrer ces arcanes, tandis que par la suite les savants déroutés et livrés aux suppositions durent forger mentalement des interprétations ou tout expliquer au moyen des mythes et des légendes tirés des Brahmanas, qui sont eux-mêmes souvent symboliques et obscurs.

Pourtant faire cette découverte sera le seul moyen de connaître la signification et la valeur véritables du Vêda. Nous devons prendre au sérieux les allusions de Yaska, admettre avec les Rishis que les Vêdas contiennent la « Sagesse des voyants », sont les « paroles des voyants » et rechercher tout ce qui peut nous servir de guide pour comprendre cette sagesse antique. Sinon le Vêda restera toujours un Livre scellé, — les grammairiens, les étymologistes, les hypothèses des savants, seront impuissants à ouvrir pour nous la chambre close. Car c’est un fait que la tradition d’un sens secret et d’une sagesse mystique contenus dans les Riks du Vêda, est aussi ancienne que le Vêda lui-même. Les Rishis védiques pensaient que leurs Mantras jaillissaient des plans supérieurs et cachés de la conscience et contenaient ce savoir secret. Les paroles du Vêda ne pouvaient être comprises dans leur sens véritable que par un homme qui était lui-même un voyant ou un mystique, tandis qu’elles dérobaient aux autres leur savoir caché.

Dans l’un des hymnes de Vâmadêva, du quatrième Mandala (IV, 3, 16), le Rishi se désigne lui-même comme un illuminé exprimant par sa pensée et son discours, des paroles de bon conseil, « des paroles secrètes » (ninyâ vacâmsï) — « paroles de poète inspiré qui livrent leur signification intérieure à l’inspiré » (kâvyâni kavaye nivachanâ). Le Rishi Dîrghatamas dit que les Riks, les Mantras du Vêda, existent dans « un éther suprême, impérissable et immuable où se trouvent tous les dieux » et il ajoute : « que peut faire avec le Rik celui qui ne connaît pas Cela? » (I, 164, 39). Il fait ensuite allusion aux quatre plans d’où jaillit la parole. Trois d’entre eux sont enfouis dans le silence, tandis que le quatrième est humain et c’est en lui que se situe le langage ordinaire ; mais les paroles et la pensée du Vêda appartiennent aux plans supérieurs (I, 164,46).

Ailleurs, dans les Riks, la Parole védique est désignée (X, 71) comme la Parole suprême, le discours le plus élevé, le meilleur, le plus parfait. Elle est cachée dans les régions secrètes d’où elle sourd et se manifeste. Elle a pénétré dans l’esprit des voyants de la Vérité, les Rishis, et on la découvre en se conformant à leurs paroles. Mais tous ne peuvent pénétrer son secret. Ceux qui ne connaissent pas le sens intérieur sont pareils à des hommes qui ont des yeux et ne voient pas, qui ont des oreilles et n’entendent pas ; la Parole ne se livre qu’à un homme parmi d’autres, qu’elle désire comme une épouse magnifiquement vêtue, offrant son corps à son mari. D’autres qui sont incapables de boire avec persévérance le lait de la Parole de la Vache védique, se comportent avec elle comme si elle ne donnait pas de lait et pour eux la Parole est semblable à un arbre sans fleurs et sans fruits.

Il s’ensuit sans aucun doute que déjà à l’époque où l’on comprenait le Vêda, les Riks étaient censés receler un sens secret qui n’était pas accessible à tous. Il y avait un savoir occulte et spirituel dans les hymnes sacrés et ce n’est qu’en possédant ce savoir, est-il dit, qu’on peut connaître la vérité et s’élever à une existence supérieure. Cette croyance n’est pas de tradition récente, mais elle a été soutenue par tous et, évidemment, par quelques-uns des plus grands Rishis, comme Dîrghatamas et Vâmadêva. Ainsi, la tradition existait et elle se maintint après les temps védiques.


Yaska parle de plusieurs écoles d’interprétation du Vêda. Il y eut l’interprétation sacrificatoire et ritualiste, l’explication historique ou plutôt mythologique, l’explication donnée par les grammairiens et les étymologistes, par les logiciens, et une interprétation spirituelle. Yaska lui-même déclare que la connaissance est triple, que par conséquent les hymnes védiques ont une triple signification : qu’il y a une connaissance sacrificatoire et ritualiste, une connaissance des dieux et enfin une connaissance spirituelle, mais la dernière nommée est la seule vraie et, lorsqu’on y parvient, on peut négliger et éliminer les autres.

C’est ce sens spirituel qui délivre. Les autres sont extérieurs et secondaires. Il est dit aussi que : « les Rishis ont vu la Vérité, la vraie loi des choses, directement, par une vision intérieure ». Ensuite le savoir et le sens intérieur du Vêda furent à peu près perdus et les Rishis qui le connaissaient encore durent le sauver en le transmettant par initiation à des disciples; en dernier heu, il fallut user de moyens extérieurs et mentaux, tels que le Nirukta et autres Vêdângas, pour en retrouver le sens. Mais même alors, ajoute Yaska, « le véritable sens du Vêda peut être retrouvé directement par la méditation et l’ascèse (tapasya), ceux qui peuvent recourir à ces moyens n’ont pas besoin d’une aide extérieure pour parvenir à cette connaissance ». Ceci aussi est suffisamment clair et positif.

La tradition selon laquelle on trouve dans le Vêda un élément mystique qui est la source de la civilisation indienne, de sa religion, de sa culture, est plus en accord avec les faits historiques que le rejet méprisant de cette idée par les Occidentaux. Les érudits européens du xixe siècle, écrivant à une époque de rationalisme matérialiste, se figuraient que la race débutait dans l’histoire avec un état de barbarie ou semi-barbarie primitive, une vie sociale et une religion grossières, remplies de superstitions, d’où la tirait l’évolution des institutions, des mœurs et habitudes propres à une civilisation de progrès matériels et grâce au perfectionnement de l’intellect et de la raison, de l’art, de la philosophie, de la science et d’une intelligence plus claire, plus logique et aussi plus pratique.

L’ancienne conception que l’on avait du Vêda ne cadrait pas avec cette description. On le regardait plutôt comme un résidu de vieilles croyances, comme une aberration des premiers âges. Mais nous pouvons, à présent, nous faire une idée plus exacte de l’évolution de la race. Les civilisations anciennes les plus frustes contenaient en elles les éléments de leur développement ultérieur, mais leurs premiers sages ne furent ni des savants, ni des philosophes, ni des hommes doués d’une raison très intellectuelle. C’étaient des mystiques et même des hommes de mystères, des occultistes, des chercheurs de vérités religieuses ; ils étaient en quête d’une vérité cachée sous les choses et non d’un savoir extérieur.

Les savants et les philosophes ne vinrent qu’après ; — ils furent précédés par les mystiques et souvent certains d’entre eux, comme Pythagore et Platon, furent, jusqu’à un certain point, des mystiques eux-mêmes ou bien empruntèrent aux mystiques maintes idées.

Dans l’Inde, la philosophie doit son origine aux recherches des mystiques. Elle maintint et développa leurs buts spirituels et conserva quelque chose de leur méthode dans les disciplines spirituelles plus récentes, ainsi que dans le Yoga. La tradition védique, le fait que le Vêda contient un élément mystique, s’adapte parfaitement à cette vérité historique et s’insère dans l’histoire de la culture indienne. La tradition selon laquelle le Vêda est la base même de la civilisation indienne et non simplement une barbare liturgie de sacrifices, est plus qu’une tradition, c’est véritablement un fait historique.

Mais, même si les hymnes portent la marque d’une haute connaissance spirituelle et des passages remplis d’idées élevées, on pourrait supposer qu’ils sont en très petit nombre, tandis que tout le reste se bornerait à une liturgie de sacrifice, à des formules de prières et des louanges destinées à inciter les dieux à répandre sur les sacrificateurs des biens matériels tels qu’abondance de vaches, de chevaux, de soldats, de nourriture, de richesses de toutes sortes, la protection, la victoire dans le combat ; ou bien à faire tomber la pluie, dégager le soleil des nuages ou de l’étreinte de la nuit, permettre aux sept rivières de couler librement, défendre le bétail contre les Dasyus (ou les Dravidiens) et faire obtenir ici-bas toutes les faveurs qui semblent être l’objet de ce culte rituel. Les Rishis seraient alors des hommes qui détenaient un certain savoir spirituel ou mystique mais qui étaient aussi dominés par toutes les idées populaires de leur temps. Ils auraient marié intimement ces deux éléments dans leurs hymnes. Cela expliquerait, du moins en partie, l’obscurité et le méli-mélo plutôt étrange et parfois absurde que l’interprétation traditionnelle nous présente. Mais si, d’un autre côté, nous voyons apparaître clairement un ensemble considérable de pensées élevées et une grande quantité de vers et d’hymnes qui ne peuvent avoir qu’un caractère et un sens mystiques ; si, pour finir, nous nous apercevons que les détails ritualistes et extérieurs prennent fréquemment l’apparence de symboles semblables à ceux qu’utilisent toujours les mystiques, et si l’on trouve des indications nombreuses et claires et même quelques déclarations explicites sur cette signification dans les hymnes eux-mêmes, alors tout change. Nous sommes en présence d’un grand ouvrage écrit par des mystiques, possédant une double signification, l’une exotérique l’autre ésotérique, les symboles eux-mêmes ont un sens qui les fait participer à la signification ésotérique, ils sont un élément de l’enseignement et du savoir secrets.


L’ensemble du Rig Vêda, à l’exception peut-être d’un petit nombre d’hymnes, devient par son sens caché un Écrit sacré de ce genre. En même temps il n’est pas nécessaire que le sens exotérique soit simplement un masque. Les Riks ont peut-être été considérés par leurs auteurs comme des paroles dont l’efficacité s’appliquait non seulement aux choses intérieures mais aussi aux choses extérieures. Un ouvrage purement spirituel ne s’occuperait que de significations spirituelles mais les anciens mystiques étaient ce que nous appellerions maintenant des occultistes, des hommes qui croyaient que les moyens intérieurs pouvaient avoir des résultats aussi bien extérieurs qu’intérieurs, que la pensée et les mots pouvaient être utilisés pour n’importe quelle réalisation, humaine ou divine, selon l’expression familière du Vêda lui-même.

Mais où gît dans le Vêda ce corps de doctrines ésotériques? Il ne se montrera que si nous donnons un sens constant et direct aux mots et aux formules employés par les Rishis, surtout aux mots-clefs, qui supportent comme des clefs de voûte toute la structure de leur doctrine.

Un de ces plus grands mots est Ritam, la Vérité : la Vérité était le but suprême que poursuivaient les mystiques, une vérité spirituelle ou intérieure, la vérité qui est en nous, la vérité des choses, la vérité du monde et des dieux, la vérité qui est cachée derrière tout ce que nous sommes et derrière tout ce que les choses sont.

Dans l’interprétation ritualiste ce maître-mot de la science védique a été interprété de toutes les façons, selon la convenance ou la fantaisie du commentateur. Il a pris ainsi le sens de vérité, de « sacrifice », « d’eau », de « celui qui est parti », et même de « nourriture », sans parler de bien d’autres significations. Si nous les acceptons, tout ce que nous dirons à propos du Vêda restera incertain. Mais donnons à ce mot le même sens supérieur et aussitôt un résultat étonnant mais clair apparaît.

Si nous procédons de même avec les autres termes importants du Vêda, si nous conservons leur sens ordinaire, naturel et direct, constamment et congrûment, sans travestir leur signification et sans en faire des expressions purement rituelles ; si nous accordons à certains mots importants comme shravas, kratu le sens psychologique dont ils sont susceptibles et qu’ils ont, sans aucun doute, dans certains passages (tel celui où le Vêda désigne Agni sous le nom de kratu hridi), alors le résultat devient on ne peut plus clair, plus important et plus convaincant. Si, de plus, nous suivons les indications qui abondent, comme les déclarations explicites des Rishis sur le sens intérieur de leurs symboles, et interprétons de la même façon les légendes et les personnages significatifs sur lesquels ils reviennent sans cesse : la conquête de Vritra, la bataille avec les Vritras, leur puissance, la reconquête du Soleil, des Eaux, des Vaches sur les Panis et autres Dasyus, — alors le Rig Vêda tout entier se révèle comme un corps de doctrines et de pratiques ésotériques, occultes, spirituelles, que des mystiques de n’importe quel pays ancien auraient pu constituer mais qui, en fait, ne survit pour nous que dans le Vêda. Il y est volontairement caché sous un voile mais celui-ci n’est pas aussi épais que nous l’imaginions au premier abord. Nous n’avons qu’à nous servir de nos yeux et le voile disparaît : la substance de la Parole, la Vérité surgissent devant nous.

Bien des vers et même des hymnes entiers du Vêda ont visiblement une portée mystique. Ils sont, de façon évidente, une forme occulte du discours et possèdent un sens intérieur. Quand le voyant parle d’Agni comme du « gardien lumineux de la Vérité qui resplendit dans sa propre demeure », ou de Mitra et de Varuna, ou d’autres dieux qui sont en « contact avec la Vérité et qui la font s’épanouir » ou qui sont « nés dans la Vérité », ce sont là les paroles d’un poète mystique qui pense à cette Vérité intérieure que les choses dissimulent et que les premiers sages recherchèrent. Il ne pense pas à la Puissance de la Nature qui préside à l’élément extérieur du feu ou au feu du sacrifice rituélique. Ou bien il parle de Saraswatî comme d’une déesse qui fait sourdre les paroles de Vérité, qui éveille aux pensées justes, qui est riche de pensée : Saraswatî ouvre à la conscience ou nous rend conscients du « grand océan et illumine toutes nos pensées ». Ce n’est sûrement pas la Déesse des fleuves qu’il glorifie ainsi dans son hymne mais la Puissance ou, si vous voulez : le fleuve d’inspiration, la parole de Vérité qui illumine nos pensées, et qui édifie en nous cette Vérité comme une connaissance intérieure.

Les dieux ne laissent pas de garder leurs fonctions psychologiques ; le sacrifice est le symbole extérieur d’un travail intérieur, c’est un échange intime entre les dieux et les hommes. L’homme donne ce qu’il a, les dieux lui donnent, en récompense, les chevaux du pouvoir, les troupeaux de lumière;, les héros de la Force qui forment son cortège et gagnent pour lui la victoire dans le combat contre les hôtes de l’obscurité : Vritras, Dasyus, Panis.

Quand le Rishi dit : « Rends-nous conscients grâce aux chevaux de la guerre, ou grâce à la Parole de la Puissance qui dépasse les hommes », ses mots ont une signification mystique, ou bien ils n’ont absolument aucun sens cohérent.

On trouve beaucoup de poèmes mystiques et même des hymnes entiers qui déchirent le voile des images extérieures du sacrifice qui recouvrait le sens réel du Vêda. « La Pensée, dit le Rishi, a nourri pour nous les choses humaines au sein de l’Immortalité ; dans les Cieux supérieurs elle est la vache d’abondance qui donne le lait de la richesse sous toutes ses formes », les multiples sortes de richesses : vaches, chevaux et le reste, pour lesquelles prie le sacrificateur. Manifestement, il ne s’agit pas ici d’une richesse matérielle, mais de ce quelque chose que la Pensée incorporée dans le Mantra peut octroyer et c’est l’effet de cette même Pensée qui nourrit les choses humaines au sein de l’Immortalité dans les Cieux supérieurs.

Il est fait allusion à un processus de divinisation, à l’obtention de richesses importantes et éclatantes, de trésors gagnés auprès des dieux grâce à l’oeuvre intérieure du sacrifice, en termes nécessairement couverts mais qui, cependant, pour ceux qui savent lire ces mots secrets : ninyâ vachâmsi, sont suffisamment expressifs, kavaye nivachanâ. Ainsi, la Nuit et l’Aube, sœurs éternelles, sont pareilles à « des femmes qui tissent joyeusement la trame de nos travaux accomplis sous la forme d’un sacrifice ». Ce sont, là encore, des mots qui ont une forme et un ‘sens mystiques car on pourrait difficilement établir avec plus de netteté le caractère psychologique du sacrifice, la signification réelle de la Vache, des richesses que l’on recherche et de la plénitude du Grand Trésor.

Dans la nécessité de masquer leur intention avec des symboles et des paroles symboliques — car il fallait observer la loi du secret — les Rishis eurent recours à des termes ayant un double sens, dessein facile à réaliser en sanskrit, où un mot a souvent des sens différents, mais difficile à reprendre en anglais ou même souvent impossible. C’est ainsi que le mot désignant la vache, go, signifie aussi lumière ou rayon de lumière — sens qu’on retrouve dans le nom de certains Rishis. Gotama : le plus rayonnant, Gavish-thira : ferme dans la lumière. Les vaches du Vêda devinrent les Troupeaux du Soleil, familiers aux mythes et aux mystères grecs, les Rayons du Soleil de la Vérité, de la Lumière et de la Connaissance : cette acception qui se dégage de certains passages peut être retenue congrûment partout où elle fournit un sens cohérent.

Le mot ghrita est l’équivalent de ghee ou beurre clarifié, un des principaux éléments du rite sacrificatoire, — mais ghrita peut aussi signifier lumière, avec la racine ghri, briller, et c’est avec ce sens-là qu’il est employé dans de nombreux passages. Ainsi il est dit que les chevaux d’Indra sont ruisselants de lumière, ghrita-snu (NOTE: Sâyana qui, dans plusieurs passages, donne à ghrita le sens de lumière, le rend toutefois ici par eau. Il semble penser que les chevaux divins étaient très fatigués et transpiraient abondamment. Un naturaliste pourrait soutenir que puisque Indra est un Dieu du ciel, le poète primitif pouvait très bit n croire que la pluie était la transpiration des chevaux d’Indra.). Cela ne signifie certainement pas que le beurre clarifié suintait de leur corps pendant leur course, bien que tel soit le sens de cette épithète lorsqu’elle est appliquée au grain que les chevaux d’Indra sont invités à manger quand ils viennent au sacrifice. Il est évident que ce sens de lumière accompagne celui de beurre clarifié dans le symbolisme du sacrifice. La pensée ou le mot exprimant la pensée est comparée au pur beurre clarifié.- On retrouve des expressions comme dhiyam ghritâchim, la pensée ou compréhension lumineuse. Dans un des hymnes, il y a un curieux passage qui invoque le Feu comme prêtre du sacrifice et lui demande d’imbiber l’offrande avec un esprit répandant le ghrita (ghritaprushâ manasâ) et de manifester ainsi les séjours (« cieux » ou « plans »), chacun des trois mondes spirituels et les dieux (NOT: Telle est l’interprétation que donne Sâyana de ce passage et elle ressort directement des termes du texte.).

Mais qu’est-ce qu’un esprit qui répand le « beurre clarifié » et comment un prêtre, en répandant du beurre clarifié, peut-il manifester l’existence des dieux et des Trois mondes spirituels ? Qu’on admette l’acception mystique et ésotérique et le sens devient clair. Le Rishi veut parler de l’esprit qui répand la lumière, de la clarification opérée par un esprit éclairé, illuminé; il ne s’agit pas d’un prêtre humain ni du feu du sacrifice, mais de la Flamme intérieure, de la Volonté mystique du voyant, kavi kratu, qui peut certainement manifester de cette façon les Dieux, les mondes et tous les plans de l’existence.

Les Rishis, il faut le rappeler, étaient des voyants autant que des sages ; ils étaient des visionnaires qui, dans leur méditation, voyaient les choses sous forme d’images, souvent symboliques, et ces images pouvaient accompagner ou précéder leur expérience, la rendre concrète, lui donner un aspect occulte ou l’annoncer. Ainsi, il n’est nullement impossible qu’ils voyaient simultanément l’expérience intérieure et, dans une image, sa réalisation symbolique; le flot de lumière purifiante et le prêtre divin qui répand ce beurre clarifié sur celui qui s’offre intérieurement en sacrifice au cours de l’expérience. Cela peut paraître étrange à un Occidental, mais pour un Hindou, habitué aux traditions de l’Inde ou capable de méditation et de vision occultes, c’est parfaitement intelligible.

Les mystiques furent et sont naturellement des symbolistes. Ils savent considérer comme symboles de vérités et de réalisations intérieures toutes les choses et événements du monde physique, leur individualité, les faits extérieurs de leur existence et tout ce qui les entoure. C’est ce qui rend aisée leur identification, autrement dit l’association de la chose et de son symbole, et possible son habitude.


D’autres mots et symboles importants du Vêda incitent à une interprétation analogue de leur sens. Comme la vache védique est le symbole de la lumière, le cheval védique est le symbole du pouvoir, de la force spirituelle, de la force de tapasya. Quand le Rishi demande à Agni de lui envoyer en don des chevaux précédés par des vaches, il ne demande pas réellement un certain nombre de chevaux constituant le gros du cadeau et augmentés de quelques vaches : il demande un vaste pouvoir spirituel conduit par la lumière ou, ainsi que nous pouvons le traduire, « avec le Rayon-Vache marchant en avant » (NOTE: Comparez avec l’expression qui désigne les Aryens, le noble peuple, conduit par la lumière, jyotir agrâ.). De même, un des hymnes célèbre la reconquête, sur les Panis, de la masse des rayons (les vaches, les troupeaux lumineux, — gavyam). Un autre hymne demande à Agni une masse ou abondance ou pouvoir de chevaux, — ashvyam. De même également, le Rishi demande parfois les héros ou les guerriers comme escorte et une autre fois, dans un langage plus abstrait et sans aucun symbole, il demande la force totale du héros — suvîryam. Ailleurs il combine le symbole avec la chose. De même encore, les Rishis sollicitent un fils ou des fils, des descendants, — apatyam, — comme un élément de la richesse qu’ils prient les Dieux de leur accorder. Ici aussi un sens ésotérique peut être perçu, car dans certains passages la naissance d’un fils est le clair symbole d’une naissance intérieure. Agni lui-même est notre fils, l’enfant de nos œuvres, l’enfant qui est, comme le Feu Universel, le père de ses pères. Et c’est en entreprenant des choses qui portent de beaux fruits que nous créons ou découvrons un chemin vers le monde supérieur de la Vérité.

L’eau est aussi utilisée comme symbole. Le Vêda parle de l’océan d’inconscience, salîlam apraketam, dans lequel la Divinité est plongée et d’où elle surgit dans toute sa grandeur. Il parle aussi du grand océan, — maho amas, les eaux supérieures que Saras-watî, suivant un des hymnes, rend conscientes pour nous ou dont elle nous rend conscients par le rayon de l’intuition — prache-tayati ketunâ.

Les sept rivières semblent être les rivières de l’Inde du Nord, mais le Vêda parle des sept puissantes rivières célestes qui tombent du ciel — ce sont les eaux de la connaissance, les eaux qui connaissent la vérité — ritajna — et quand elles sont lâchées, elles nous montrent la voie des cieux supérieurs. Parasara, lui aussi, parle de la Connaissance et de la Vie universelle « dans la demeure des eaux ». Indra délivre la pluie en tuant Vritra, mais cette pluie est aussi la pluie du Ciel et permet aux fleuves de couler. Ainsi, la légende de la délivrance des eaux, qui occupe une si grande place dans le Vêda, revêt l’aspect d’un mythe symbolique. En même temps apparaît une autre légende : celle de la découverte et de la délivrance, dans la caverne profonde de la montagne, du Soleil, des vaches ou des troupeaux du Soleil (ou du monde du Soleil, svar) par les Dieux et les Angiras-Rishis.

Le symbole du Soleil est constamment associé à la Lumière et à la Vérité supérieures. C’est au sein d’une vérité cachée par une vérité inférieure que sont dételés les chevaux du Soleil. C’est au Soleil, dans son rayonnement suprême, que le grand Mantra, la Gâyatrî, demande de stimuler nos pensées. Ainsi, dans le Vêda, des ennemis sont appelés des voleurs, dasyus, qui dérobent les vaches, ou Vritras, et on les considère comme des ennemis des hommes au sens ordinaire du mot, mais Vritra est un démon qui recouvre et retient la Lumière et les eaux — et les Vritras sont les forces qui accomplissent cette fonction. Les dasyus, voleurs et exterminateurs, sont les puissances des ténèbres, les adversaires de ceux qui cherchent la Lumière et la Vérité. Il y a toujours des indications qui nous conduisent du sens extérieur et exotérique au sens intérieur et ésotérique.

En connexion avec le symbole du Soleil, on peut citer ici un poème remarquable et hautement significatif d’un hymne du cinquième Mandala. Il montre non seulement le profond symbolisme mystique des poètes védiques mais aussi comment les rédacteurs des Upanishads comprenaient le Rig Vêda et il justifie leur croyance en la connaissance inspirée de leurs prédécesseurs. « Il y a une Vérité cachée par une (autre) Vérité », dit le passage du Vêda, « où ils détèlent les chevaux du Soleil ; où les mille chevaux se tenaient assemblés, là était cet Un (ou bien : Cela – la Vérité suprême – était un) ; j’ai vu la plus grande, la meilleure, la plus glorieuse forme des dieux » (ou bien cela signifie : « J’ai vu les plus grandes – les meilleures – formes des Dieux »). Remarquez comment le voyant de l’Upanishad traduit cette pensée ou cette expérience mystique dans son propre style plus récent : en conservant le symbole central du Soleil mais sans intention secrète. Voici le passage de l’Upanishad : « Le visage de la vérité est caché par un couvercle d’or. O Pushan (nourricier), toi ôte-le pour (permettre) la vision de la loi de la Vérité (ou, pour la Loi de la Vérité, pour la vision). O Pushan (nourricier), toi qui es le seul voyant. O Yama, O Soleil, O Enfant du Père des êtres, dispose et rassemble tes rayons ; je vois la Lumière qui est la plus belle, la plus favorable de Tes formes. Celui qui est ce Purusha, je suis Lui ». Le couvercle d’or signifie la même chose que la vérité inférieure et couvrante, ritam, dont parle le poème védique. « La meilleure forme des Dieux » est l’équivalent de « la plus belle forme du Soleil » : c’est la Lumière suprême qui est autre et plus grande que toute lumière extérieure. La grande formule de l’Upanishad : « Je suis Lui » correspond au « Cet Un » (tad ekam) du poème védique. La réunion des mille chevaux (les rayons du Soleil, dit Sâyana, est évidemment le sens de l’expression) se retrouve dans la prière au soleil « qu’il dispose et rassemble ses rayons » afin qu’on puisse voir la forme suprême. Le Soleil, dans ces deux passages, comme c’est constamment le cas dans le Vêda (et fréquemment dans l’Upanishad) est la Divinité de la Vérité et de la Connaissance suprême et ses rayons sont la lumière qui émane de cette suprême Vérité ou Connaissance. Il est clair, d’après cet exemple, — et il y en a d’autres — que le voyant de l’Upanishad avait une notion plus exacte de la signification de l’ancien Vêda, que le commentateur ritualiste du moyen âge avec son érudition gigantesque (NDT: il s’agit de Sâyana) mais cependant beaucoup plus exacte que l’opinion des savants européens, dont l’esprit moderne est si différent.


Il y a certains termes psychologiques qui doivent être pris congrûment dans leur vrai sens si nous voulons découvrir leur signification intérieure ou ésotérique. En dehors du mot Vérité, Ritam, nous devons toujours prendre au sens de pensée le mot dhî qui revient à tout instant dans les hymnes. Tel est le sens naturel de dhî qui correspond au mot plus récent de Buddhi ; il signifie pensée, compréhension, intelligence. Au pluriel, pensées se dit : dhiyah. Dans l’interprétation habituelle, on lui donne toutes sortes de significations : « eau », « travail », « sacrifice », « nourriture », aussi bien que Pensée. Mais, dans notre investigation nous devons le considérer congrûment dans son sens habituel et naturel, et voir ce qui en résulte.

Le mot Ketu signifie généralement rayon, mais il a aussi le sens d’intellect, de jugement ou de perception intellectuelle. Si nous comparons les passages du Vêda dans lesquels on le rencontre, nous pouvons en conclure qu’il a signifié : rayon de perception ou intuition : ainsi, c’est par intuition, ketunâ, que Saraswatî nous rend conscients de l’existence des grandes eaux. Telle est aussi probablement la signification des rayons qui viennent de la Puissance suprême au-dessus de nous et se dirigent vers la terre. Les intuitions de la connaissance sont les rayons du Soleil de la Vérité et de la Lumière. Le sens habituel du mot kratu est travail ou sacrifice mais il signifie aussi intelligence, puissance ou résolution et en particulier la force d’intelligence qui détermine l’acte de la volonté. C’est avec ce dernier sens que nous pouvons l’interpréter dans l’expression ésotérique du Vêda. Agni est la volonté du voyant, kavi-kratu, il est la « volonté du fond du cœur », kratu hridi.

Enfin, le mot shravas qui est constamment employé dans le Vêda, signifie renommée; les commentateurs lui donnent aussi le sens de nourriture, mais ces sens ne conviennent pas à tous les passages du texte et manquent en général d’à-propos et de force appropriée. Mais la racine de shravas est shru : entendre. Shravas est employé avec le sens d’oreille ou d’hymne et de prière — sens accepté par Sâyana — et nous pouvons en déduire que le mot signifie aussi « chose entendue » ou la Connaissance qui nous est transmise par l’audition. Les Rishis se désignent eux-mêmes comme ceux qui entendent la Vérité, satyashrutah, et la connaissance reçue par cette audition se nomme Shruti. C’est cette acception de l’inspiration ou de connaissance inspirée qui doit être gardée dans la signification ésotérique du Vêda et dans ce cas nous constaterons qu’elle s’adapte au texte avec une parfaite cohérence. Ainsi lorsque le Rishi parle de shravâmsi pour désigner ce qui monte vers le Ciel ou ce qui en descend vers nous, cela ne peut s’appliquer à la nourriture ni à la renommée, mais l’expression est parfaitement adéquate et significative s’il veut parler de l’inspiration qui s’élève vers la vérité suprême ou qui nous apporte, à nous, la Vérité.

Telle est la méthode qu’il convient d’appliquer d’un bout à l’autre, mais nous ne pouvons poursuivre plus avant ce sujet ici.

Dans les brèves limites de cette introduction, ces quelques indications doivent suffire, — elles ont pour but de donner au lecteur un premier aperçu de la méthode ésotérique pour l’interprétation du Vêda.


Mais alors quelle est, au juste, la signification secrète, le sens ésotérique que révèle cette manière de comprendre le Vêda ?

Ce qu’on doit attendre de la recherche de n’importe quel mystique et aussi ce que l’on peut augurer du développement de la culture indienne, une première forme de la vérité spirituelle, qui a atteint son apogée dans les Upanishads. La connaissance secrète contenue dans le Vêda est la graine qui se développera plus tard dans les Upanishads, le Vêdânta, la pensée autour de laquelle est centrée la recherche de la Vérité, de la Lumière, de l’Immortalité.

Il y a une Vérité plus profonde et plus élevée que la vérité de l’existence extérieure, une Lumière plus grande et plus élevée que la lumière de la compréhension humaine, qui vient de la révélation et de l’inspiration, et une immortalité vers laquelle l’âme doit s’élever. Nous devons frayer notre chemin dans cette direction afin d’entrer en contact avec cette Vérité et cette Immortalité, sapanta ritam amritam (I, 68, 2) pour naître dans la vérité, nous épanouir en elle, nous hausser en esprit dans le monde de la Vérité et y vivre. Agir ainsi, c’est s’unir à la Divinité et passer de la mortalité à l’immortalité. Tel est l’enseignement primordial et essentiel des mystiques védiques.

Les Platoniciens, développant la doctrine qu’ils tenaient des premiers mystiques, soutenaient que nous sommes, dans notre vie, en relation avec deux mondes : le monde de la vérité suprême que nous pouvons appeler le monde spirituel, et celui dans lequel nous vivons, le monde de l’âme incarnée qui émane du monde supérieur mais qui se dégrade en une vérité et une conscience inférieures. Les mystiques védiques ont soutenu cette doctrine .sous une forme plus concrète et plus pragmatique, car ils avaient fait l’expérience de ces deux mondes. Il y a pour eux la vérité inférieure de ce monde, mêlée de beaucoup de fausseté et d’erreur, anritasya bhûreh (VII, 60, 5) et il y a un monde ou demeure, de la Vérité, sadanam ritasya (I, 164, 47 et IV, 21, 3), la Vérité, la Rectitude, l’Immensité, satyam, ritam, brihat (Atharva, XX, 1. 1) où tout est conscience de la Vérité, ritachit (IV, 3,4). Il y a beaucoup de mondes intermédiaires jusqu’aux Trois Cieux et leurs lumières, mais ce monde-là est celui de la plus grande lumière, — le monde du Soleil et de là Vérité, svar ou le grand Ciel. Nous devons découvrir le chemin qui mène à ce grand Ciel, le chemin de la Vérité, ritasya panthâ (III, 12, 7 et VII, 66, 3), ou, comme on le nomme parfois, la voie des dieux. Telle est la seconde doctrine mystique.

La troisième enseigne que notre vie est un combat entre les puissances de la Lumière et de la Vérité, — les Dieux qui sont les Immortels — et les Puissances des Ténèbres. Celles-ci portent des noms divers, tels Vritra et Vritras, Vala et les Panis, les Dasyus et leurs rois. Nous devons appeler à notre secours les Dieux pour détruire ces puissances de Ténèbres qui nous cachent la Lumière pu nous la dérobent, qui entravent le cours des neuves de la Vérité, ritasya dhârâh (V, 12, 2 et VII, 43, 4), les neuves du Ciel, et qui empêchent de toutes les manières possibles, l’ascension de l’âme. Nous devons invoquer les Dieux par un sacrifice intérieur et, par la Parole, les faire descendre en nous — tel est le pouvoir particulier du Mantra, — leur offrir les dons du sacrifice et ainsi, s’assurer leurs propres dons afin que nous puissions de cette manière construire la voie de notre ascension et atteindre le but. Les éléments du sacrifice extérieur prescrit par le Vêda sont utilisés comme symboles du sacrifice intérieur et de l’offrande de nous-mêmes ; nous donnons ce que nous sommes et ce que nous avons afin que les richesses de la Vérité et de la Lumière divines puissent pénétrer dans notre vie et devenir les éléments de notre naissance intérieure dans la Vérité : une pensée droite, un jugement droit, une action droite doivent actualiser en nous ce qui constitue la pensée, l’impulsion et l’action de cette Vérité supérieure, ritasya preshâ, ritasya dhîti (I, 68, 3) et de cette façon nous devons nous dresser dans cette Vérité. Notre sacrifice est analogue à un voyage, à un pèlerinage et à un combat — un voyage vers les Dieux, et nous le faisons en compagnie d’Agni, la Flamme intérieure, qui est notre éclaireur et notre guide. Les choses humaines sont élevées à l’être immortel par le Feu Mystique, dans le Grand Ciel, et les choses divines s’abaissent jusqu’à nous et en nous. De même que la doctrine du Rig-Vêda contient en germe l’enseignement du Vêdânta, de même ses pratiques et sa discipline intérieure sont à l’origine des pratiques et de la discipline ultérieures du Yoga.

Enfin, au sommet de l’enseignement des mystiques védiques se situe le secret de la Réalité unique, ekam sat (I, 164, 46) ou tad ekam (X, 129, 20) qui devint la Parole essentielle des Upanishads. Les Dieux, les puissances de Lumière et de Vérité sont les puissances et les noms de la Réalité unique ; chaque Dieu est à lui seul tous les dieux et les absorbe. Il y a une seule Vérité, tat satyam (III, 39, 5 et IV, 54, 4, aussi VIII, 45, 27) et une seule félicité au niveau desquelles nous devons nous élever. Dans le Vêda tout cela transparaît le plus souvent à travers un voile. Il y a encore bien d’autres choses mais ceci est le cœur même de la doctrine.

Cette interprétation que nous avons fait ressortir a eu un premier et assez long exposé dans une suite d’articles publiés, il y a trente-cinq ans, sous le titre le Secret du Vêda. Écrit au fur et à mesure que la théorie était en plein développement, il était loin d’épuiser le sujet suivant un plan préconçu et bien ordonné, et comme il n’a pas paru sous forme de livre il n’est pas encore accessible à la masse des lecteurs. A cette occasion nous avions donné du Rig Vêda, la traduction d’un certain nombre d’hymnes, traduction qui était plutôt une interprétation et que précédait une introduction explicative concernant la « Doctrine des Mystiques ». Par après, nous avions envisagé une traduction complète et très fidèle de tous les hymnes à Agni qui se trouvent dans les dix mandalas. Mais pour établir sur une base rigoureuse les conclusions de l’hypothèse, il eût été nécessaire de préparer une édition du Rig Vêda ou d’une grande partie de celui-ci avec un mot à mot en sanskrit et en anglais ainsi que des notes concernant les points importants, et justifiant l’interprétation des vocables isolés ou de stances entières, le tout suivi d’appendices détaillés pour fixer le sens des mots-clefs tels que ritam, shravas, kratu, ketu, etc.. qui sont essentiels pour l’interprétation ésotérique. Ce projet fut envisagé, mais dans l’intervalle survinrent des difficultés assez grandes et durables et il fallut renoncer à une entreprise aussi considérable.

Aurobindo