Evola : Fatum

Selon l’acception moderne la plus courante, le “ destin ” est une puissance aveugle qui plane sur les hommes, qui s’impose à eux en faisant que se réalise ce qu’ils souhaitent le moins, en les poussant éventuellement vers la tragédie et le malheur. Fatum a ainsi donné naissance au mot “ fatalisme ”, qui est l’opposé de toute initiative libre et efficace. Selon la vision fataliste du monde, l’individu n’est rien ; son action, en dépit de toute apparence de libre-arbitre, est prédestinée ou vaine, et les évènements se succèdent en obéissant à une puissance ou une loi qui le transcende et qui ne le prend pas en compte. “ Fatal ” est un adjectif qui a essentiellement une connotation négative : issue “ fatale ”, accident “ fatal ”, l’“ heure fatale de la mort ” , etc.

Selon la conception antique, le fatum correspondait par contre à la loi de manifestation continue du monde ; cette loi n’était pas réputée aveugle, irrationnelle et automatique – “fatale ” au sens moderne du mot – , mais chargée de sens et comme procédant d’une volonté intelligente, surtout de la volonté des puissances olympiennes. Le fatum romain renvoyait, de même que le rta indo-européen, à la conception du monde en tant que cosmos, en tant qu’ordre, et en particulier à la conception de l’histoire comme un développement de causes et d’évènements reflétant une signification supérieure. Même les Moires de la tradition grecque, tout en présentant certains aspects maléfiques et “ infernaux ” (dus à l’influence de cultes préhelléniques et pré-indo-européens), apparaissent souvent comme des personnifications de la loi intelligente et juste qui préside au gouvernement de l’univers, dans certaines de ses expressions.

Mais c’est surtout à Rome que l’idée de fatum prend une importance toute particulière. Et ce parce que la civilisation romaine fut, de toutes les civilisations de caractère traditionnel et sacré, celle qui se concentra le plus sur le plan de l’action et de la réalité historique. Pour elle, il fut donc moins important de connaître l’ordre cosmique comme une loi supra-temporelle et métaphysique que de le connaître comme force en acte dans la réalité, comme vouloir divin qui ordonne les évènements. C’est à cela que se rattachait le fatum pour les Romains. Ce terme vient du verbe fari, d’où dérive aussi le mot fas, le droit comme loi divine. Ainsi, fatum renvoie à la “ parole ” – à la parole révélée, surtout à celle des divinités olympiennes qui permet de connaître la norme juste (fas) en tant que celle-ci annonce ce qui va arriver. On doit ajouter, à propos de ce second aspect, que les oracles, par lesquels un art traditionnel précis cherchait à saisir en germe des situations devant se réaliser, s’appelaient aussi fata ; ils étaient pratiquement la parole révélée de la divinité. Mais, pour bien comprendre ce que nous sommes en train d’étudier, il faut se souvenir du rapport que l’homme entretenait, dans la Rome antique et dans les civilisations traditionnelles en général, avec l’ordre global du monde. C’était un rapport très différent de celui qui devait s’instaurer plus tard. Pour l’homme antique, l’idée d’une loi universelle et d’un vouloir divin n’annulait pas la liberté humaine ; mais sa préoccupation constante était de mener sa vie et son action de sorte qu’elles fussent la continuation de l’ordre global et, pour ainsi dire, comme le prolongement ou le développement de cet ordre. A partir de la pietas, c’est-à-dire, pour un Romain, de la reconnaissance et de la vénération des forces divines, on se fixe comme tâche de pressentir la direction de ces forces divines dans l’histoire de façon à pouvoir y accorder opportunément l’action, à la rendre extrêmement efficace et chargée de sens. D’où le rôle très important que jouèrent dans le monde romain, jusque dans le domaine des affaires publiques et de l’art militaire, les oracles et les augures. Le Romain avait la ferme conviction que les pires mésaventures, et notamment les défaites militaires, dépendaient moins d’erreurs, de faiblesses ou de travers humains que du fait d’avoir négligé les augures, c’est-à-dire, pour en revenir à l’essentiel, d’avoir agi de façon désordonnée et arbitraire, en suivant de simples critères humains, en rompant les liens avec le monde supérieur (donc, pour un Romain, cela voulait dire avoir agi sans religio, sans “ rattachement ”), sans tenir compte des “ directions d’efficacité ” et du “ moment juste ” indispensables à une action couronnée de succès. On remarque que la fortuna et la felicitas ne sont souvent, dans la Rome antique, que l’autre face du fatum, sa face proprement positive. L’homme, le chef ou le peuple qui emploient leur liberté pour agir en conformité avec les forces divines cachées dans les choses connaissent le succès, réussissent, triomphent – et cela signifiait, dans l’Antiquité, être “fortuné ” et être “ heureux ” (ce sens s’est conservé dans des locutions comme “ une heureuse initiative ” , une “ heureuse manoeuvre ”, etc.). Un historien contemporain, Franz Altheim, a cru pouvoir déceler dans cette attitude la cause effective de la grandeur de Rome.

Pour éclairer encore mieux les rapports qui unissent le “ destin ” à l’action humaine, on peut recourir à la technique moderne. Il y a certaines lois régissant choses et phénomènes, qui peuvent être connues ou ignorées, dont on peut tenir compte ou ne pas tenir compte. Face à ces lois l’homme reste foncièrement libre. Il peut même agir de façon contraire à ce que ces lois lui conseilleraient, avec pour résultat l’échec ou l’atteinte du but après un gaspillage d’énergie et d’innombrables difficultés. La technique moderne correspond à la possibilité opposée : on cherche à connaître le mieux possible les lois des choses pour pouvoir les exploiter, pour qu’elles montrent le point de moindre résistance et donc d’efficacité maximale quant à la réalisation d’un objectif donné.

Il en va de même sur un plan où il ne s’agit plus des lois de la matière, mais de forces spirituelles et “ divines ”. L’homme de l’Antiquité estimait essentiel de connaître ou, du moins, de pressentir ces forces, afin de pouvoir se faire une idée des conditions propices à une action donnée et, éventuellement, une idée de ce qu’il devrait faire ou ne pas faire. Défier le destin, s’élever contre le destin, n’avait pour lui rien de “ prométhéen ” , au sens romantique de ce terme exalté par les modernes ; c’était tout simplement une sottise. L’impiété (le contraire de la piété qui se rapporte donc à l’être privé de religio, sans “ rattachement ” et sans compréhension respectueuse de l’ordre cosmique) équivalait plus ou moins, pour l’homme de l’Antiquité, à la stupidité, à l’infantilisme, à la fatuité. La comparaison avec la technique moderne n’est défectueuse que sur un point : parce que les lois de la réalité historique ne se présentaient pas comme froidement “ objectives ”, tout à fait détachées de l’homme et de ses buts. On pourrait répondre ainsi : passée une certaine limite, l’ordre divin objectif lié au “ destin ” cesse d’être déterminant et devient incertain (ce que dit aussi la fameuse formule astrologique : astra inclinant non determinant). Ici commence le monde humain et historique au sens propre. En toute rigueur, ce monde devrait continuer le précédent, la volonté humaine devrait prolonger la volonté “ divine ”. Que cela advienne, ou non, dépend essentiellement de la liberté : il faut le vouloir. Dans le cas positif, ce qui était seulement en puissance devient, grâce à l’action humaine, réalité. Le monde humain se présentera alors comme une continuation de l’ordre divin et l’histoire même revêtira les contours d’une révélation et d’une “ histoire sacrée ” ; alors, l’homme ne vaut plus et n’agit plus pour lui-même mais recouvert d’une dignité divine, et l’ordre humain acquiert, d’une certaine façon, une dimension supérieure.

On voit donc qu’il ne s’agit pas ici de “ fatalisme ” . De même qu’une action contre le “ destin ” est sotte et irrationnelle, de même une action harmonisée avec le “ destin ” est non seulement efficace, mais aussi transfigurante. Celui qui ne tient pas compte du fatum est presque toujours emporté passivement par les évènements ; celui qui le connaît, l’assume et s’y conforme est par contre guidé vers un accomplissement supérieur, chargé d’un sens qui dépasse l’individu. Telle est la signification de la maxime selon laquelle les fata “ nolentem trahunt, volentem ducunt ”.

Dans le monde romain antique et dans l’histoire romaine, on trouve un grand nombre d’épisodes, de situations et d’institutions où est justement mise en lumière l’impression de rencontres “ fatidiques ” entre le monde humain et le monde divin. Des forces supérieures sont à l’oeuvre dans l’histoire et se manifestent à travers les forces humaines. Pour nous contenter d’un seul exemple, rappelons que “ le moment culminant du culte romain de Jupiter était constitué par un acte où le dieu affirme sa présence, chez un homme, en qualité de vainqueur, de triomphateur. Ce n’est pas que Jupiter soit la seule cause de la victoire, il est lui-même le vainqueur ; on ne célèbre pas le triomphe en son honneur, mais c’est lui le triomphateur. C’est pour cette raison que l’imperator revêt les insignes du dieu ” (K. Kerényi, F. Altheim). Actualiser le divin – parfois prudemment, parfois audacieusement – dans l’action et dans l’existence fut un principe directeur que la Rome antique appliqua aussi à l’ordre politique. C’est pourquoi certains auteurs ont fait remarquer avec raison que Rome ignora, à la différence d’autres civilisations, le mythe au sens abstrait et anhistorique ; à Rome le mythe se fait histoire, et l’histoire, à son tour, prend un aspect “ fatal ”, devient mythique.

D’où une conséquence importante. Dans des cas comme celui évoqué, c’est une identité véritable qui se réalise. Il ne s’agit pas d’une parole divine qui peut être entendue ou non entendue. Il s’agit d’un déploiement des forces supérieures. On est ici en présence d’une conception spéciale, objective, nous serions tenté de dire transcendantale, de la liberté. En m’opposant au fatum, je peux bien sûr revendiquer pour moi un libre-arbitre, mais celui-ci est stérile, est un simple “ geste ” qui ne saurait avoir beaucoup d’incidence sur la trame de la réalité. Par contre, quand je fais en sorte que ma volonté continue un ordre supérieur, soit seulement l’instrument par lequel cet ordre se réalise dans l’histoire, ce que je veux dans un tel état de coïncidence ou de syntonie peut se traduire éventuellement par une injonction adressée à des forces objectives qui, autrement, ne se seraient pas pliées facilement ou qui n’auraient pas eu d’égard pour ce que les hommes veulent et espèrent.

On peut maintenant se poser la question suivante : comment en est-on arrivé à cette conception moderne qui fait du destin une puissance obscure et aveugle ? Comme tant d’autres, un tel glissement de sens n’a rien de fortuit. Il reflète un changement de niveau intérieur et s’explique, essentiellement, par l’avènement de l’individualisme et de l’“ humanisme ” compris dans un sens général, c’est-à-dire en rapport avec une civilisation et une vision du monde uniquement fondées sur ce qui est humain et terrestre. Il est évident que, cette scission s’étant produite, on ne pouvait plus saisir un ordre intelligible du monde, mais seulement un pouvoir obscur et étranger. Le “ destin ” devint alors le symbole de toutes les forces les plus profondes qui agissent et sur lesquelles l’homme, malgré sa maîtrise du monde physique, ne peut pas grand-chose parce qu’il ne les comprend plus, parce qu’il s’est détaché d’elles ; mais aussi d’autres forces que l’homme, par son attitude même, a libérées et rendues souveraines dans différents domaines de sa propre existence.

Julius Evola