Aurobindo: LES MÉTHODES DE CONNAISSANCE VÉDÂNTIQUE

La vérité des choses échappe toujours aux sens. Et pourtant c’est une bonne règle inhérente à la structure même de l’existence universelle que lorsqu’il y a des vérités accessibles à la raison, il doit y avoir quelque part dans l’organisme doué de cette raison un moyen de parvenir à ces vérités ou de les confirmer par l’expérience. Le seul moyen dont dispose encore notre mentalité est une extension de cette forme de connaissance par identité qui nous fait prendre conscience de notre propre existence. C’est en réalité un sentiment de soi plus ou moins conscient, plus ou moins présent à notre conception, qui sert de base à la connaissance du contenu de notre moi. Ou, pour employer une formule plus générale, la connaissance du contenant contient la connaissance du contenu. Si donc nous sommes capables d’étendre notre faculté de conscience mentale de soi jusqu’à la conscience du Moi qui est au delà de nous et hors de nous, l’Atman ou Brahman des Upanishads, nous pouvons devenir possesseurs, par expérience, des vérités qui forment le contenu de l’Atman ou Brahman dans l’univers. C’est cette possibilité que le Védânta indien a prise pour base. Il a voulu trouver, par la connaissance du Moi, la connaissance de l’univers.

Mais il a toujours considéré l’expérience mentale et les concepts de la raison, même à leur degré suprême, comme un reflet dans les identifications mentales et non comme l’identité suprême existant en soi. Il nous faut dépasser le mental et la raison. La raison active en notre conscience de veille n’est que la médiatrice entre le Tout subconscient d’où nous sommes venus en notre évolution ascendante, et le Tout supraconscient vers quoi nous contraint cette évolution. Le subconscient et le supraconscient sont deux formules différentes du même Tout. Le maître-mot du subconscient est Vie, le maître-mot du supraconscient est Lumière. Dans le subconscient, la connaissance ou conscience est involuée dans l’action, car l’action est l’essence de la Vie. Dans le supraconscient, l’action retourne en la Lumière et ne contient plus de connaissance involuée, mais est elle-même contenue dans une conscience suprême. La connaissance par intuition est l’élément qui est commun aux deux ; son fondement est l’identité consciente et effective entre ce qui connaît et ce qui est connu; c’est cet état de commune existence en soi où le connaissant et le connu sont un par la connaissance. Mais dans le subconscient l’intuition se manifeste dans l’action, en efficience, et la connaissance ou identité consciente est soit entièrement, soit plus ou moins cachée dans l’action. Dans le supraconscient, au contraire, la Lumière étant la loi et le principe, l’intuition se manifeste en sa vraie nature comme connaissance émergeant de l’identité consciente, et l’efficience de l’action est plutôt l’accompagnement, la conséquence nécessaire et ne se donne plus comme fait primaire. Entre ces deux états, la raison et le mental agissent comme des intermédiaires qui rendent l’être capable de dégager la connaissance de son emprisonnement dans l’acte, et le préparent à recouvrer la primauté qui est de son, essence. Quand la conscience de soi dans le mental s’appliquant à la fois au contenant et au contenu, au moi propre et au moi-autrui, s’exalte jusqu’en la lumineuse identité auto-manifestée, la raison, elle aussi, revêt la forme de la connaissance par intuition1, lumineuse en soi. C’est le plus haut état possible de notre connaissance, où le mental s’accomplit dans le supramental.

Tel est le système de l’entendement humain sur quoi furent érigées les conclusions du plus ancien Védânta. Il n’est pas dans mon dessein de décrire longuement les résultats où sont parvenus, sur ces bases, les anciens sages ; mais il est nécessaire de passer brièvement en revue quelques-unes de leurs principales conclusions, dans la mesure où elles affectent le problème de la Vie divine qui seul nous occupe ici. Car c’est dans ces idées que nous allons trouver les meilleures fondations déjà existantes de ce que nous cherchons maintenant à reconstruire, et bien que — comme pour toute connaissance — l’expression ancienne doive être remplacée dans une certaine mesure par une expression nouvelle adaptée à une mentalité ultérieure, et que la lumière ancienne doive se fondre en la lumière nouvelle comme se succèdent les aurores, c’est cependant avec, pour capital initial, le trésor ancien ou’ du moins tout ce que nous en pouvons recouvrer, que nous serons le mieux à même d’accumuler les plus grands profits dans notre commerce nouveau avec l’Infini toujours inchangé et toujours changeant.


Sad Brahman, l’Existence pure, indéfinissable, infinie, absolue, est le concept dernier auquel arrive l’analyse védântique en sa vision de l’univers, la Réalité fondamentale que l’expérience védântique découvre derrière tout le mouvement et tout l’aspect de forme qui constituent la réalité apparente. Il est évident que, lorsque nous postulons cette conception, nous allons tout à fait au delà de ce que contiennent ou certifient notre conscience ordinaire, notre expérience normale. Les sens et le mental-sens ne savent absolument rien d’une expérience pure ou absolue. Tout ce dont nous parle notre expérience sensorielle est forme et mouvement. La forme existe, mais d’une existence qui n’est pas pure, qui bien plutôt est toujours mêlée, combinée, agrégée, relative. Quand nous pénétrons en nous-même, nous pouvons bien nous débarrasser de la forme, précise, mais nous ne pouvons nous débarrasser du mouvement, du changement. Mouvement de matière dans l’espace, mouvement de changement dans le temps, telle semble être la condition de l’existence. Certes on peut dire, si l’on veut, que l’existence, c’est ce dont nous avons ici l’expérience courante et que l’idée d’existence-en-soi ne correspond à aucune réalité discernable. Tout au plus entrevoyons-nous parfois, dans le phénomène de conscience de soi ou derrière ce phénomène, quelque chose d’immobile et d’immuable, quelque chose que nous percevons vaguement — ou imaginons — que nous sommes, par delà toute vie et toute mort, par delà tout changement, toute formation, toute action. C’est la seule porte qui parfois en nous soudain s’ouvre grande sur la splendeur d’une vérité au delà, et, avant de se refermer, laisse un rayon nous frôler — signe lumineux que nous pouvons étreindre en notre foi — si nous avons assez de force et de fermeté — et prendre pour tremplin d’un jeu de conscience autre que celui du mental-sens — le jeu de l’intuition.

Car si nous y regardons avec soin, nous verrons que l’intuition est notre premier instructeur. L’intuition est là toujours, voilée, derrière nos opérations mentales. C’est l’intuition qui apporte à l’homme ces fulgurants messages de l’Inconnu qui sont le début de sa plus haute connaissance. La raison n’intervient qu’ensuite, pour voir quel profit elle peut tirer de la lumineuse moisson. C’est l’intuition qui nous donne cette idée de quelque chose qui est derrière et par delà tout ce que nous savons et tout ce que nous semblons être; cette idée qui poursuit l’homme, tout en étant en conflit incessant avec sa raison inférieure et toute son expérience ordinaire, et qui le contraint à traduire cette perception sans forme en idées plus positives : Dieu, immortalité, Ciel, et tout ce par quoi nous tâchons de l’exprimer à notre mental. Car l’intuition est aussi forte que cette Nature de l’âme même de qui elle a jailli, et elle n’a nul souci des contradictions de la raison, des démentis de l’expérience. Elle connaît ce qui est, parce qu’elle est, parce qu’elle-même est de cela et vient de cela, et ne veut point livrer cela au jugement de ce qui ne fait que devenir et paraître. Ce dont nous parle l’intuition, c’est moins l’Existence que l’Existant, car elle procède de cet unique point de lumière en nous qui favorise son jeu, cette porte parfois ouverte dans notre propre conscience de nous. L’antique Védânta a saisi ce message de l’intuition et l’a formulé dans les trois affirmations fondamentales des Upanishads : « Je suis Lui », « Tu es Cela, ô Shvétaketu », « Tout Ceci est le Brahman ; ce Moi est le Brahman ».

Mais l’intuition — en raison de la nature même de son action en l’homme, œuvrant comme elle le fait de derrière le voile, principalement active dans les éléments qui en l’homme sont les moins éclairés, les moins capables de s’exprimer et parce qu’elle n’est servie, de ce côté-ci du voile, dans l’étroite lumière qui est notre conscience de veille, que par des instruments inaptes à assimiler pleinement ces messages — ne peut nous donner la vérité sous cette forme ordonnée et explicite que réclame notre nature. Pour pouvoir réaliser en nous une telle plénitude de connaissance directe, elle devrait au préalable s’organiser dans notre être de surface et y assumer le rôle directeur. Mais dans notre être de surface, ce n’est pas l’intuition, c’est la raison qui est organisée et qui nous aide à ordonner nos perceptions, nos pensées et nos actions. Aussi l’âge de la connaissance intuitive, représenté par l’ancienne pensée védântique des Upanishads, a-t-il dû faire place à l’âge de la connaissance rationnelle; l’Écriture inspirée a cédé lé pas à la philosophie, métaphysique, comme ensuite la philosophie métaphysique a dû céder le pas à la science expérimentale. La pensée intuitive, qui est une messagère du supraconscient et par conséquent notre faculté la plus haute, a été supplantée par la raison pure qui n’est qu’une sorte de substitut appartenant aux hauteurs moyennes de notre être ; la raison pure à son tour a été supplantée pendant quelque temps par l’action mêlée de la raison qui occupe les plaines et les basses altitudes, et dont la vision ne dépasse pas l’horizon de l’expérience que peuvent nous apporter les sens et le mental physiques et tout ce que nous pouvons inventer pour les aider. Et ce processus qui semble être une régression est en vérité un cycle de progrès. Car dans chaque cas, la faculté inférieure est contrainte de prendre tout ce qu’elle peut assimiler dans ce qu’avait déjà donné la faculté supérieure et de chercher à le rétablir par ses propres méthodes. Par cette tentative, elle acquiert elle-même une portée plus vaste et arrive enfin à s’adapter de façon plus souple et plus large aux facultés supérieures. Sans cette succession et ces tentatives d’assimilation par chaque faculté, nous serions obligés de demeurer sous la domination exclusive d’une partie de notre nature tandis que le reste demeurerait ou bien sans vigueur et indûment asservi, ou bien confiné en son propre domaine et par suite piètrement développé. Avec cette succession et ces tentatives séparées l’équilibre est rétabli; il se prépare une harmonie plus complète de nos éléments de connaissance.


Nous trouvons cette succession dans les Upanishads et les philosophies indiennes ultérieures. Les sages du Vêda et du Védânta s’en remettaient entièrement à l’intuition et à l’expérience spirituelle. C’est par erreur que les érudits parlent quelquefois de grands débats ou discussions dans les Upanishads. Chaque fois qu’il semble y avoir controverse, ce n’est pas par la discussion, la dialectique ou l’emploi du raisonnement logique qu’on procède, mais par une comparaison d’intuitions et d’expériences où le moins lumineux s’efface devant le plus lumineux, le plus étroit, le plus défectueux ou le moins essentiel devant le plus vaste, le plus parfait, le plus essentiel. La question qu’un penseur pose à un autre est : « Que connais-tu? » et non « Que penses-tu? » ni « A quelle conclusion ton raisonnement t’a-t-il conduit? » Nulle part dans les Upanishads nous ne trouvons trace d’un raisonnement logique invoqué pour étayer les vérités du Védânta. L’intuition, semblant avoir soutenu les sages, doit être corrigée par une intuition plus parfaite ; le raisonnement logique ne peut en être juge.

Et cependant la raison humaine tient à avoir satisfaction par sa propre méthode. C’est pourquoi, lorsque a commencé l’âge de la spéculation rationaliste, les philosophes indiens, respectueux de l’héritage du passé, ont adopté une double attitude à l’égard de la vérité qu’ils cherchaient. Ils reconnaissaient en la Shruti — premier fruit de l’intuition ou, comme ils préféraient l’appeler, de la révélation inspirée — une autorité supérieure à la raison. Mais en même temps, ils partaient de la raison et mettaient à l’épreuve les résultats qu’elle leur donnait, ne tenant pour valables que les conclusions confirmées par l’autorité suprême. Ainsi ils ont évité dans une certaine mesure le vice coutumier de la métaphysique, sa tendance à batailler dans les nuages parce qu’elle prend les mots pour des faits impératifs et non pour des symboles qu’il faut toujours scruter avec soin et constamment ramener au sens de ce qu’ils représentent. Leurs spéculations tendirent d’abord, au centre, à rester proches de l’expérience la plus haute et la plus profonde, puis à procéder avec la double sanction des deux grandes autorités, raison et intuition. Néanmoins, la tendance naturelle de la raison à affirmer sa propre suprématie triompha en fait de la théorie de sa subordination. D’où la naissance d’écoles adverses, dont chacune se basait en théorie sur le Vêda et en employait les textes comme arme contre les autres écoles. Car l’intuition voit les choses comme un tout, dans leur ensemble, et les détails comme des aspects seulement du tout indivisible; elle tend vers la synthèse et l’unité de la connaissance. La raison, au contraire, procède par analyse et division, et assemble ses faits pour former un tout ; mais dans l’assemblage ainsi formé il y a des opposés des anomalies, des incompatibilités logiques, et la tendance naturelle de la raison est d’en affirmer certains et de nier ceux qui s’opposent aux conclusions qu’elle a choisies, afin de former un système impeccablement logique. L’unité de la première connaissance intuitive fut ainsi brisée, et l’ingéniosité des logiciens a toujours su découvrir des expédients, des méthodes d’interprétation, des critères à valeurs variables pour pouvoir pratiquement annuler les textes gênants de l’Écriture et se livrer dans une entière liberté à des spéculation métaphysiques.

Néanmoins, les conceptions principales du premier Védânta ont subsisté en partie dans les différents systèmes philosophiques et l’on s’est efforcé périodiquement de les combiner à nouveau en quelque image de la catholicité, de l’unité qu’avait jadis la pensée intuitive. Et à l’arrière-plan de la pensée de tous, présenté sous des formes diverses, a survécu, comme la conception fondamentale, Purusha, Atman ou Sad Brahman, le pur Existant des Upanishads, souvent rationalisé en une idée ou un état psychologique, mais portant encore un peu de son ancienne charge d’inexprimable réalité. Quel peut être le rapport entre le mouvement de devenir qui est ce que nous appelons le monde et cette Unité absolue? comment l’égo, qu’il soit produit du mouvement ou cause du mouvement, peut-il retourner à ce Moi, cette Divinité ou Réalité véritable proclamée par le Védânta? — telles sont les questions spéculatives et pratiques qui ont toujours occupé la pensée de l’Inde.


  1. J’emploie le mot « intuition » à défaut d’un meilleur. A vrai dire, c’est un pis-aller, et il n’exprime pas exactement le sens que je lui assigne. Il en est de même du mot conscience et de plusieurs autres dont notre pauvreté nous force d’étendre illégitimement le sens. 

Aurobindo