Dans le Veda, nous rencontrons Yama, le premier homme, qui fut aussi le premier mort, et qui montra le chemin du ciel, le chemin qui ne peut plus être enlevé à ses descendants. C’est lui qui règne sur les morts. Ceux-ci le rejoignent dans une contrée de lumière, où tous les vouloirs trouvent leur satisfaction immédiate. L’Atharvaveda (4, 34, 2) représente ainsi le retour des hommes pieux à cet univers du surhomme : « Dépourvus d’os, purifiés par le feu purificateur, épurés, ils rentrent dans le monde pur. Le dieu du feu ne consume pas leur linga; dans le monde céleste de nombreuses femmes les attendent. » — Pour entendre correctement cette dernière phrase, il faut se souvenir de la valeur divinisante possédée, au néolithique, par l’union sexuelle. Le retour à la radiance marquait l’intégration définitive dans l’unité, et la fusion totale, dans le même être, des deux Je sexués d’ici-bas.
Ce sont, comme il va de soi, uniquement les bons qui, après la mort, s’incorporent de la sorte au surhomme. Les méchants, eux, ne gagnent point le pays de Yama. Ils s’enfoncent dans d’impénétrables ténèbres, dans une prison solidement verrouillée, d’où ils cherchent vainement à s’envoler vers la lumière (Glasenapp, loc. cit., PP. 67-68).
On voit par là qu’il n’est nullement question, à cette époque, ni de transmigration, ni d’un Karma comme facteur de métempsychose. Dans l’Atharvaveda, le karma ou karman est simplement l’action rituelle, l’action religieuse, l’utilisation du sacré en vue de desseins humains et du bien de l’homme. Son contenu, indique P. Masson-Oursel, qui a approfondi, parmi tant d’autres problèmes, cette question (loc. cit., PP. 154-155 et passim), est, au propre, le rite; il s’étend du charme et du sortilège, yâtu, mâyâ, jusqu’à l’action morale, – puissance et vertu marquant les deux pôles de l’ouvre religieuse. D’où l’ampleur de cette notion. Plus tard, dans les Upanishads. l’aspect rituel s’effacera peu à peu. Le Karma, sans rien perdre de son prestige, désignera alors Vagir en général, et c’est à ce moment qu’il entrera en connexion avec le samsâra, dont il assurera le jeu et deviendra le régulateur.
L’Inde est donc partie, comme tous les peuples éduqués par la théocratie néolithique, de cette idée fondamentale que le sort de l’homme après la mort dépend de sa conduite ici-bas, et principalement de ses actes religieux, de son contact avec les rites. Il n’existe pas, en effet, pour lui, d’autre moyen de s’intégrer dans la radiance. Une série de vies et de morts successives n’était nullement envisagée alors.
C’est plus tard, sous l’influence des conceptions et des pratiques initiatiques conservées précieusement, depuis le néolithique, par les Dravidiens, et peu à peu sclérosées sous l’action, longtemps prépondérante, des groupes matriarcaux, que s’installa la croyance au samsâra, en même temps que se consolidait et s’étendait, pour les mêmes motifs, le régime des castes : nous avons insisté ailleurs sur ces points. Le gauchissement du Karma s’effectua à la même époque, et du fait de la même évolution. Les hautes notions sacerdotales des âges reculés fléchirent par matérialisation. L’énergie dynamique infusée dans les êtres et les objets par la liturgie se figea en des courants indépendants de la pensée. Il s’établit, comme nous l’avons signalé maintes fois, un va-et-vient de l’objet initiatique à l’initié, si bien que l’homme parut être, au bout du compte, un agrégat de fluides ou d’influences diverses, qui venaient se combiner un instant en lui, pour retourner, au moment de sa mort, à leur point de départ. La complication et la sclérose de l’initiatisme aboutissaient ainsi à la dissolution du Moi humain.
C’est là, sans aucun doute, la plus grave altération que l’Inde ait fait subir aux conceptions initiatiques primordiales. L’homme est essentiellement un Je. Les vénérables scénarios rituels de création transcrits aux chapitres n et ni de la Genèse le proclament d’une manière saisissante. « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance;… Voici l’homme devenu comme l’un de nous ; » porte le texte. Il ne s’agit pas seulement, comme le veut l’interprétation courante, de façonner l’homme sur le modèle de la nature divine, qui est foncièrement une, mais de lui attribuer le caractère d’une personne, d’en faire un élément d’une pluralité, de le rendre ainsi apte à posséder partiellement l’unité indivisible de l’être infini. Le Je peut se définir, en effet, l’exigence de l’être. Il en est, en même temps, forcément, la connaissance. Il synthétise par là normalement en lui l’existence et la pensée, mais à une condition : c’est qu’il ne vise pas à s’approprier l’être qu’il détient.
Il ne peut, en effet, posséder son être que dans l’acte par lequel il le donne sans réserve. Telle est la loi souveraine de l’existence, celle qui permet à la pluralité de ne point briser l’unité absolue de l’être. Il existe, en conséquence, un nombre inépuisable de Je, sans que l’être cesse d’être rigoureusement un, car c’est un seul et même être que tous détiennent, en s’en faisant mutuellement, et en en faisant aux Je transcendants, possesseurs de la totalité de l’existence, un don plénier. L’être est, par là même, un dynamisme pur, un prodigieux torrent d’amour, grâce auquel l’existence et la connaissance circulent éternellement à travers une multitude pratiquement infinie de personnes, sans qu’aucune de celles-ci cherche jamais à en conserver par devers elle une parcelle. Dès qu’un Je vise à retenir l’être qui lui est départi au lieu de le redonner en totalité, il se scinde ipso facto de l’existence véritable. Il ralentit le mouvement torrentiel, et en immobilise des éléments. Il transforme par là le dynamisme en mécanismes, et s’emprisonne dans un univers de floculation, dans un monde d’apparences : c’est l’aventure catastrophique qui est arrivée au surhomme premier homme, faute d’avoir compris que le secret de la vie éternelle et l’essence de l’être c’est l’amour sans limite, le communisme total, le don absolu de tout ce que détient le Je.
A l’encontre de ces vérités fondamentales, l’Inde, par mésinterprétation progressive de l’initiatisme traditionnel, en est venue souvent à admettre que le Je est un simple épiphénomène. Elle y a vu l’instrument de l’égoïsme : ce qu’il est effectivement dans son présent état tératologique. Elle a, dès lors, imaginé de le sacrifier pour sauver l’unité de l’être, sans se rendre compte qu’il conditionne, même en Dieu, la synthèse et la connaissance de l’être. Je suis toi, tu es moi sont devenus, en conséquence, des formules capitales de la vie spirituelle. En réalité Je ne suis jamais toi, et tu ne seras jamais moi. Mais tout ce que tu es je le suis; tout ce que je suis, tu l’es; tout ce que j’ai est sans restriction à toi; tout ce que tu as est mien. Telles sont les règles essentielles, qui sauvegardent l’unité absolue de l’être, tout en respectant la pluralité éternelle des Je; et c’est parce qu’ici-bas, au sein du cosmos phénoménal, il nous est impossible d’effectuer le don plénier de nous-mêmes, de faire pénétrer en autrui la totalité de ce que nous avons et de ce que nous sommes, c’est parce que nous retenons forcément quelque chose pour notre corps vu spatialement — fût-ce uniquement un peu de nourriture — que nous sommes des monstres cosmiques, soustraits à la loi divine de l’univers, et en marge de l’existence réelle.
Ainsi, pour comprendre l’évolution universelle, il faut, on le voit, placer le Je au cour même de l’être et de la pensée. Il est le multiple primordial, dont l’être-pensée forme la nature éternellement et indivisiblement une. Si l’on procède autrement, l’on ne discerne plus pourquoi l’amour seul atteint la substance de l’être et fait de celui-ci un courant dynamique; l’on est, d’autre part, incapable d’entendre comment la condition présente de l’homme, avec les modalités amoindries de connaissance et d’action qu’elle comporte, se rattache à la loi essentielle de l’existence ; l’on ne saurait enfin entrevoir le mot de l’évolution humaine et les bases de l’initiatisme pérenne.