Ibn Arabi: Dieu voulut se voir…

Burckhardt

Dieu [al-haqq] voulut voir les essences [a’yân]1 de Ses Noms très parfaits [al-asmâ al-husnâ], que le nombre ne saurait épuiser, — et si tu veux, tu peux également dire : Dieu voulut voir Sa propre essence [’ayn]3, résume tout l’ordre divin [al-amr]4, afin de manifester par là Son mystère [sirr] à Lui-même 5. Car la vision [ru’yâ]6 qu’a l’être 7 de lui-même en lui-même n’est pas pareille à celle que lui procure une autre réalité dont il se sert comme d’un miroir : il s’y manifeste à lui-même sous la forme qui résulte du « lieu » de la vision ; celle-ci n’existerait pas sans ce « plan de réflexion » et le rayon qui s’y reflète. Dieu a d’abord créé le monde entier comme une chose amorphe 8 et dépourvue de grâce 9, et semblable à un miroir qui n’a pas encore été poli 10 ; or, c’est une règle de l’Activité divine de ne préparer aucun « lieu » sans que celui-ci ne reçoive un esprit divin, ce qui est exprimé [dans le Coran] par l’insufflation de l’Esprit divin en Adam 11 ; et ceci n’est autre chose [d’un point de vue complémentaire du premier] que l’actualisation de l’aptitude [al-ist’dâd] que possède telle forme, préalablement disposée, à recevoir l’effusion [al-fayd] 12 inépuisable de la révélation [at-tajallî]13 essentielle. Il n’y a donc [hors de la Réalité divine] qu’un pur réceptacle [qâbil] 14 ; mais ce réceptacle provient lui-même de « l’Effusion très-sainte » [al-fayd al-aqdas] [c’est-à-dire de la manifestation principielle, métacosmique, où les « essences immuables » sont divinement « conçues », avant leur apparente projection dans l’existence relative] 15. Car la réalité [al-amr] 16 tout entière, de son commencement à sa fin, vient de Dieu seul, et c’est vers Lui qu’elle retourne 17. Ainsi donc l’Ordre divin [al-amr] exigeait la clarification du miroir du monde ; et Adam devint la clarté même de ce miroir et l’esprit de cette forme 18.


Austin

  1. Nous traduisons ici a’yân par « essences », puisqu’il s’agit des essences des Noms par opposition avec leurs formes verbales ou idéelles. L’objet de la « vision » divine réside dans les possibilités essentielles qui correspondent aux « Noms très parfaits », à savoir les « aspects » universels et permanents de l’Être. Quand on parle de l’Essence une et seule de tous les Noms ou Qualités divines, on emploie le terme adh-dhât.[]
  2. Le mot al-’ayn [singulier de a’yân] comporte les significations de « détermination essentielle », « essence personnelle », « archétype », « œil », « source ». Cette phrase signifie donc que Dieu voulut Se voir Lui-même, avec cette restriction que Sa « vision » ne se rapporte pas à Son Essence absolue [adh-dhât], qui transcende toute détermination, même principielle, mais à Sa détermination immédiate [’aynah], Son « aspect personnel », qui est précisément caractérisé par les Qualités parfaites dont es Noms sont l’expression.[]
  3. Ou de l’Être, le terme al-wujûd ayant les deux sens. — Quelques manuscrits présentent la variante : «… étant doué de faces [al-wujûh]… », c’est-à-dire de multiples « plans de réflexion » différenciant l’irradiation [al-tajallt] divine.[]
  4. L’Ordre divin est symbolisé par la parole « sois! » [kun] ; il s’identifie donc au principe de l’Existence.[]
  5. Allusion à la parole divine [hadîth qudsî] révélée par la bouche du Prophète : « J’étais un trésor caché ; J’ai voulu être connu [ou : connaître], et J’ai créé le monde. »[]
  6. L’acte visuel est ici pris comme le symbole de la Connaissance dans sa nature universelle.[]
  7. Littéralement : « la chose » [ash-shay’]. Ibn ’Arabî emploie parfois ce terme de « chose » pour désigner une réalité qu’il ne veut définir en aucune manière ; il ne dit pas « l’Essence » [adh-dhât], pour ne pas affirmer la transcendance et la non-manifestation de ce dont il s’agit, et il ne dit pas non plus « l’Être » ou « l’Existence » [al-wujûd], pour ne pas en souligner l’immanence et la manifestation.[]
  8. Ou « homogène » [musawwî], c’est-à-dire ne portant pas encore l’empreinte qualitative et différenciée de l’Esprit.[]
  9. Rawh : « grâce », « liberté » ; certains lisent rûh, « esprit ».[]
  10. C’est le chaos primordial, où les possibilités de manifestation, encore virtuelles, se confondent dans l’indifférenciation de leur matériel.[]
  11. « Lorsque Je l’aurai formé et que J’aurai soufflé dans lui de Mon Esprit… » [Coran, XV, 29].[]
  12. Voir article2137.[]
  13. Al-tajallî signifie « révélation » [en un sens général], « dévoilement » et « irradiation » : quand le soleil, couvert de nuages, se « dévoile », sa lumière « irradie » sur terre.[]
  14. Du point de vue cosmologique, ce réceptacle correspond à la substance passive, la materia prima ou principe plastique d’un monde ou d’un être. Du point de vue purement métaphysique, le réceptacle qui s’oppose — d’une manière toute principielle et logique — à l’ « effusion » incessante de l’Être, se réduit à la possibilité principielle, l’archétype ou l’« essence immuable » [al-a’yn ath-thâbitah] d’un monde ou d’un être.[]
  15. Voir article2138.[]
  16. Le mot amr signifie en première ligne « ordre », « commandement », mais comporte aussi le sens de « réalité » et d’ « acte ». L’Ordre divin « sois! » correspond à l’Acte pur.[]
  17. « A Lui est le royaume des deux et de la terre. A Dieu retourneront les réalités » [al-umûr, c’est-à-dire les réalités incréées des créatures] [Coran, LVII, 5].[]
  18. Dans le texte original, tout le début du chapitre, jusqu’à la parole ci-dessus, forme une seule phrase avec plusieurs propositions incidentes ; c’est un ensemble logique décrivant tous les aspects essentiels de la Manifestation divine.[]
  19. Qur’an, XXI:91.[]
  20. Cf. ibid, 11:210.[]
  21. al-Insan al-Kamil, the Perfect Man.[]
  22. Nafkh, Qur’an 32:9, etc.[]
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