L’une des caractéristiques du Romantisme allemand, mouvement au moins autant philosophique que littéraire, paraît être le goût de la synthèse. Ce trait, joint à l’obsession des origines, rend compte d’un effort intensif et extensif pour obtenir une connaissance approfondie de tous les domaines possibles, pour trouver entre eux des rapports et des relations. encyclopédie de Novalis, restée inachevée, conserve une valeur exemplaire pour l’époque, car ce type d’ébauche faite d’aphorismes et de fragments exprime un désir dont le propre était sans doute de devoir rester inassouvi ; la fascination qu’exercent ces oeuvres ambitieuses, embryonnaires, comme arrêtées en pleine course, pourrait faire oublier pourtant que le Romantisme allemand, précisément en raison de son besoin de tout comprendre, de tout embrasser, a contribué dans une large mesure au développement de la recherche scientifique. Pendant cette période, particulièrement au début du siècle dernier, d’une manière qui tend vers l’exhaustivité, il conduit cette recherche systématiquement sur plusieurs fronts, notamment en matière d’histoire archéologique et ethnologique.
Ainsi voit-on alors se généraliser les applications de la Gründlichkeit germanique dont l’exégèse biblique caractéristique de l’Aufklärung a déjà porté la marque, et sans doute faut-il chercher dans cette germanistique romantique le goût de l’érudition exhaustive en des disciplines jusque-là négligées ou mêmes inexistantes. À travers les travaux innombrables des orientalistes, des historiens des religions, des ethnologues d’outre-Rhin, on voit se manifester ce qu’on pourrait appeler la volonté de fonder une anthropologie : l’univers et son histoire devenant de mieux en mieux connus, il s’agit de faire l’inventaire de toutes les données accessibles à notre connaissance pour tenter ensuite, ou en même temps, un effort de synthèse en vue de faire apparaître des significations. Les contes rassemblés par les frères Grimm représentent l’une des contributions à cette germanistique romantique. Le travail de ces deux savants a été précédé à partir du XIIIe siècle par ce qu’on appelle les grands « miroirs » qui rassemblaient légendes, fables, paraboles, livres populaires (Volksbücher), contes merveilleux (Märchen) et récits facétieux (Schwänke), d’Orient et d’Occident, entreprise qui s’est perpétuée jusqu’à la Renaissance inclusivement. Les deux frères Grimm renouent avec cette tradition en procédant d’une façon plus scientifique qui, selon leurs dires, consiste à transcrire le plus fidèlement possible les histoires qu’ils se font raconter.
Jacob (1785-1863) et Wilhelm Grimm (1786-1859), infatigables chercheurs en matière de philologie et d’histoire folklorique, entreprennent fort jeunes, en 1806, de rassembler des contes. Avant la première édition de ceux-ci en 1812, Jacob publie un ouvrage sur les Maîtres Chanteurs, et Wilhelm traduit du vieux-danois chants héroïques, ballades et contes (1811). Leurs Deutsche Sagen (Légendes allemandes) paraissent en 1816 et 1819, suivies de peu par leur (Grammaire allemande) (1818) et par de nombreux autres travaux d’érudition. Leurs carrières de bibliothécaires à Cassel et à Göttingen, de professeurs à Göttingen et à Berlin, ne restent pas exemptes de certains épisodes mouvementés mais favorisent dans l’ensemble un labeur énorme dont le dernier résultat marquant est ce (Dictionnaire allemand) en plusieurs volumes, comparable outre-Rhin à ce que le Littré est en France. Cependant le public connaît Wilhelm et Jacob surtout par les contes auxquels leur nom est pour toujours associé. Peu avant cette entreprise, Johann Gottfried Herder, qui possédait à un degré éminent le don de sentir et de comprendre l’âme des peuples à travers leur poésie, a collectionné et traduit avec art des chants populaires du monde entier, qu’il a réunis en un volume intitulé Die Stimmen der Völker in Liedern (Les Voix des peuples dans leurs chansons) (1778). En montrant que la poésie jaillit des profondeurs de l’âme populaire, Herder a préparé la voie au Sturm und Drang et au Romantisme, notamment à Achim von Arnim et à Clemens Brentano qui suivirent cet exemple en rassemblant des chants populaires allemands. Ce sont Arnim et Brentano qui créèrent le mot Volkskunde, vers 1808 – que William John Thoms traduisit en anglais par folklore, en 1846. Au cours de nombreux voyages en Saxe, en Sibérie, dans la vallée du Rhin, Arnim et Brentano se firent chanter des Lieder par les gens du peuple et recherchèrent aussi ceux qu’on pouvait encore trouver sur des feuilles volantes et dans les calendriers : une riche moisson d’environ mille poésies publiée en trois volumes intitulés Des Knaben Wunderhorn (Le Cor merveilleux de l’Enfant) (1806-1808) et préfacés par Goethe.
Arnim et Brentano souhaitent compléter ce recueil par un autre, consacré aux contes populaires. En 1805, par l’intermédiaire de Karl von Savigny, un professeur de Jacob Grimm, Brentano rencontre les deux frères, leur fait part de son projet et les incite à collectionner des contes. Enthousiasmés par cette proposition, ils se mettent au travail et découvrent des conteurs pendant l’année 1806, tandis que la guerre fait rage, que les batailles d’Iéna et d’Auerstedt secouent les pays allemands. Un peu plus tard, Brentano leur rend visite à Cassel et se montre surpris en voyant tout ce qu’ils ont déjà pu rassembler. Il les prie en 1810 de lui confier leur manuscrit, qui contient les histoires saisies dans leur premier jet ; les Grimm acceptent, non sans avoir pris une copie qu’ils conservent par devers eux. Sans cette mesure de prudence la perte eût pu être irréparable, car le négligent Brentano ne rendra jamais ce manuscrit. Les Grimm travaillent alors sur la copie qu’ils en ont faite et qu’ils détruisent après s’en être servi pour préparer leur première édition, si bien qu’on se demandera longtemps quelle a pu être cette première version que les deux frères n’ont pas souhaité laisser à la postérité. Grâce à la négligence de Brentano, ce texte échappera à la destruction à laquelle les Grimm l’avaient condamné, car on le retrouvera en 1920 au couvent trappiste d’Oelenberg, en Alsace. L’édition procurée par Joseph Lefftz en 1928, plus récemment celle de Heinz Rölleke, permettent de comparer cette première version, toute brute, avec l’édition originale de 1812.
En mai 1812, Jacob écrit à Arnim qui se trouve à Berlin :
Si tu pouvais convaincre là-bas un éditeur pour les contes pour enfants que nous avons rassemblés, fais-le, finalement nous renonçons à toucher des honoraires (…). Peu importe que l’impression et le papier soient de bonne ou de mauvaise qualité ; car dans ce dernier cas le livre s’écoulera plus facilement ; ce qui nous importe, c’est d’encourager d’autres que nous à faire des collections semblables de traditions. (p. 195)
Finalement, l’éditeur berlinois G. Reimer accepte de prendre le. risque et les Kinder- und Hausmärchen (Contes pour les enfants et le foyer) paraissent peu avant Noël 1812 – pendant la retraite de Russie – avec une dédicace à Bettina, la sœur de Brentano, qui avait épousé Arnim en 1811. Les frères n’abandonnent pas cette activité puisqu’un deuxième volume voit le jour en 1815. Le titre du recueil semble avoir été choisi pour des raisons publicitaires car les contes donnent l’impression de n’avoir pas été spécialement conçus pour les enfants, ce dont beaucoup de lecteurs se rendent compte aussitôt. Wilhelm et Jacob écrivent à ce sujet dans une lettre adressée à Arnim :
Nous avons, par exemple, lu chaque soir à la maison un chapitre de la Bible ; il y a dans celle-ci de nombreux passages que plus d’une personne retirerait à cause de l’anxiété qu’ils procurent (…). Ce que nous possédons en instructions et en enseignements révélés et traditionnels, les Vieux comme les Jeunes peuvent le supporter. (p. 269)
Les Grimm coulent ces contes dans une langue à la fois simple, populaire et classique, pour maintenir une unité de style qui va conférer au ton général du recueil valeur et durée. Par fidélité à l’égard de leurs sources, ils refusent dans certains cas de traduire les textes en haut-allemand et les font imprimer dans la langue originale, en bas-allemand (cf. De drei Vügelkens, n° 96 ; Von dem Fischer un syner Fru, n° 19), ce qui n’empêche pas celle-ci d’être à l’occasion, et dès le départ, assez stylisée (n° 19). L’érudition des présentateurs s’étale longuement dans un troisième volume consacré à des notes et commentaires qui paraît séparément en 1822. L’édition de 1857, la dernière préparée par eux, correspond à la présentation, courante aujourd’hui, des éditions complètes. On peut considérer que la recherche systématique sur le conte commence vraiment avec les Grimm, de même que leur étonnant recueil représente la première tentative de ce genre, et pas seulement en Allemagne. Ils prennent soin de nous renseigner eux-mêmes sur leurs sources : la vieille Marie Müller aurait donné Le Petit Chaperon Rouge (n° 26) et La Belle au Bois Dormant (n° 50) (des 86 contes du premier volume, elle aurait fourni le quart) ; Dorothea Viehmann, de Nieder-Zwehrn près de Cassel, que les Grimm disent paysanne, leur en aurait raconté beaucoup d’autres. Ces deux femmes sont hessoises. En Westphalie, les familles Haxthausen et Droste-Hülshoff (Jenny, et la célèbre poétesse Annette) les aident à rassembler d’autres contes. En réalité, comme la critique récente l’a montré, les choses ne se sont pas passées tout à fait de cette manière (voir infra).
Dans leur souci d’objectivité ils font un peu figure d’isolés, car si en Allemagne on collectionne déjà systématiquement les chants populaires et les « gestes », il n’en va pas de même des contes. Tous les Romantiques ne sont pas non plus animés du même besoin de faire oeuvre scientifique. Avant même que le recueil soit publié, un débat intéressant s’instaure entre Arnim et Jacob Grimm ; il porte sur deux notions clefs : la poésie de nature et la poésie d’art. Arnim ne voit pas d’opposition entre les deux, mais Jacob lui répond que :
(…) la poésie moderne nomme ses auteurs alors que l’ancienne ne sait aucun nom, elle n’a pas été faite par un, deux ou trois, elle est la somme du Tout ; la manière dont ces choses se sont agencées et faites reste inexplicable (…) mais elle n’est pas plus mystérieuse que les eaux qui se rassemblent en une rivière pour couler ensemble. Je ne saurais concevoir qu’Homère ait existé ni que le Niebelungenlied ait un auteur. (cité p. 175)
Jacob affirme ensuite qu’il ne faut pas changer une virgule ni un iota à la « poésie ancienne », car il convient de ne pas mélanger des espèces de nature différente. Or, dans Le Cor merveilleux de l’Enfant, Arnim en a pris à son aise avec les documents oraux qu’il a reçus. Jacob dit aussi :
Si tu crois avec moi que la religion est partie d’une révélation divine et que le langage a une origine tout aussi admirable et n’est pas le produit d’une intention humaine, cela doit te suffire pour croire et pour sentir que la poésie humaine et ses formes, que la source de la rime et de l’allitération, sont également parties d’un tout et qu’il ne peut être question de l’atelier ou des méditations des poètes individuels. (cité p. 176)
Plus tard, en 1812, à Arnim qui lui répond que le conte fixé définitivement « finirait bien par être la mort de tout l’univers du conte », Jacob réplique qu’il faut :
(…) montrer qu’une grande poésie épique a vécu et régné sur terre, qu’elle a peu à peu été oubliée et perdue par les hommes ou même, un peu différemment, qu’ils continuent de s’en nourrir (…). Comme a été perdu le Paradis, ainsi furent fermés les Jardins de l’ancienne poésie, encore que chaque homme continue de porter dans son cœur un petit paradis. (cité p. 177)
Arnim lui demande alors si par hasard il n’aurait pas, malgré qu’il en ait, modifié ces récits en les stylisant, ou de tout autre manière. Jacob reconnaît l’avoir fait mais il considère qu’on ne peut pas parler pour autant de poésie d’art : « Tu ne peux pas faire de récit parfaitement conforme, de même que tu ne peux casser un œuf sans qu’un peu de blanc reste collé à la coquille (…). Pour moi la vraie fidélité, dans cette image, ce serait ne pas casser le jaune de l’œuf. » (cité p. 177-8).
André Jolies reprendra cette belle image du jaune d’oeuf pour expliquer que le conte est une « forme simple » qui se définit précisément par cette image (voir infra), et il dira que les Märchen, ce sont ceux des Grimm qui en expriment l’essence.
Mais qu’est-ce qu’un conte? Y a-t-il une réelle homogénéité d’inspiration dans le recueil ? Jacob Grimm et Arnim ne précisent guère ce dont ils parlent, car la différence qui peut exister entre poésie de nature et poésie d’art ne nous renseigne pas sur la nature même du conte, qu’il soit « de nature » ou « d’art ». Märchen est le diminutif de Mär qui signifie « nouvelle », au sens de « rapport », « récit », « bruit qui court ». C’est donc à l’origine un court récit. Depuis les histoires de fées en France au XVIIe siècle, la traduction des Milles et une Nuits par Galland à l’aube du siècle suivant, le Märchen a eu tendance à se spécialiser dans le genre merveilleux, si bien qu’on entend par là le Zauber- oder Wundermärchen, ou « conte merveilleux ». On distingue naturellement le Kunstmärchen – que Gonthier-Louis Fink a remarquablement bien étudié pour le xvm’ siècle5 -, ou conte dont l’auteur a voulu faire une œuvre d’art signée, et le Volksmärchen, ou « conte merveilleux populaire » comme celui des frères Grimm. Boite et Polivka, dès le début de leur grande édition de commentaires aux contes de Grimm, définissent ainsi le Märchen :
Par Märchen nous entendons depuis Herder et les frères Grimm un récit d’imagination poétique tiré particulièrement du monde magique, une histoire merveilleuse qui n’est pas liée aux conditions de la vie réelle, que petits et grands entendent avec plaisir, même quand ils ne les trouvent pas crédibles. (I, p. 4)
Pour vague que soit la définition, on n’a guère trouvé mieux depuis ; elle suffirait en tout cas à nous convaincre qu’une bonne partie des contes du recueil ne sont pas des Märchen mais ressortissent à d’autres genres. Les Grimm eux-mêmes ont préféré intituler les dix dernières histoires « légendes d’enfants » (Kinderlegenden). Quant aux deux cents autres, on peut se demander pour quelles raisons ils les ont groupées sous le même titre de Märchen alors qu’une bonne partie d’entre elles sont de petites histoires amusantes (Rohrdommel et Wiedehopf, n° 173), des récits facétieux (La Bonne affaire, n° 7), des légendes de la nature (La Lune, n° 175) et des histoires de fous (La Sage Else, n° 34). C’est le récit facétieux (Schwank) qui se rencontre le plus couramment, si l’on fait abstraction des Märchen proprement dits ; il s’agit d’une histoire essentiellement amusante et moralisante, généralement très courte, dont l’origine nettement paysanne est presque toujours très sensible, et dans laquelle domine l’élément burlesque ou grotesque ; ajoutons que c’est presque toujours aussi une petite fable à l’allégorie transparente. De Märchen proprement dits, comme Le Fidèle Jean (n° 6), Cendrillon (n° 21), Le Petit Chaperon Rouge (n° 26), Le Diable aux trois cheveux d’or (n° 29), Les Six cygnes (n° 49), il en reste soixante seulement, sur deux cents titres. Mais ce sont ceux-là qui ont le plus retenu l’attention, et de ceux-là exclusivement il sera question dans le présent travail.