Índice
Les hymnes du Rig-Véda nous fournissent les noms de nombreuses divinités auxquelles ils s’adressent et dont les principales subsisteront, nominalement au moins, dans la mythologie postérieure ; mais nous n’y trouvons rien qui ressemble aux attributions de fonctions nettement définies et à la classification méthodique des dieux d’Homère ou d’Hésiode. Bien que la manière dont on les décrit les revête d’une sorte d’anthropomorphisme, les dieux védiques sont vagues, indécis, sans personnalité précise, souvent sans attributions bien déterminées, se remplacent et se confondent, ou bien, à tour de rôle, l’un d’entre eux, Agni surtout, réunit tous les autres en sa personne, au gré de la dévotion et de l’enthousiasme reconnaissant de l’adorateur, de telle façon qu’on peut se demander s’ils ne sont pas de simples épithètes d’un Dieu unique, si l’on est, avec eux, en présence d’une conception polythéiste ou monothéiste.
Un point acquis, c’est qu’ils ne sont pas éternels (les Aryas primitifs ne paraissent pas plus avoir conçu la notion d’éternité que celle de l’infini absolu et cela n’a rien qui doive nous étonner étant donné leur état probable de civilisation) ; mais par suite des contradictions coutumières aux écritures védiques, leur origine demeure dans une incertitude complète. Tantôt ils semblent être sortis spontanément du chaos ou d’une entité négative préexistante1 : « Dans le premier âge des Dieux, l’existant naquit de l’inexistant » (Rig-Véda X, 71, 3) ; tantôt on les fait naître d’un couple primordial, Dyâvâprithivî c’est-à-dire Dyos « le Ciel » et Prithivî « la Terre » (R. V. I, 159, 1) ; tantôt ce sont les fils de Brahmanaspati2 (R. V. II, 26, 3), de Soma3 (R. V. IX, 96, 5), d’Aditî4 (R. V. I, 89, 10), d’Ouchas5 (R. V. I, 113, 19), ou bien encore d’Agni6, c’est-à-dire du sacrifice même, tantôt ils remplissent alternativement les uns envers les autres, les rôles de pères et de fils.
Le Véda les dit immortels, Amartyas, toutefois ils ne tiennent pas ce privilège de naissance : ils l’acquièrent par différents moyens, et sont même susceptibles de le perdre, ou tout au moins de déchoir de leur puissance. D’après certains passages des Védas et des Brâhmanas, c’est Agni qui leur a donné l’immortalité quand ils l’ont honoré au moment de sa naissance ; d’autres fois ils la doivent à Savitri7, ou bien ils ont vaincu la mort et gagné le ciel par la continence, la ferveur de leurs austérités et par la pénitence (tapas), ou encore en proférant et méditant la syllabe mystique Om. Le plus souvent, les textes sacrés nous apprennent que mortels les dieux sont devenus immortels pour avoir bu l’amrita8, ou par les sacrifices qu’ils ont accomplis, sans qu’on nous dise, toutefois, à qui pouvaient s’adresser ces sacrifices alors que les dieux n’existaient pas encore, à moins qu’il ne s’agit du sacrifice pour le sacrifice, c’est-à-dire d’un acte sacré et méritoire en lui-même et par lui-même, ainsi qu’il semble résulter de ce passage du Rig-Véda9 : « Avec le sacrifice, les Dieux honorèrent le sacrifice ; ce furent les premiers rites. Ces grandes puissances ambitionnaient le ciel, là où sont les antiques Sâdhyas, les Dieux (X, 90, 16).
Si les textes sacrés nous laissent indécis en ce qui concerne l’origine et l’immortalité des dieux védiques, notre incertitude n’est pas moindre au sujet du degré de puissance qu’ils leur attribuent. Ce sont évidemment, des êtres supérieurs aux hommes par la grandeur, la force et l’intelligence ; ils commandent en maîtres aux éléments et aux phénomènes de la nature ; ils gouvernent et protègent l’univers ; ils accordent faveurs et grâces à leurs adorateurs et les défendent contre leurs ennemis ; mais, en dépit des hymnes où on la magnifie, leur puissance n’est pas sans limite. Continuellement elle est mise en échec par celle, non moins grande des démons, et s’ils finissent toujours par sortir vainqueurs de leurs éternels combats, les dieux ne s’en tirent pas sans blessures, ni sans défaites temporaires ; peut-être même succomberaient-ils, si les hommes ne soutenaient leurs forces et leur courage par les sacrifices, les offrandes, surtout par les oblations de Soma, la liqueur enivrante dont ils sont avides. Bien plus, par leurs méditations, leurs sacrifices et leurs pénitences austères, les saints anachorètes peuvent acquérir sur la nature une puissance au moins égale à celle des dieux, les chasser du ciel par une simple malédiction et même se substituer à eux dans leurs fonctions et leur gloire divines, éventualité redoutable que ceux-ci s’évertuent continuellement à prévenir en induisant en tentation ceux de leurs compétiteurs qui menacent de devenir dangereux. Enfin sans aller jusque là, l’Atharva-Véda enseigne les incantations par lesquelles l’homme peut asservir la volonté des dieux à la sienne propre, et mettre leur pouvoir au service de ses intérêts.
Par ce qui précède il est aisé de concevoir à quelles difficultés se heurte le mythologue qui cherche à déterminer la nature de ces dieux. L’opinion courante, d’accord du reste avec la tradition des brâhmanes, est qu’ils personnifient les forces, les éléments et les grands phénomènes de la nature : le ciel, l’atmosphère, la terre, le soleil, la lune, le jour, la nuit, la pluie, le feu, le vent, etc., et il est certain que telles ont été leurs attributions dans la mythologie des temps postérieurs ; mais cette répartition de fonctions semble être le résultat souvent arbitraire du classement opéré par les brâhmanes lorsqu’ils se sont avisés de mettre quelque ordre dans leur panthéon devenu trop vague. En effet, à part Agni, Indra, Varouna, Sourya, Ouchas et Yama, aucun des Dieux védiques ne remplit un rôle nettement déterminé, ou n’a une personnalité absolument distincte. D’un autre côté le nom collectif même qu’on leur a donné, Dévas10 « les brillants », indique ou semble indiquer qu’au début du moins, ils ont représenté exclusivement des phénomènes d’ordre lumineux. Cette considération, et aussi la découverte du fait que le Rig-Véda n’est en réalité qu’un rituel du sacrifice, ont amené M. Bergaigne11 à conclure que ces Dieux représentent les éléments du sacrifice et spécialement ses éléments ignés, le feu et la matière inflammable qui l’entretient. Allant plus loin encore dans cette voie, M. Regnaud12 voit dans tous ces dieux de simples épithètes du feu et de la libation. A l’appui de cette hypothèse, on pourrait citer de nombreux passages des Brâhmanas, des Oupanichads, des Çâstras et des Pourânas, où l’identification de quelqu’un des grands dieux au sacrifice est nettement formulée ; dans la Bhâgavad-Gîtâ13 entre autres, lorsque Krichna révèle sa véritable nature à son ami Ardjouna, il déclare être tout ce qui existe dans l’univers, l’univers lui-même, le sacrifice.
Mais ce n’est pas ici la place de discuter de la véritable nature des dieux, et quelle qu’elle puisse être nous devons les présenter sous l’aspect et avec les attributions que leur donne la tradition brâhmanique. En prenant à la lettre le sens apparent des hymnes du Rig-Véda, les Dévas nous apparaissent déjà anthropomorphisés et, si on n’en rencontre pas de descriptions physiques, comme dans les ouvrages d’une date postérieure et surtout dans les Pourânas, on sent implicitement qu’ils ont des corps assez semblables à ceux des hommes, de même qu’ils eu possèdent les passions, amour, haine, colère, affection, antipathie, reconnaissance, ressentiments, et même les besoins, car il leur faut pour soutenir leurs forces et entretenir leur immortalité la nourriture que leur fournissent les sacrifices accomplis à leur intention. Très nombreux, on pourrait presque dire innombrables, ils ont des sexes différents ; mais, bien que presque chaque dieu ait pour compagne une déesse, qui n’est souvent qu’une forme féminisée de son nom, à part Aditi, Diti, Pârvatî ou Prithivî, Ouchas et les Apsaras, l’élément féminin remplit un rôle très effacé dans la mythologie védique. D’après de nombreux passages du Rig-Véda, il y aurait seulement trente-trois dieux : — « O vous, Dieux, qui êtes onze dans le ciel, qui êtes onze sur la terre, et qui, dans votre gloire, êtes onze habitants des eaux, accueillez favorablement cette offrande qui est nôtre » (I, 139, 2) ; « Puissent les trois en plus de trente Dieux, qui ont rendu visite à notre gazon14 du sacrifice, nous reconnaître et nous rendre le double » (VII, 28, 1) ; — « Vous qui êtes les trois et trente Dieux adorés par Manou, ainsi loués, puissiez-vous devenir les destructeurs de nos ennemis » (VIII, 30, 2) ; et, plus explicite le Çatapatha-Brâhmana répartit ces trente-trois divinités en douze Adityas, onze Roudras et huit Vasous, auxquels il adjoint soit Dyôs et Prithivî, soit Indra et Pradjâpati. Mais il est évident que ce chiffre de trente-trois adopté pour une raison qui nous échappe ne représente pas et n’a jamais représenté le nombre total des dieux, car le Rig-Véda lui-même, selon son habitude de contradictions continuelles, mentionne dans d’autres passages les trente trois dieux augmentés, suivant les circonstances, d’Agni, de Soma, des Açvins, des Nâsatyas, etc. Ailleurs encore, il va plus loin et déclare : — « Trois cents, trois mille, trente et neuf Dieux ont adoré Agni » (III, 9, 9).
De bonne heure les Brâhmanes ont senti la nécessité de mettre un peu d’ordre et de hiérarchie dans cette multitude confuse d’êtres divin, et déjà plusieurs siècles avant notre ère, le célèbre Yâska15 en entreprit dans son Niroukta16 un classement méthodique, ou plutôt deux classements différents. Dans un premier passage, il les répartit en grands et petits, vieux et jeunes, sans dire toutefois sur quelles données il se fonde pour établir cette division que les hymnes védiques ne paraissent ni justifier, ni même suggérer : — « Respect aux grands, respect aux petits, respect aux jeunes, respect aux vieux. Adorons les Dieux autant que nous le pouvons ; puissé-je, ô Dieux, ne pas négliger d’honorer les plus grands (I, 27, 13). Mais un peu plus loin, (VII, 5), il donne en ces termes une autre classification, plus conforme, d’ailleurs, au contexte général des hymnes et aux notions traditionnelles : — « D’après les commentateurs du Véda, il y a trois Dieux, savoir : Agni, qui est place sur la terre ; Vâyou ou Indra, qui réside dans l’air ; et Sourya, dont la place est an ciel. Ces Dieux reçoivent plusieurs appellations différentes en raison de leur grandeur ou de la diversité de leurs fonctions, de même que les termes de hotri17, adhvaryou18, brâhmane19 et oudgâtri20, s’appliquent à une seule et même personne suivant le rôle particulier qu’elle se trouve remplir dans le sacrifice. Ces Dieux peuvent être tous distincts, car les louanges qu’on leur adresse et leurs noms sont différents21. Puis, partant de là, Yâska répartit les manifestations diverses de ces dieux en trois classes ou groupes : les dieux terrestres, les dieux atmosphériques ou intermédiaires, et les dieux célestes. Cette classification paraît avoir été généralement adoptée dans ses grandes lignes par les théologiens brâhmaniques, et a été suivie également par la plupart des indianistes européens, qui y ont ajouté cependant une quatrième catégorie, celle des divinités des eaux.
DYÔS
On a généralement coutume de considérer le ciel, Dyôs22, comme le plus ancien et, primitivement, le plus important des Dieux védiques, sans doute à cause du titre de « père » (pitar) que lui donnent habituellement les hymnes, et peut-être en raison de sa grande similitude de nom avec le Zeus23 des Grecs (Zeus pater, Jupiter, Dispater) et de fonctions avec Ouranos, le dieu initial de la mythologie hellénique cependant, la part restreinte d’invocations que lui fait le Rig-Véda ne permet guère de supposer qu’il ait jamais été un dieu suprême comparable à Zeus. Pour expliquer ce fait, quelques auteurs ont émis l’hypothèse que Dyôs, grand dieu primitif de la race indo-européenne, était déjà une divinité vieillie et délaissée à l’époque où furent élaborés les hymnes de ce Véda ; mais aucun indice sérieux n’appuie cette supposition, et il paraît plus probable que nous sommes ici en présence d’un mythe imparfaitement évolué, qu’une cause quelconque a arrêté dans son développement.
Il est rare que Dyôs soit invoqué seul. Presque toujours le Rig-Véda l’associe à Prithivî (« la large, l’étendue »), déesse de la terre, avec laquelle il constitue le groupe créateur Dyâvâ-Prithivî. Père et mère de tous les êtres, Dyôs et Prithivî ont engendré les dieux, les hommes et les animaux, quelquefois aussi les plantes et même tout l’univers ; essentiellement bienveillants, ils dispensent avec libéralité leurs faveurs à leur nombreuse progéniture : — « Dans les cérémonies j’adore avec des offrandes et je chante les louanges de Dyôs et de Prithivî, promoteurs de la justice, grands, énergiques, qui sont les parents des Dieux et qui dispensent, comme les Dieux, les grâces les plus précieuses en récompense de nos offrandes. — Par mes invocations j’adore la pensée du Père bienfaisant pour tous et la force puissante qui est celle de la Mère. Ces parents prolifiques ont engendré toutes les créatures, et par leur grâce ont conféré à leurs rejetons une grande immortalité » (R. V. I, 159, 1). — Peut être aussi constituent-ils le type initial de la famille, car, suivant tine conception à peu près générale chez les peuples primitifs, Dyôs et Prithivî sont unis par les lieus d’un véritable mariage, contracté avec des rites solennels, ainsi que nous le révèle ce passage de l’Aitaréya-brâhmana24 : — « Jadis, ces deux mondes étaient unis. Plus tard ils se séparèrent.Après leur séparation la pluie cessa de tomber, le soleil cessa de briller. Alors les cinq classes d’êtres ne restèrent point en paix les unes avec les autres. Alors, les Dieux amenèrent la réconciliation de ces deux mondes. Tous deux contractèrent un mariage selon les rites observés par les Dieux » (IV, 17).
Comme celle de tous les autres Dieux, l’origine de Dyôs et de Prithivî est obscure, les récits qui la concernent sont contradictoires ; tantôt il semble qu’ils soient éternels ou apparus spontanément ; tantôt ils sont l’œuvre d’un dieu innommé, du plus habile des dieux : « Au loin étendus, vastes, infatigables, le Père et la Mère protègent tous les êtres. Il était le plus habile des Dieux habiles, celui qui a fait ces deux mondes qui sont bienfaisants pour tous, qui, désirant faire une œuvre excellente, a étendu ces régions et les a consolidées par des supports indestructibles » (R. V. I, 160, 2). D’autres fois c’est Soma (le dieu de la libation), Pouchan, Tvachtri (personnifications du soleil) ou Indra (Dieu de l’éclair et de la pluie) qui les a créés ; ou bien ce dernier les a engendré de son propre corps, les soutient dans ses mains et les étend comme une toison ; ou bien encore un hymne (R. V. X, 90) les fait sortir de la tête et des pieds de Pouroucha (la victime mystique immolée par les Dieux), et un autre les fait naître dans les eaux. D’un autre côté, Prithivî est dite le support ou la demeure de Dyôs qui, en somme, plutôt que le ciel paraît personnifier la lumière par excellence ou le jour et que ses relations de parenté avec Soma, Pouchan, Tvachtri, Indra, Agni (qu’on dit tantôt son frère et tantôt son fils, ou encore sa tête), Mitra et Savitri désignent, comme ayant été primitivement un des éléments ignés du sacrifice, un équivalent d’Agni, d’Indra et de Sourya. On peut aussi invoquer à l’appui de cette hypothèse le fait qu’on lui substitue parfois Pardjanya, divinité assez indécise qui paraît présider au tonnerre, à la pluie, à la procréation, à la fructification, et dont le nom, pris adjectivement, est une épithète assez fréquente d’Indra et de Sourya.
VAROUNA
Le plus souvent, on attribue le rang suprême parmi les êtres célestes à un autre dieu du ciel, Varouna25 qui, après avoir très certainement personnifié comme Dyôs le ciel lumineux, est devenu, déjà à l’époque védique, le ciel nocturne constellé d’étoiles. Varouna remplit des fonctions aussi hautes que nombreuses. Il réside dans tous les mondes dont il est le souverain régulateur ; il a créé la nuit, il soutient la terre ; c’est par ses soins que les rivières coulent et vont verser leurs eaux dans l’Océan, sans jamais le remplir ; ses lois et ses ordres sont immuables et inviolables ; sa puissance s’exerce sans restriction sur les destinées des humains dont il connaît tous les actes, les pensées les plus secrètes, qu’il récompense et punit, dont il délie et retient les péchés ; il connaît le vol des oiseaux dans le ciel, la route des poissons dans les eaux, la course du vent, et voit tout ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. « Le grand Être qui règne sur ces mondes les voit comme s’il était tout près. Si quelqu’un pense faire quelque chose en secret, ce Dieu le sait, et voit quiconque se tient debout, marche, se glisse secrètement, se retire dans sa maison ou dans quelque cachette. Ce que complotent deux personnes assises ensemble, en tiers avec elles Varouna le sait. Cette terre est le domaine du roi Varouna et aussi ce vaste ciel dont les extrémités sont si distantes. Les deux océans sont les mamelles de Varouna, et il réside dans ce petit étang. Celui qui fuirait au delà du ciel, ne pourrait pas échapper au roi Varouna. Descendant du ciel, ses messagers traversent le monde ; avec leurs mille yeux, ils regardent sur toute la surface de la terre. Varouna perçoit tout ce qui existe entre le ciel et la terre et au delà. Il compte les clignements d’yeux des hommes. Il tient en ses mains toutes les choses comme le joueur les dés qu’il va jeter. O Varouna, que tes filets enlacent l’homme qui profère des mensonges et qu’ils s’écartent de celui qui dit la vérité » (Atharva-Véda. IV, 16, 2.6). Le respect et l’adoration éclatent en termes d’une grandeur et d’une élévation incomparables dans les hymnes qui lui sont consacrés, et où ses adorateurs lui associent souvent son frère Mitra (l’Ami), une des nombreuses personnifications du soleil, à qui l’on donne le ciel de jour pour empire, mais qui ne participe qu’en faible partie au caractère de justicier de Varouna.
Toutefois, il ne faut pas attacher trop d’importance à cette apparente attribution du rang souverain à Varouna ; car, d’un côté, les hymnes l’attribuent également à d’autres dieux, et de l’autre Indra le lui dispute victorieusement et s’en empare à la suite d’une sorte de traité qui dépossède Varouna de l’empire du ciel et lui laisse celui des eaux, mythe qui prépare le passage de Varouna à la fonction exclusive de dieu de l’océan qui lui sera dévolue dans la mythologie post-védique. Plusieurs hymnes du Rig-Véda renferment d’ailleurs des allusions à la connexion de Varouna avec les eaux, — eaux réelles ou eaux du sacrifice, c’est-à-dire les libations, — notamment les deux passages suivants : — « Vous désirant, vous fils de la force, les Marouts (dieux des éclairs ou des vents) s’avancent à travers le ciel ; Agni sur la terre, Vâta (dieu du vent) dans l’atmosphère, et Varouna sur les eaux, l’océan » (R. V. I, 161, 14). — « Que me protègent les eaux célestes, et celles qui coulent, celles pour lesquelles sont creusés des canaux, et celles qui se produisent spontanément, celles qui vont à l’océan, qui sont brillantes et purifiantes ! Que ces eaux, au milieu desquelles se meut le Dieu Varouna, surveillant la véracité et la fausseté des hommes, qui distillent la douceur et sont brillantes et purifiantes, me protègent ! Que ces eaux dans lesquelles Varouna, Soma et tous les Dieux goûtent le plaisir de la nourriture, dans lesquelles est entré Agni-Vaiçvânara, me protègent ! »26 — « Mitra et Varouna, vous les deux rois, protecteurs de la grande cérémonie, puissants seigneurs de la mer, venez ici ; envoyez-nous du ciel de la nourriture et de la pluie ! » (R. V. VII, 64, 2).
LES ADITYAS
A Varouna est étroitement apparenté le groupe des Adityas dont il est le premier et le chef. Les Adityas sont de grands Dieux lumineux se rattachant tous au mythe solaire, sans en excepter Varouna qui, assez souvent, se substitue au Dieu–Soleil Savitri ou Sourya, mais dont le nombre et les noms varient d’un hymne à l’autre. Le Rig-Véda en mentionne tantôt six : Varouna, Mitra, Aryaman, Bhaga, Dakcha et Amça ; tantôt sept, en adjoignant Savitri aux précédents ; tantôt huit par l’addition de Mârttânda. Mais, même dans ce cas, on n’en compte jamais que sept, Mârttânda, dit-on, ayant été repoussé ou renié par leur mère commune. La Taittirîya-Samhitâ du Yadjour-Véda et le Taittirîya-brâhmana en nomment également huit ; mais substituent Dhâtri, Indra et Vivasvat à Dakcha, Savitri et Mârttânda. Plus tard, les Brâhmanas et les Pourânas porteront leur nombre à douze, sans doute pour les faire présider aux douze mois de l’année. D’après les hymnes védiques, ce sont les plus grands, les plus puissants, les plus bienfaisants et les plus vénérables des Dieux ; mais, à part Varouna, Mitra, Savitri, Indra et Vivasvat qui ont par ailleurs des fonctions déterminées, et Dakcha qui parait remplir le rôle de créateur ou de procréateur des êtres animés, on ne les invoque guère que collectivement pour obtenir leur protection et des faveurs, la plupart du temps matérielles, telles que longue vie, puissance, richesse, nombreuse postérité de fils vaillants, abondance de bétail, etc.
Suivant la donnée généralement fournie par les Védas, les Adityas sont les fils, sans père, d’Aditi, qui les a conçus après avoir mangé les restes du sacrifice qu’elle avait offert aux dieux appelés Sâdhyas ; mais, ensuite, la littérature post-védique les fait naître du mariage d’Aditi avec le sage Richi Kaçyapa, personnage mythique qui personnifie, dit-on, le crépuscule, et dont on fait à l’occasion le père de la plupart des autres dieux. D’un autre côté, le Çatapatha-brâhmana leur donne pour origine douze gouttes d’eau céleste engendrées par Pradjâpati.
Aditi « la libre » ou « l’illimitée, l’infinie », est une déesse fréquemment citée dans les Védas, mais dont, malgré cela, la nature n’a pas encore été déterminée avec précision. On la dit tantôt éternelle, existant par elle-même, tantôt créée, mère, épouse et fille des dieux, mère des hommes et de tous les êtres : « La terre naquit d’Outtânapad, de la terre naquirent les régions ; Dakcha naquit d’Aditi et Aditi de Dakcha. Car Aditi fut créée, elle qui est ta fille, ô Dakcha. Après elle naquirent les Dieux, heureux, ayant en partage l’immortalité… Des huit fils qui étaient nés de son corps, avec sept Aditi approcha des Dieux et rejeta Mârttânda Avec sept fils, Aditi approcha la première génération des Dieux ; elle enfanta ensuite Mârttânda pour la naissance aussi bien que pour la mort » (R. V. X, 72, 4-5, 8-9). — « De quel Dieu, maintenant, duquel de tous les immortels allons-nous invoquer le nom propice ? Qui nous ramènera vers la grande Aditi, afin que je puisse contempler mon père et ma mère ? Invoquons le nom béni d’Agni, le premier des immortels ; il nous ramènera vers la grande Aditi, afin que je puisse contempler mon père et ma mère » (R. V. I, 24, 1). Suivant les cas, elle semble personnifier l’espace infini et lumineux, l’éther, la nature universelle : « Aditi est le ciel, Aditi est l’air ; Aditi est la mère, et le père et le fils ; Aditi est tous les Dieux et les cinq races ; Aditi est tout ce qui est né ; Aditi est tout ce qui naîtra » (R. V. I, 89, 10). Yâska l’identifie avec Prithivî, la terre, avec le couple Dyâvâ-Prithivî, avec Vâtch, déesse de la parole et du sacrifice, elle-même confondue avec Sarasvatî, déesse des eaux ; enfin un passage du Rig-Véda l’assimile aux eaux du sacrifice : « A tous vos noms, ô Dieux, on doit respect, adoration et culte ; vous qui êtes nés d’Aditi, des eaux, vous qui êtes nés de la terre, écoutez mon invocation » (R. V. X, 63, 2), assimilation que corroborent deux autres passages du même Véda (R. V. VI, 52, 9 ; et X. 13, 1), où il est dit que les dieux sont « fils de l’Amrita », c’est-à-dire de la libation de Soma27.
AGNI
En réalité, le plus grand des dieux védiques, peut-être à l’origine le seul, l’unique, le prototype de tous les autres dont il serait ainsi véritablement le père, — est Agni28, le Feu : les Védas eux-mêmes nous en fournissent sinon la preuve positive, du moins une présomption sérieuse. Des mille dix-sept hymnes du Rig, près de la moitié lui sont consacrés, et les expressions d’admiration, d’amour, de reconnaissance et d’adoration par lesquelles ils glorifient sa beauté et sa puissance, célèbrent ses bienfaits et affirment sa suprématie, ne le cèdent ni en élévation d’idées, ni en enthousiasme aux invocations et aux louanges qu’ils prodiguent à tour de rôle aux autres grandes divinités. Le doyen des exégètes du Véda, Yâska, reconnaît cette prédominance lorsqu’il ramène tous les Dieux à la triade Agni, Vâyou ou Indra, et Sourya, et que, ailleurs, il établit qu’Indra et Sourya eux-mêmes représentent l’Agni terrestre dans l’atmosphère et le ciel. Cette prééminence, du reste, ne doit pas nous sembler extraordinaire si, — nous dégageant des préjugés qui nous fout attribuer le rang suprême à Dyôs à cause de sa ressemblance avec le Zeus grec, ou à Varouna en raison du caractère moral qu’on lui prête et qui, eu réalité, n’est pas beaucoup plus développé chez lui que chez les autres Dieux, — nous considérons, d’un côté, le rôle capital d’Agni dans l’acte le plus saint et le plus obligatoire de la vie religieuse de l’Indien, le sacrifice, et, de l’autre, l’importance que devait avoir la possession et l’entretien du feu chez un peuple très primitif qui semble avoir gardé un souvenir vivace de l’époque de misère où cet élément si précieux de l’existence lui était inconnu29.
Agni est le plus grand, le premier, le plus ancien des dieux, leur père, leur roi ; il est tous les dieux. Il a trois places : sur la terre, dans l’atmosphère et dans le ciel. Dans le ciel, il est le pourohita30 des dieux, leur directeur religieux ; il préside aux sacrifices qu’ils accomplissent et célèbre lui-même leur culte. Sur la terre, le plus sage et le plus divin des sages, bienveillant pour l’humanité et ne méprisant personne, il est le Seigneur, le guide du peuple qu’il protège en mettant en fuite et détruisant les démons, un père, une mère, un fils, un frère, un parent, un ami pour tous les hommes. Réunissant en sa personne les qualités et les fonctions des différents ordres de prêtres, il est le hotri par excellence qui s’éveille avant l’aurore pour adorer et nourrir les dieux, le sacrificateur expert dans tous les rites qui dirige, protège et mène à bien toutes les cérémonies : « Agni, connaissant les saisons (ou les époques) qui conviennent aux Dieux, corrige les nombreuses erreurs que nous autres, hommes ignorants, nous commettons contre vos prescriptions, ô Dieux très sages. Les choses relatives aux sacrifices que nous ne comprenons pas, nous mortels de peu d’intelligence et de science imparfaite, Agni, le prêtre vénérable qui les sait toutes, les exécute avec précision et adore les Dieux au moment convenable » (R. V. X, 2, 4-5). Agni est le messager rapide qui assure les communications entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux à qui il fait parvenir les hymnes et les prières, qui leur porte sur ses flammes les offrandes de leurs adorateurs. C’est le héraut qui convoque les dieux aux sacrifices des hommes, qui les y guide ou les amène sur son char et partage le culte qui leur est rendu. Il est la bouche et la langue par lesquelles les dieux goûtent et mangent l’holocauste, ou bien il les devance et se nourrit le premier des offrandes.
Agni est immortel ; il est même éternel, existant par lui-même antérieurement à la naissance de toutes choses : au commencement, il résidait inmanifesté dans le ciel avant que Mâtariçvan, l’émissaire de Vivasvat (le soleil), l’apportât sur la terre et le confiât aux soins des Bhrigous31. Ce qui n’empêche que, suivant leur habituelle insouciance des contradictions, les textes sacrés le représentent comme créé par ces mêmes dieux dont on nous a dit qu’il est le père : « Pendant la nuit, Agni est la tête de la terre32 ; alors il naît soleil levant au matin. Les Dieux créèrent d’abord l’hymne, puis Agni, ensuite l’oblation. Il fut leur sacrifice protecteur : Dyôs, Prithivî, les Eaux le connaissent. Par leur puissance, les Dieux engendrèrent Agni qui remplit les mondes ; ils le façonnèrent pour une triple existence33, il mûrit les plantes de toute espèce. Quand les Dieux adorables l’eurent placé clans le ciel lui, Sourya34 fils d’Aditi, les jumeaux35 actifs vinrent à l’existence, alors ils virent toutes les créatures » (Nirukta, VII, 27, 6-11). On pourrait croire, peut-être, vu l’époque relativement récente où vivait Yâska, qu’il s’agit ici d’une conception propre à cet auteur et résultant de ce besoin de groupement et de syncrétisme des mythes qui se révèle presque universellement dans toutes les religions parvenues à un certain point de développement, si le Rig-Véda lui-même ne nous donnait de nombreuses filiations divines d’Agui résumées, pour ainsi dire, dans le texte du Niroukta. Nous y lisons en effet, qu’Agni a été créé, façonné ou engendré par les dieux ; qu’il est fils de Dyôs, ou de Dyôs et Prithivî qu’il réjouit par sa naissance ; fils de l’Aurore ou plutôt des Aurores ; fils d’Indra ou de Vichnou ; qu’Indra l’a engendré entre deux nuages ou deux pierres (l’éclair jaillissant du choc de deux nuages ou l’étincelle produite par la percussion de deux cailloux) ; enfin qu’il est né dans les eaux, formule qui se prête à deux sens, soit que l’on considère qu’il s’agit des eaux naturelles (pluie ou rivières) dans lesquelles, dit-on, le feu est virtuellement contenu, soit qu’on entende les eaux ou libations sacrificatoires, c’est-à-dire la liqueur alcoolique et le beurre fondu employés à vivifier et développer la faible étincelle obtenue par les procédés primitifs d’ignition en usage au début de la civilisation.
Mais outre sa naissance divine spontanée ou œuvre des dieux, Agni a aussi une naissance terrestre et, en réalité, celle-ci est de beaucoup la plus importante, car elle constitue l’acte capital du sacrifice. Chaque jour, en effet, à l’instant où l’aurore point à l’horizon, Agni naît sur l’autel entre les mains des sacrificateurs habiles à le faire sortir de la « sombre retraite qu’il possède dans les eaux et dans les plantes », et particulièrement dans les deux morceaux de bois sec, les Aranis, qu’on nomme pour cette raison les « mères d’Agni ». L’une de ces pièces de bois, solidement maintenue sur le sol, porte une encoche ou est percée d’un trou dans lequel vient s’insérer l’autre arani, taillée en pointe, à qui l’on imprime un mouvement rapide de va-et-vient, soit entre les deux mains, soit au moyeu d’un archet. L’échauffement résultant de ce frottement produit une étincelle que l’on avive à l’aide de la liqueur enivrante appelée soma et de libations soigneusement dosées de beurre ou autre matière grasse jusqu’à ce que le feu sacré flambe dans tout son éclat. L’Atharva-Véda (III, 29, 1) nous donne une description intéressante de cet acte ou plutôt de ce rite : « Cet acte de friction, de génération, a commencé : apportez cette maîtresse du peuple36 ; comme jadis, faisons-en sortir Agni par friction. Ce Dieu est déposé dans les deux aranîs comme l’embryon dans les femmes enceintes. Agni doit être adoré quotidiennement par les hommes qui apportent leurs oblations dès leur réveil. Experts (dans cette opération), mettez le morceau de bois supérieur eu contact avec l’inférieur gisant couché ; étant fécondée, cette Aranî enfante rapidement le vigoureux Agni »37 qui, aussitôt né, dévore sa mère ou ses parents. D’autres hymnes, en grand nombre, des différents Védas stipulent de quelle manière doivent être faites les libations de Soma et de beurre afin d’activer et d’alimenter ce feu nouveau-né « mangeur de beurre et de graisse », jusqu’au moment où il sera assez fort pour consumer des oblations plus substantielles : gâteaux, riz cuit, grains de diverses sortes, et chair des victimes. C’est alors que commence son rôle de messager et d’intermédiaire entre les dieux et les hommes, de prêtre et de sacrificateur, de protecteur et de créateur des êtres qu’il procrée, produit ou façonne avec l’aide de Soma.
Agni, nous l’avons vu, a trois places ou demeures, — sur la terre, dans le ciel et dans les eaux, — et plus fréquemment encore sur la terre, dans l’atmosphère et dans le ciel, ou il se manifeste sous les formes, diverses en apparence, mais identiques eu réalité, de feu sacré et domestique, d’éclair et de soleil : de là son appellation habituelle de Triple Agni ; de là aussi les triades qu’il constitue avec Indra, feu atmosphérique, et Sourya, le soleil, feu céleste ; avec Vâyou, remplaçant parfois Indra, et Sourya ; ou encore avec Soma38 et Indra, ou Sourya, triades qui sont de véritables trinités, puisque leurs éléments se réduisent tous à des formes apparentes et nominales d’Agni. Sur la terre, même, le Triple Agni se manifeste en trinité sous la forme des trois feux sacrés, nominés Ahavanya, Dakchina et Garhapatya, que tout brâhmane orthodoxe doit pieusement allumer et entretenir dans sa demeure et dans lesquels il accomplira chaque matin et chaque soir les holocaustes obligatoires, feux distincts de celui qui sert aux usages domestiques. Agni est, en effet, l’hôte choyé de chaque maison, son protecteur, son maître ; sa présence sanctifie la demeure du Dvidja39 de Vichnou, les flèches de Roudra, des Marouts et des autres dieux ; prototype de toutes les formes, c’est lui qui a donné aux dieux leur aspect et les formes multiples avec lesquelles ils se manifestent ; il a fait le ciel et la terre ; tous les mondes et les êtres, créés par lui, lui appartiennent ; avec la coopération du ciel, de la terre, des eaux et des Bhrigous, il a engendré Agni, dont, par contre, il est aussi quelquefois le fils ; il est le beau-père de Vâyou, le Dieu du vent, et de Vivasvat, le Soleil, à qui il a donné en mariage sa fille Saranyou, mère des Açvins ; il façonne toutes les formes diverses des hommes et des animaux ; il crée l’un pour l’autre l’époux et l’épouse ; il dispense la puissance génératrice et donne une nombreuse postérité de fils énergiques, vaillants et pieux ; il nourrit et protège ses adorateurs, possède et répartit la richesse ; les Ribhous, ces habiles artisans divins, sont ses disciples, et il est jaloux de l’art qu’il leur a enseigné. La légende védique en fait quelquefois le père d’Indra, avec qui elle le met en hostilité pour la possession du Soma dont tous deux sont également avides40 : dans la lutte provoquée par cette compétition, son fils, le monstre à trois têtes, six yeux et six bras, Trita Aptya ou Viçvaroupa, perd la vie, et Tvachtri lui-même est tué par Indra au moment où il va prononcer contre le meurtrier de son fils une malédiction infailliblement mortelle.
Avec des termes un peu différents, nous retrouvons en partie les mêmes traits dans le mythe de Viçvakarman, à qui on semble attribuer cependant de préférence le côté artistique, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la création. Viçvakarman, dont le nom paraît avoir été primitivement une épithète d’Indra, est le grand architecte de l’univers ; il a construit les palais des dieux, les forteresses des Asouras et quelquefois aussi les murs des cités des hommes ; il est le seul créateur du ciel et de la terre qu’il a produits par le souffle ou le vent provoqué par le mouvement de ses bras et de ses ailes ; père et générateur universel, tout ce qui existe est sa propriété ; il connaît tous les mondes ; il voit tout ; il possède de tous côtés des visages, des yeux, des mains et des pieds ; c’est lui qui a donné aux Dieux leurs noms ; personnification de la puissance divine qui produit et gouverne l’univers, il ne peut être connu par les mortels ; pour séduire et affoler les hommes, il a créé la première femme ; il a inventé le sacrifice universel de l’offrande de tous les mondes, et s’est sacrifié lui-même.
SOMA
Bien qu’on le relègue souvent à un rang secondaire, en raison sans doute de son origine naturaliste et matérielle trop apparente sous le voile du mythe, il est impossible de séparer Soma, d’Agni, à cause de leur intime parenté et de la communauté, de leur action dans le sacrifice. De même qu’Agni personnifie le feu matériel et le dieu de cet élément, Soma est à la fois le dieu de la libation et la libation elle-même, le soma. Le soma est en effet un liquide alcoolique, produit par le jus fermenté d’une plante que l’on croit être l’asclepias acida, que l’on versait pour l’activer sur le feu sacré au moment où il naissait, faible étincelle, au point de contact des deux aranîs. Cette liqueur fortifiante et excitante est la boisson chère aux Dieux, à Indra surtout, qui y puisent le courage et la force nécessaires pour remplir leur rôle divin de protecteurs de l’univers et lutter victorieusement contre les démons. Le soma, identique à l’amrita, donne l’immortalité (la vie, l’activité) ; c’est par lui que les dieux ont acquis leur rang sublime et leur puissance ; c’est pour le posséder à leur tour que les Asouras livrent aux dieux de perpétuelles batailles. Bu par les sacrificateurs et les Richis, il leur procure la sainte ivresse qui inspire leurs chants sacrés et, lorsque leur carrière terrestre sera achevée, il leur donnera dans l’autre monde la vie éternelle et un rang quasi divin. D’origine divine, il était jadis jalousement conservé dans le ciel, d’où il fut volé et apporté sur la terre par le faucon Çyéna ou par la Gâyatrî41, ou encore par l’oiseau Souparna qui l’apporta à Indra.
En tant que Dieu, Soma joue dans la mythologie védique un rôle dont l’importance est indiquée par le fait que tout le neuvième Mandala du Rig-Véda (c’est-à-dire 108 hymnes) lui est consacré, sans compter les nombreux hymnes où il est invoqué en compagnie d’autres dieux. Comme Agni, il est sacrificateur puisqu’il fait naître et nourrit le feu sacré ; il est chantre et poète puisqu’il inspire les chantres ; il est le sacrifice lui-même qui ne saurait exister sans lui. Il est le père et le générateur habile de tous les dieux, même d’Agni ; associé à Agni il a engendré tous les mondes et les créatures ; il assiste Indra et lui donne la victoire dans ses combats contre les éternels ennemis du sacrifice et du monde ; il donne l’immortalité ; il est le prêtre des dieux, le plus sage des Richis, le plus inspiré des poètes. De même qu’Agni, avec qui il est toujours étroitement uni, il a une triple existence : dans le ciel où il est né en tant qu’essence divine du feu, et où il remplit les mêmes fonctions sacrificatoires que dans le monde des hommes ; dans l’atmosphère où son feu liquide pénètre et vivifie les gouttes de la pluie fécondante ; enfin sur la terre comme élément primordial du sacrifice, le feu sacré ne pouvant s’allumer rituellement que grâce à sa collaboration.
INDRA
De tous les dieux du panthéon védique, Indra est incontestablement celui que les hymnes représentent comme le plus fort, le plus énergique, le plus vaillant, le plus puissant, et le plus généreusement disposé à exaucer les suppliques de ses adorateurs ; ils lui donnent déjà le rang de Roi des Dieux qu’il conservera dans toute la littérature sacrée postérieure, même chez les hérétiques Djains et Bouddhistes. Forme du dieu du feu, ainsi que l’indique son nom, — Indra « l’ardent », — il personnifie l’Agni atmosphérique qui se manifeste sous l’apparence de l’éclair. Son origine est obscure et contradictoire, comme celles de tous les autres dieux, car tantôt il semble qu’il soit né spontanément, existant par lui-même, selon le terme consacré ; tantôt on le dit fils de Dyôs, d’Agni, de Tvachtri ou de Soma ; tantôt son père et sa mère innommés sont le plus habile des dieux et la plus féconde des déesses, et, impatient d’une trop longue gestation, il sort du sein de sa mère avec une telle violence qu’il lui donne la mort42 ; tantôt enfin, mais à une époque postérieure à celle des premiers hymnes du Rig-Véda, il est fils d’Aditi et compte par conséquent parmi les Adityas.
Indra est le dieu guerrier par excellence ; à peine né, son premier acte est de s’enquérir des ennemis à combattre et des autres dieux à détrôner ; à ce point de vue, il est bien réellement le patron tout indiqué des Aryas conquérants de l’Inde et de la caste belliqueuse des Kchatrîyas. C’est sans doute aussi à ce rôle de protecteur des armées, de dispensateur de la victoire, qu’il doit d’avoir conservé jusque dans l’Hindouisme le rang suprême de Roi des Dieux. Pas plus que ses congénères, Indra n’était immortel dans le principe : il a acquis l’immortalité et la divinité par ses tapas43, et par la conquête de l’Amrita ou du soma, à qui il doit sa vigueur et son courage, pour la possession duquel il n’a pas reculé devant les meurtres de Trita Aptya et de Tvachtri ; mais sa grandeur et son pouvoir sont instables : des hommes d’une piété transcendante, de sages ascètes peuvent et s’efforcent de parvenir à le détrôner en le surpassant par la rigueur de leurs tapas, par le nombre, l’opulence et la durée de leurs sacrifices44, et sa préoccupation constante est de leur faire perdre le fruit de leurs œuvres méritoires en les exposant aux tentations de quelque Apsaras45 qui les fera tomber dans le péché de luxure ou provoquera leur colère par le trouble apporté à leurs pieux exercices, double alternative qui produit le même résultat ; tout acte passionnel, de quelque nature et si passager qu’il soit, détruisant radicalement les mérites religieux le plus longuement et le plus péniblement acquis.
Sous beaucoup de rapports, la manière dont les hymnes du Rig-Véda nous décrivent Indra ne diffère pas sensiblement de la formule, en quelque sorte universelle appliquée à tous les dieux. Ils nous disent, en effet, qu’il est le créateur, ou plutôt le générateur du ciel et de la terre ; « qu’il a établi le ciel dans l’espace vide ; qu’il remplit les deux mondes (ciel et terre) et l’air (ou l’atmosphère) ; qu’il a soutenu et étendu la terre et que tout cela il l’a accompli sous l’influence de l’ivresse du soma » (R. V. II, 15) ; qu’il est le chef de la race humaine et des dieux ; qu’il est le dispensateur de tous les biens, le maître de la pluie fécondante. Plus que les autres, cependant, il est toujours bienfaisant et généreux pour ses adorateurs, et on l’investit de certaines fonctions morales analogues à celles de Varouna : il décide de la destinée des hommes, punit la fraude et surtout l’irréligion : « ne nous tues pas pour un péché, ni pour deux, ni pour beaucoup, ô héros ! » (R. V. II, 15) lui crie-t-on ; mais compatissant et indulgent par nature il est toujours prêt à pardonner à ses fidèles Aryas eu échange de riches sacrifices et de copieuses rasades de soma. Il a pourtant un rôle spécial et tout à fait personnel, celui de champion des dieux et des hommes contre les puissances des ténèbres et de la sécheresse, les démons qui mettent obstacle au sacrifice. Les combats qu’il livre contre ces ennemis éternels, Vritra, Ahi, Çambara, Namoutchi, Piprou, Çuchna, Ourana, etc., font le sujet de la plupart des deux cents hymnes que lui consacre le Rig-Véda, surtout ceux, particulièrement terribles, qu’il soutient contre Vritra et Ahi, démons décrits comme des serpents ou des dragons monstrueux et que l’on considère généralement comme des personnifications des nuages qui retiennent la pluie et obscurcissent la lumière du soleil. Assisté de Vichnou, des Marouts, d’Agni, de Soma, des Ribhous, soutenu par les hymnes d’encouragement et les sacrifices des hommes, ivre du soma qu’il a bu avidement, il terrasse, perce et déchire de son vadjra (la foudre) ses redoutables adversaires, délivre les vaches célestes retenues prisonnières dans leurs flancs, fait couler à flot leur lait (la pluie) sur la terre altérée, et fraye de nouveau la route aux rayons du soleil.
Ce mythe est facile à expliquer par les phénomènes météorologiques de l’orage et la lutte traditionnelle entre la lumière et les ténèbres ; mais ce n’est pas seulement contre ces démons qu’Indra prend les armes : il guerroie aussi sur terre pour ses fidèles Aryas, il frappe et abat leurs ennemis, les Dâsas et les Dâsyous. Tantôt il prend une part active au combat, tantôt il se contente d’assurer la victoire par sa seule présence ; mais dans tous les cas, le butin : chevaux, vaches, femmes et autres richesses, devient tout entier la propriété des Aryas. Un point reste à élucider : la nature de ces Dâsas et de ces Dâsyous. Quelques auteurs voient en eux les populations autochthones conquises ou dépossédées par les Aryas : il paraît toutefois plus probable qu’il s’agit simplement d’autres démons, analogues sinon identiques aux Râkchasas, des empêcheurs du sacrifice.
En raison même du rôle et des fonctions qu’on lui attribue, il était naturel que ce dieu guerrier se présentât plus ou moins à l’imagination de ses adorateurs sous la forme, évidemment magnifiée, d’un guerrier humain ; c’est, en effet, ce qui est arrivé, et Indra est, sans contredit, le plus anthropomorphisé des dieux. On lui donne une taille imposante, une belle prestance, une carnation rouge ou dorée, de longs bras, et, il faut bien l’avouer, avec l’apparence d’un homme on lui en attribue aussi les passions et les faiblesses : son courage subit parfois des défaillances, témoin sa fuite devant Vritra, et son penchant pour la luxure est l’objet d’assez nombreuses allusions qui se transformeront plus tard aux légendes peu édifiantes qui lui donnent une ressemblance frappante avec le Zeus grec auquel il s’identifie du reste par beaucoup d’autres côtés. On lui donne des armes diverses : une hache, tantôt en pierre, tantôt en airain, que Tvachtri aiguise ou forge, le vadjra ou foudre qui est son attribut le plus habituel, un arc et des flèches, enfin, comme à Varouna, un filet ou un lacet avec lequel il saisit et lie ses ennemis. Il a pour monture un éléphant, Airavata, le plus beau, le roi des éléphants, ou bien il traverse l’atmosphère son domaine, sur un char, d’or étincelant traîné par deux chevaux rouges ou bais, attelés par la prière, dont la course est aussi rapide que le vol du faucon. Parfois Vâyou, le dieu du vent, lui sert de cocher.
A l’occasion du combat d’Indra contre Vritra, nous avons nommé Vichnou , parmi les alliés ou acolytes du grand vainqueur des démons. La place faite à ce dieu dans le Rig-Véda est loin de laisser prévoir le rang suprême auquel il s’élèvera dans la mythologie postérieure ; à peine s’il est invoqué dans quelques hymnes qui lui donnent les attributs appliqués d’une façon courante à tous les dieux. Son rôle l’indique comme une divinité solaire ou ignée étroitement apparentée à Agni et à Soma, en tout cas comme un dédoublement d’Indra, lui-même, nous le savons, identique à Agni. Il possède une double nature, brillante et sombre ou obscure (le feu avant qu’il luise ou le soleil avant qu’il se lève) et sa demeure invisible est aussi celle des morts. Il est habile, rusé, fertile en ressources, et sait mieux qu’Indra venir à bout de l’ennemi si redoutable qu’il soit. Quand Indra l’appelle à son aide, il franchit le monde en trois pas, dont les deux premiers sont visibles et le troisième invisible. Son arme est le tchakra ou disque, forme de la foudre identique au Vadjra, ou bien peut-être le disque solaire. On explique le mythe des trois pas de Vichnou, que nous retrouverons plus tard dans l’un de ses nombreux avatârs, par les trois positions du soleil à son lever, au milieu du jour et à son coucher, ou bien par les trois mondes céleste, terrestre et infernal que le soleil parcourt dans sa course quotidienne, et on les rapproche, avec raison, des trois demeures d’Agni et de Soma.
SOURYA
Avec Sourya — qui prend aussi les noms de Savitri ou Savitar, de Pouchan, de Pardjanya et de Mitra, peut-être de simples épithètes, mais cependant représentés souvent dans les textes les plus anciens comme ceux de divinités solaires distinctes de lui — nous nous trouvons en présence de la troisième manifestation et la plus élevée d’Agni, du feu céleste. Il semble que ce Dieu, personnification de l’astre du jour, devrait remplir un rôle prédominant, étant donné surtout le caractère solaire qu’on s’accorde généralement à attribuer à la religion primitive de l’Inde, et cependant il n’occupe qu’un rang tout à fait secondaire. Contrairement à ce que nous constatons pour les autres grandes divinités, on ne dit jamais qu’il soit né ou existant par lui-même. Il est créé ou engendré, placé dans le ciel par les dieux pour éclairer le monde, fils du ciel, fils de Dyôs, d’Aditi (quoiqu’il ne figure pas dans la liste primitive des sept Adityas), des Aurores, d’Indra, d’Agni ou de Soma. Il semble que, chez lui, le caractère, pour ainsi dire matériel, de luminaire ait étouffé la divinité, ainsi qu’on peut le conjecturer par ses dénominations habituelles d’œil du monde, œil du ciel, œil d’Agni, feu sacrificatoire des dieux, ses comparaisons avec un char ou avec une roue circulant dans le ciel. Il paraît, en un mot, beaucoup plus matérialisé que le feu terrestre, Agni lui-même, tout contradictoire que ce fait puisse sembler. Sourya ne laisse pas cependant que de posséder quelques caractères divins : protecteur et âme de tout ce qui existe, choses immobiles ou douées de mouvement, il voit tout, il voit de loin, il connaît les actions des hommes ; monté sur son char rapide il dispense la lumière, règle les jours et les nuits, établit les saisons ; quelquefois même on l’identifie avec le sublime Varouna, ainsi que le montre ce passage d’un hymne du Rig-Véda (R. V. I, 50) : « Les hérauts conduisent vers les hauteurs ce Dieu Sourya, qui connaît tous les êtres, le manifestant à tous les regards. Éclipsées par tes rayons, les étoiles, semblables à des voleurs, se dérobent devant toi, luminaire qui vois tout. Tes rayons, révélant ta présence, sont visibles pour toute l’humanité, brillants comme des flammes. Traversant le ciel, toi qui vois tout, tu as créé la lumière, ô Sourya, et éclairé tout le firmament. Tu te lèves et tu te fais voir en présence des Dieux, des hommes et du ciel tout entier. Avec cet éclat qui t’est propre, ô illuminateur, ô Varouna, tu surveilles la race affairée des hommes. Tu as rempli le ciel, ô Sourya, le large firmament, mesurant les jours, épiant tous les êtres. Sept juments rouges t’emportent dans ton char, ô Sourya clairvoyant, Dieu à la flamboyante chevelure. Le soleil a attelé les sept juments brillantes, filles du char ; avec elles, qui s’attèlent toutes seules, il s’avance. Portant nos regards vers la lumière d’en haut, par delà des ténèbres, nous nous sommes élevés jusqu’au plus sublime des astres, Sourya, Dieu parmi les Dieux. »
Avec Sourya peut se clore la liste des grands dieux védiques, car si, de la multitude de ces divinités sans fonctions réellement essentielles qui ne sont guère que des noms divers donnés, à ce qu’il semble, par pures métaphores et par une sorte de fantasmagorie, à des manifestations variées de forces et de phénomènes entièrement analogues sinon identiques, il s’en dégage encore quelques-unes revêtues d’une apparence de grandeur et de puissance capable de produire quelque illusion, célébrées selon les formules pour ainsi dire banales appliquées indifféremment à tous les dieux, telles que Vâyou, Roudra, les Marouts, les Açvins, Yama, Kâma et Kâla, leur rôle secondaire et l’incertitude de leurs fonctions réelles les classent à un rang presque subalterne.
VAYOU
Il semblerait, par exemple, que Vâyou ou Vâta, « le Vent », en sa qualité d’élément essentiel de l’allumage du feu et de personnification du mouvement (la chaleur et le mouvement sont les caractéristiques de toute vie), dût occuper une place prépondérante, et cependant c’est à peine s’il possède quelques hymnes qui lui soient consacrés en propre sans qu’il soit associé avec Indra. Les chantres védiques ne se donnent pas la peine de nous renseigner sur son origine et, en fait de parenté, nous apprennent seulement qu’il est le gendre de Tvachtri. On le dit actif, rapide, beau ; mais plutôt que les siennes propres, c’est la beauté de son char étincelant, la rapidité de ses coursiers qu’on célèbre : « Je chante la gloire du char de Vâta, dont le bruit déchire et résonne. Touchant le ciel, il s’avance, rougissant toutes les choses, et il marche, chassant devant lui la poussière de la terre. Les bouffées d’air se précipitent à sa suite et se réunissent dans lui comme des femmes dans une assemblée. Assis avec elles sur son char, le Dieu, roi de l’Univers, est porté en avant. Se hâtant, droit devant lui, par les routes de l’atmosphère, il ne s’arrête jamais un seul jour. Ami des eaux, premier né, saint, en quelle place est-il né ? D’où est-il sorti ? Ame des Dieux, origine de l’Univers, ce Dieu se meut au gré de sa fantaisie. On entend son bruit, mais on ne voit pas sa forme. Adorons ce Vâta avec une oblation. » (R. V. X, 168, 1-4) Enfin, quand on l’invoque, on lui demande la richesse, la santé, une longue vie, faveurs dont il détient la dispensation concurremment avec Roudra. En réalité, Vâyou se présente plutôt sous l’aspect d’un dieu du tonnerre et de l’orage que sous celui de dieu du vent bienfaisant, et ce caractère orageux nous explique son association intime avec Indra et sa fréquente substitution à ce dernier dans la trinité des trois feux terrestre, atmosphérique et céleste, Agni, Vâyou, Sourya.
ROUDRA
Roudra , « le Hurleur » ou peut-être mieux encore « le Rouge », est généralement présenté, tant par les Indiens que par les indianistes, comme la personnification de l’orage, de l’ouragan, du cyclone dévastateur, et cette identification correspond bien, en effet, aux nombreux passages des hymnes qui respirent la terreur de la colère du redoutable Roudra. Mais il ne faut pas oublier que ce n’est là qu’un des côtés de la personnalité de ce dieu : il possède une double nature, tantôt terrible et presque démoniaque, tantôt bienfaisante, et cette dernière a bien au moins autant d’importance que l’autre ; aussi, croyons-nous qu’il ne manque pas de raisons, aussi nombreuses que solides, pour l’assimiler de préférence à un dieu du feu, feu destructeur à la vérité, éclair ou soleil ardent qui dessèche, broie et dévore, mais également feu bienfaisant, générateur et fécondateur indiqué par ses fonctions de guérisseur des maladies des hommes, de multiplicateur et de protecteur spécial des troupeaux. D’un côté, en effet, il est fréquemment assimilé d’une manière explicite à Agni, et, de l’autre, on lui donne pour épouse Priçnî, le nuage dans le sein duquel se forment, d’où naissent les éclairs, ce que le Rig-Véda affirme du reste en lui attribuant la qualification de vache qui caractérise les nuages dont les eaux sont le lait. De plus, Roudra est lui aussi un archer, et sa flèche fait couler les rivières comme la foudre d’Indra fait couler les eaux prisonnières dans les nuages, mythes absolument identiques. Enfin, il est possesseur et gardien de l’amrita ou du soma au même titre que Dyôs, Varouna et Tvachtri. Roudra, encore comme Varouna, est un justicier : sa colère est provoquée par les contraventions aux lois divines et humaines et surtout par la négligence du sacrifice, péchés qui ont les maladies pour châtiment, comme aussi les remèdes infaillibles (l’amrita, le soma) qu’il dispense sont la récompense de l’adorateur pieux et généreux et du pécheur sincèrement repenti. Ce rôle, on en conviendra, n’est guère celui d’une personnification de l’ouragan.
MAROUTS
A Indra, Vâyou et Roudra, le Rig-Véda associe, vaguement et à des titres différents, un groupe de quarante-neuf Dieux dénommés collectivement Marouts , mais qui n’ont point de noms personnels, personnages dont la filiation, la nature et les fonctions sont encore très discutées. En effet, on les rattache quelquefois à Indra ou à Vâyou, et le plus souvent ou leur donne pour parents Roudra et Priçnî, en en faisant des dieux du vent et de l’orage. Mais si nous considérons qu’ils ne sont que très rarement associés avec Vâyou et Roudra, tandis que le Rig-Véda en fait presque continuellement les alliés d’Indra dans ses luttes coutre les démons et parfois même les désigne comme ses frères (R. V. I, 170) ; qu’ils sont comme lui avides de soma ; que si, comme Roudra, ils sont investis des fonctions de guérisseurs, ces fonctions appartiennent également et même plus habituellement à Agni, à Soma et même à Indra ; que rien n’est moins certain que l’application qu’on leur a fait du nom de Roudras ou de Roudriyas, puisque par ailleurs les Védas parlent presque toujours de onze Roudras seulement ; qu’ils les dépeignent comme brillants, vêtus d’habits et d’ornements brillants, possesseurs de chars étincelants et bruyants, couverts d’armures et armés de lances, d’épieux et de flèches étincelantes et aiguës, il semble plus indiqué de les assimiler aux éclairs qu’aux vents, et peut-être même aux flammes du sacrifice. Quoi qu’il en soit, ils sont fréquemment invoqués, et toujours comme des dieux favorables et bienfaisants, éminents et actifs protecteurs des hommes.
AÇVINS
Les deux dieux jumeaux appelés Açvins (forme du duel) sont pour nous d’une nature tout aussi énigmatique, quoique les hymnes en fassent invariablement les fils de Sourya et de Saranyou, fille de Tvachtri, ou de Sanjñâ, fille de Dakcha. Quelle que soit la déesse, leur mère, la légende de leur naissance est toujours identique : mariée à Sourya, c’est-à-dire au Soleil, Saranyou ou Sanjñâ ne peut supporter l’ardeur de son époux et, substituant à sa personne une remplaçante illusoire revêtue de toute son apparence, Tchâyâ (« l’ombre ») s’enfuit sur la terre où elle se cache sous la forme d’une jument. Sourya la poursuit, transformé en étalon, et de leur union naissent les Açvins (racine Açva, « cheval »). On les représente tantôt à cheval, tantôt montés sur des chars, souvent assis sur un seul char ou chevauchant sur le même cheval. Ce sont des dieux éminemment et toujours bienveillants : ils font couler les eaux et, avant tout, se présentent comme des médecins faiseurs de cures merveilleuses, mais se distinguent, sur ce point, de Roudra et des Marouts en ce qu’ils ne provoquent jamais les maladies qu’ils guérissent et ne possèdent pas, par conséquent, le même caractère de justicier ; leur sollicitude s’étend également sur les bestiaux et sur les hommes. Ils prennent part au sacrifice en qualité de prêtres et de chantres. Ce sont enfin les protecteurs et parfois les inspirateurs des Richis.
Malgré de nombreuses tentatives d’explication, on ne sait jusqu’à présent à quel phénomène naturel les identifier, tout en reconnaissant leur nature solaire ou ignée. Ils précèdent l’aurore et dissipent les ténèbres, et de ce fait on a proposé de les assimiler aux crépuscules, interprétation à laquelle ne se prête guère leur char unique. On les compare aussi à Indra, feu céleste, et à Agni, feu terrestre, dissipateurs des ténèbres ; ou bien encore on les identifie au soleil levant et au sacrifice matinal. Il faut bien reconnaître qu’aucune de ces interprétations n’explique leur mythe d’une manière satisfaisante.
YAMA
Bien qu’il ne tienne qu’une place très secondaire dans les Védas, Yama est encore une Divinité qu’il est important de signaler moins en raison du rôle qu’il remplit dans la religion primitive que de celui que lui donnera la mythologie postérieure. C’est un dieu d’une nature tellement indécise qu’on peut se demander s’il est un dieu ou un simple mortel. Il semble, en effet, d’après le Rig et l’Atharva-Védas qu’il soit au début un homme et qu’il n’ait acquis l’immortalité et la divinité qu’après sa mort. Il est le premier mort. Il a frayé la route vers l’autre monde que les Pitris ont suivie après lui, et la connaissant il y guide les âmes des morts vers la direction du sud, au royaume brûlant d’Agni. De ce rôle de psychopompe à celui de juge et de roi des morts il n’y avait qu’un pas, et ce pas a été vite franchi. Souverain du monde des Morts, Yama est bientôt devenu le dieu de la mort et la mort elle-même. Il surveille et connaît toutes les actions des êtres ; il préside à leur naissance, règle leur destinée, fixe la limite de leur existence, et quand cette limite est atteinte ses satellites et ses deux chiens, Çyâma et Çabala (les Sârameyau fils de Saramâ, la chienne d’Indra, prototypes de Cerbère) amènent les âmes des défunts devant son redoutable tribunal. Est-ce en raison de ses fonctions de juge inexorable et incorruptible ? est-ce à cause de sa vertueuse résistance aux propositions incestueuses de sa sœur Yamî ? (R. V. IX, 10) Toujours est-il que dès l’antiquité védique, Yama personnifie la loi ou le devoir, Dharma, et reçoit le titre de Dharma-râdja « Roi de la Loi » qui le suivra jusque dans la mythologie du bouddhisme.
LES DÉESSES
En raison même de son naturalisme très primitif et de sa conception pour ainsi dire familiale qui donne à chaque dieu une compagne, la mythologie védique doit naturellement être riche en déesses ; mais la plupart de celles-ci sont des entités purement nominales, féminisation du nom du dieu auquel elles sont associées, telles Indranî, Varounanî, etc. Il en est cependant quelques-unes qui remplissent un rôle réellement important et parmi lesquelles figurent en première ligne Prithivî, Aditi, Ditî, Ouchas et les Apsaras.
Nous connaissons déjà les deux premières et n’avons pas à revenir sur leur compte. Ditî, bien qu’elle soit fréquemment nommée dans les Védas, a une nature complètement incertaine, tout ce qu’on peut en dire c’est qu’elle paraît avoir été inventée pour servir de contre-partie à Aditi, et personnifier les ténèbres en opposition avec la lumière. Elle est la mère des Daityas, démons géants, les plus redoutables des ennemis des dieux, qui ont une analogie frappante avec les Titans de la mythologie grecque.
Mais, même en tenant compte du rôle cosmogonique et théogonique de Prithivî et d’Aditi, la première et la plus adorée des déesses, celle pour laquelle les chantres védiques trouvent les accents les plus enthousiastes, c’est Ouchas , l’Aurore, et l’on peut facilement expliquer cet enthousiasme, même en faisant abstraction de toutes métaphores mythologiques, par la joie que procure la première apparition du jour chassant les ténèbres de la nuit avec ses terreurs de l’inconnu, des fantômes errants et des bêtes fauves, objets de l’effroi de toutes les populations primitives. Ouchas est la plus féminisée des déesses de cette période. On la compare à une jeune fille coquettement parée, à tine amante, à la jeune épouse amoureuse qui dévoile pudiquement à son époux les trésors de sa beauté, à une danseuse fière de la perfection de ses formes. « L’aurore, richement vêtue, est comme l’épouse amoureuse qui étale en riant aux regards de son époux les trésors de sa beauté (R. V. II, 1, II, 7) (1) » — « Comme la femme vient à son époux, elle arrive chaque jour au lieu du sacrifice près de celui qui l’honore. — Telle une vierge aux formes légères, ô Déesse, tu accours vers le Dieu du sacrifice. Jeune et riante tu devances le soleil et découvres ton sein brillant. Pareille à la jeune fille que sa mère vient de purifier, tu révèles à l’œil l’éclatante beauté de ton corps. Aurore fortunée, brille par excellence. » (R. V. II, 1, II, 9) — « Comme une danseuse, l’Aurore révèle toutes ses formes. »46 Ouchas est fille du ciel (Duhitâ Divas, cf. thygater Dios désignation d’Athéné47), mère, épouse ou fille de Sourya, ou bien encore fille de Brâhmanaspati ou de Soma, filiation qui la rattache aux éléments du sacrifice. Toujours bienfaisante, partout où elle passe elle répand sur les demeures des hommes, santé, bonheur, richesse ; elle fait prospérer et se multiplier les troupeaux.
Avec les Apsaras nous rentrons dans la catégorie des divinités de caractère changeant et par suite quelque peu démoniaque. Identiques aux Nymphes, aux Péris, aux Fées, ces déesses représentent l’élément humide, les vapeurs légères qui flottent dans l’atmosphère, et probablement aussi, comme la plupart des divinités féminines, les eaux du sacrifice. Belles d’une beauté divine, expertes dans tous les artifices et les séductions, ce sont les danseuses, les chanteuses, les musiciennes, en un mot les houris du Svarga ou paradis d’Indra, chargées de la délicate mission de récréer les dieux, et aussi les dangereux instruments de perdition suscités par le roi du ciel pour troubler et anéantir les méditations pieuses et les pénitences des sages dont les mérites religieux excitent la jalousie soupçonneuse des dieux qu’ils menacent dans leur puissance et même dans leur existence. Parmi ces séductrices on cite comme les plus redoutables Ourvaçî, Rambhâ et Ménakâ. Les Apsaras sont les épouses des Gandharvas, dieux musiciens, eux aussi apparentés à l’élément aqueux et que l’on rapproche des Centaures.
Çrî, Lakchmî48, ces déesses qui rempliront un si grand rôle dans la mythologie postérieure, sont à peine nommées dans le Rig-Véda, et Yamî n’y paraît qu’accessoirement, associée avec son frère Yama. Deux Déesses cependant méritent une mention spéciale : Vâtch (« la parole et peut-être la prière »), créée et employée par les Dieux pour séduire les Asouras et les frustrer de la possession de l’amrita qui les aurait rendus immortels, et que nous retrouverons plus tard comme instrument actif de la création49 ; Sarasvatî « la Riche en eaux, celle qui coule », personnification de la libation de même qu’Ilâ et Idâ, qui se confond souvent avec Vâtch (peut-être parce que les paroles de la prière coulent comme de l’eau) et qui deviendra la déesse de la rivière sacrée qui porte le même nom.
Vu l’insuffisance de la traduction de Langlois, ces citations sont empruntées aux Original Sanskrit Texts de J. Muir. ↩
La libation divinisée ↩
L’espace ou l’éther ↩
Usas, l’aurore ↩
liqueur de vie, identique au Soma, c’est-à-dire à la libation. ↩
J. MUIR : Original Sanskrit Texts, V. p. 17. ↩
Deva, de la racine div « briller ». Cf. divus, deus, theos, dios. ↩
La Religion védique ↩
Le Rig-Véda et les origines de la mythologie indo-européenne. — Les premières formes de la religion et de la tradition dans l’Inde et la Grèce. ↩
Poème mystique intercalé comme épisode dans le dixième livre du Mahâbhârata. ↩
C’est-à-dire l’autel recouvert d’herbe Kuça. ↩
Probablement le premier des exégètes indiens du Véda, qui vécut, croit-on, entre 500 et 490 avant Jésus–Christ. ↩
Nirukta « Explication ». Interprétation des termes védiques obscurs. C’est le quatrième des Védângas. ↩
Le Hotri est le prêtre qui récite les hymnes du Rig-Véda et verse la libation de Soma. ↩
Adhvaryu, chantre du Yajur-Véda. ↩
chantre du Sâma-Véda. ↩
J. MUIR : Original Sanskrit Texts, vol. V, p. 8. ↩
Génitif, Divas. ↩
Diôs et Zeus proviennent tous deux de la même racine initiale div. ↩
L’un des deux Brâhmanas annexés au Rig-Véda. ↩
« celui qui enveloppe, qui enserre ». On le rapproche de l’Ouranos grec avec lequel il a beaucoup de similitude. ↩
R. V. VII, 49, 2. Il est à remarquer que le dernier vers de cette citation désigne nettement les eaux — libations. ↩
Cf. P. REGNAUD : Le Rig-Véda et les origines de la mythologie indo-européenne, p. 192. ↩
Cf. le latin Ignis ; cf. aussi les mythes d’Hestia et de Vesta. ↩
Voir P. REGNAUD : Les premières formes de la religion et de la tradition dans l’Inde et la Grèce. ↩
Purohita « prêtre-domestique ou familial, chapelain ». ↩
demi-dieux sacrificateurs, doués d’une grande habileté, qui ont enseigné aux hommes le moyen d’allumer le feu. ↩
Le Rig-Véda dit aussi qu’il est la tête de Dyôs. ↩
Les Açvins. Cependant Yâska déclare que ces jumeaux sont Usas et Sûrya. ↩
Selon Muir, l’aranî inférieure, celle qui repose sur le sol. ↩
J. MUIR : Original Sanskrit texts, t. V, p. 209. ↩
Soma pavamâna, la libation enflammée, devient identique à Agni. ↩
Dvija « Deux fois né », titre de l’Arya des trois castes supérieures qui reçoit une seconde naissance du fait de l’initiation.] et en éloigne les démons et les mauvais esprits. Ce feu sacré, domestique, pourrait-on dire, est le paladium, le symbole de la famille. On l’allume solennellement le jour du mariage du jeune Indien devenant maître de maison , et il ne doit s’éteindre qu’après la mort de son possesseur. C’est avec ce feu que sera allumé le bûcher funéraire du maître de maison ; car Agni rend les éléments du corps à la nature et conduit l’âme du mort vers les demeures des dieux. C’est aussi avec un brandon de ce feu que le Dvidja enflammera le bûcher de sa compagne fidèle, si elle meurt avant lui. Son rôle terrestre ne le cède ni en grandeur ni en importance à ceux qu’il remplit dans les deux autres mondes ; car il est l’inventeur du sacrifice, qui ne saurait exister sans lui, des hymnes et de la prière dont ses pétillements out été les premiers accents, le civilisateur par excellence de l’humanité, l’organisateur de la société et de la famille qu’il a constituée par les lois du mariage et réunie autour du foyer domestique ; il est enfin l’inventeur de tous les arts et de toutes les industries, celles principalement qui comportent l’utilisation du feu.
Toutefois, Agni n’agit pas en personne dans cette dernière fonction d’inventeur de l’art et de l’industrie ; il y est suppléé par ses deux doublets, Tvachtri et Viçrakarman. Sans que son rôle soit aussi nettement défini. Tvachtri tient en partie dans la mythologie védique la place qu’occupe Héphaestos dans celle de la Grèce. C’est l’habile artisan divin, le forgeron expert dans le travail des métaux qui façonne la hache et le vadjra (foudre) d’Indra, le tchakra ((Çakra, disque, roue, autre forme de la foudre. ↩
A. BERGAIGNE : Religion védique, t. III, p. 58. ↩
Gâyatr, hymne consacré au soleil, considéré comme le plus sacré de tous les hymnes du Rig-Véda. C’est aussi le mètre poétique dans lequel cet hymne est composé. ↩
Cf. Agni qui dévore ses parents. ↩
Ardeur, chaleur intense, pénitences et austérités religieuses. ↩
Les sacrifices des Richis en vue de l’obtention du rang divin durent souvent des milliers d’années. ↩
Nymphes célestes d’une beauté irrésistible et réputées dans l’art de séduire, courtisanes du Svarga, ou paradis d’Indra. ↩
R. V. I, 6, XII, 4. Ces citations sont empruntées à la traduction de Langlois. ↩
P. REGNAUD : Les premières formes de la religion et de la tradition dans l’Inde et la Grèce, p.72. ↩
D’après plusieurs textes des Brâhmanas, c’est par la parole que Prajâpati crée les mondes et les êtres. ↩