Mircea Eliade: Introduction au Tantrisme

Le tantrisme a été la dernière découverte de la science occidentale. Si le védisme, le brahmanisme et le bouddhisme sont connus et assidûment étudiés en Occident depuis plus d’un siècle, l’étude du tantrisme est à peine amorcée. Une partie seulement des textes tantriques ont été édités, très peu ont été traduits et l’analyse critique, historique et philosophique de ses doctrines et de ses rituels n’en est qu’à ses débuts. Actuellement, il n’existe pas un seul ouvrage d’ensemble sur le tantrisme, tandis qu’on trouve une dizaine d’excellentes monographies sur le védisme, le brahmanisme et le bouddhisme.

A quoi tient ce retard, ou, disons le mot, cette négligence de l’indianisme occidental? En premier lieu, à la structure même du phénomène tantrique — phénomène difficilement compréhensible pour un Occidental qui n’a pas encore pénétré les autres grandes synthèses antérieures de la spiritualité indienne. La tantrisme est, en effet, la dernière création de l’Inde. En lui se concentrent, s’interpénètrent et se fécondent réciproquement toutes les traditions, spirituelles de l’Inde, depuis la plus ancienne en date, le ritualisme védique, jusqu’à la plus récente, la mystique vishnouïte.

Mais cette concentration de multiples traditions ne veut pas dire syncrétisme. Il s’agit, sans doute aucun, d’une nouvelle synthèse ; on peut même dire de la plus grandiose création spirituelle de l’Inde post-bouddhiste. Les premiers savants occidentaux qui ont approché les textes tantriques n’ont pas reconnu au prime abord l’importance de ce mouvement religieux. D’une part, ils ne disposaient pas encore d’une connaissance précise des doctrines, des techniques, et, qui plus est, des lexiques secrets tantriques ; d’autre part, ils ont jugé, un peu trop rapidement, la littérature tantrique avec les préventions d’un Occidental du XIXe siècle : ils se sont rebiffés devant ce qu’ils appelaient le fatras et le galimatias des textes tantriques, qu’ils ont considérés comme une somme ennuyeuse de rituels absurdes ou puérils ; ensuite ils ont été indignés devant certains aspects aberrants du rituel tantrique, en premier lieu les cérémonies sexuelles, qu’ils ont interprétées à la lettre et qu’ils ont confondues avec les vulgaires orgies qu’on rencontre aussi en Inde comme on les rencontre un peu partout dans le monde archaïque. Ce n’est que très récemment qu’on a commencé à comprendre que les pratiques secrètes ne sont pas toujours infâmes, et qu’elles ne sont pas dépourvues du plus haut intérêt philosophique. Pendant plusieurs générations, l’Occident a considéré le tantrisme comme une luxuriante et dangereuse dégénérescence de la spiritualité indienne. Jusqu’en ces dernières années, parler du tantrisme était regardé comme une preuve de mauvais goût. Je crois que nous avons le droit de réagir contre ce préjugé qui, en somme, reflète la mentalité positiviste et moralisante de l’Européen moyen de la fin du XIXe siècle. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène spirituel étranger à nos traditions et, par conséquent, difficile à comprendre et à assimiler, le tantrisme représente une noble et audacieuse création de l’esprit indien ; en l’occurrence, du même esprit indien qui nous a donné les Upanishads, le Bouddhisme et le Védânta. Du point de vue de la structure il n’y a aucune solution de continuité des Upanishads au tantrisme. Les données du problème sont restées les mêmes, elles se résument dans l’ambiguïté du « réel » et l’illusion du dualisme. Ce qui a changé ce sont les moyens de résoudre ce problème classique de la pensée indienne : ils ne consistent plus uniquement dans la connaissance métaphysique promulguée par les Upanishads et le Védânta, mais font intervenir les techniques rituelles et yogiques; autrement dit, les instruments spirituels les plus sûrs pour la conquête du réel.

Le terme « tantrisme » est, en lui-même, assez vague. Le mot tantra — littéralement « trame » — signifie entre autres choses « théorie, doctrine, système ». Il est difficile de préciser quand ce terme a pris, dans le sanskrit et les langues vernaculaires indiennes, le sens particulier qu’il possède – aujourd’hui. D’ailleurs, le tantrisme bouddhiste a un nom spécial, Vajrayâna, tout comme le tantrisme hindouïste était connu au moyen âge plutôt sous le nom de çaktisme, çivaïsme et sâhâja. Ce qu’on appelle communément tantrisme ne se laisse pas facilement définir en quelques mots, car il existe une multitude d’écoles et de courants tantriques en perpétuelle osmose : il y a, en premier lieu, les deux grandes traditions, le tantrisme bouddhiste, le Vajrayâna, et le tantrisme hindouïste. En dépit de toute cette énorme efflorescence, en dépit de ce pullulement de sectes et d’écoles, quelques principes communs sont à la base de chacune des innombrables formes du tantrisme. Étant donné le peu d’espace dont nous disposons, c’est uniquement de ces principes fondamentaux que nous pourrons nous occuper dans les pages qui suivent.


Historiquement, la littérature tantrique bouddhiste, à savoir le Vajrayâna, commence à s’affirmer à partir du vie siècle de notre ère, mais c’est seulement entre le VIIIe siècle et le IXe siècle que l’Inde entière, bouddhiste ou brâhmaniste, tombe sous l’emprise de ce qu’on pourrait appeler la « vogue tantrique ». Mais les questions de chronologie sont loin d’être entièrement élucidées. Des principes et des méthodes tantriques se rencontrent dans certaines écoles bouddhistes bien avant le VIIIe siècle, et des savants très distingués croient pouvoir fixer les débuts de la littérature tantrique au IIe siècle après JésusChrist. Quoi qu’il en soit, et comme il arrive toujours dans l’Inde, les choses qui paraissent, à première vue, si nouvelles dans le tantrisme sont en fait assez anciennes. Pratiquement, il n’y a “presque rien dans le tantrisme qui ne se trouve déjà, sous une forme plus ou moins élaborée, dans le védisme, le brahmanisme ou le bouddhisme. En effet, par exemple, le secret de l’initiation et de la doctrine révélée est déjà védique ; le ritualisme est un caractère distinctif du brahmanisme ; les méditations et les contemplations appartiennent au domaine pan-indien du Yoga ; l’iconographie et le panthéon sont aussi bien bouddhistes qu’hindouïstes ; la physiologie mystique est à la base du Hatha-yoga ; l’érotique mystique n’est pas inconnue dans les textes brahmaniques, etc.. Même quand il s’agit d’un élément religieux nettement extra-védique et extra-brâhmanique, comme la présence prédominante de la Grande Déesse, cet élément, bien que non aryen, est toujours autochtone et archaïque; en l’occurrence, il représente l’apport fondamental de la spiritualité aborigène, anaryenne, à la spiritualité hindouïste.

Ainsi, aux yeux des non prévenus, le tantrisme donne l’impression d’un mélange de vieilles traditions, quand en réalité il est une refonte totale de tous ces éléments, une synthèse faite en vue de satisfaire les besoins religieux et philosophiques de l’Hindou de l’âge moderne. L’expression : « besoins religieux et philosophiques » doit être comprise dans le sens indien du terme et signifie avant tout l’obligation de résoudre le problème de la souffrance et de l’ignorance, et d’obtenir, à tout prix, l’illumination suprême, qui équivaut à la délivrance et à la béatitude.

Quant à la désignation : « l’âge moderne », nous la comprenons dans le sens du Kali-yuga, « l’âge ténébreux » qui a commencé il y a bien longtemps et dont le terme, toujours d’après la tradition indienne, n’est plus très éloigné. Quantité de textes tantriques précisent que leur doctrine a été révélée par la Déesse spécialement à l’usage de l’homme moderne, de l’homme du Kali-yuga, c’est-à-dire de l’homme déchu. De ce point de vue, on peut dire que le tantrisme représente la doctrine et la technique spirituelle traditionnelles adaptées aux conditions et aux besoins de cet âge crépusculaire. C’est pour cette raison que dans le tantrisme on reconnaît tant d’éléments archaïques, soit hindouïstes, soit bouddhistes, bien que leur valorisation proprement tantrique leur confère une tout autre importance.

Pour simplifier notre exposé, nous allons rappeler les principes et les techniques tantriques non pas dans l’ordre de leur importance, ni dans celui de leur révélation au cours de l’initiation, mais en tenant compte en premier lieu de quelques traits spécifiques que nous voulons mettre particulièrement en valeur. Comme toute doctrine véritable, le tantrisme est révélé uniquement par une initiation du maître au disciple. La copieuse littérature tantrique ne sert que de commentaire aux vérités révélées directement par le guru. La vraie doctrine, qui est secrète, se transmet de vive voix, d’homme à homme ; littéralement traduit « de bouche en bouche » (vaktrât vaktrântaram), comme dit le Kulachûdâmani Tantra. « Le secret doit être bien gardé des paçu », des « bêtes », des non-initiés, affirme le même texte. Les tantrikas font toujours la distinction entre le sens « extérieur » (bâhya) et le sens « intérieur » (adhyât-mikd) d’un texte ; le premier sens est littéral, le deuxième occulte.


C’est pour une raison similaire qu’une partie considérable des textes tantriques ayant trait aux rites secrets est rédigée en un langage caché, la sandhyâ bhâshâ, un « langage crépusculaire », devenant, de ce fait, presque inintelligible sans l’aide d’un initié. La caractéristique de ce « langage crépusculaire » est la multivalence de significations. Il s’agit d’utiliser la clé exacte pour pouvoir déchiffrer le sens précis du rituel proposé. Car,» dans ce langage obscur à double sens, un état de conscience est exprimé par un terme érotique et la terminologie physiologique est riche en valeurs cosmologiques. C’est ainsi que le «lotus », symbole métaphysique par excellence, est interprété, dans le langage secret, comme bhaga, matrice. Le « foudre », vajra, signifie linga mais aussi çunya, le vide métaphysique. Une veine désigne aussi bien un « organe mystique » qu’une position yogique ou un état de conscience. Par conséquent, des textes en apparence de la plus haute portée spéculative ont une signification occulte érotique, et vice-versa. Voici comme exemple de la première catégorie un vers du Dohâ-Koça (d’après Shahidullah) : « L’immobile englobe la pensée de l’illumination malgré la poussière qui l’orne. On voit la graine du lotus, naturellement prise dans son propre corps. » Le commentaire sanskrit explique ce vers de la façon suivante : si dans le maithuna, c’est-à-dire pendant l’union sexuelle cérémonielle, le çukra reste sans émission, la pensée aussi reste immobile.

Et voici maintenant un deuxième exemple. Un vers du Tantra-tattva nous assure que si : « En buvant, en buvant, en buvant toujours de nouveau on tombe sur terre, et si on se lève et qu’on boit de nouveau — on élude le risque d’une autre existence, d’une existence nouvelle », c’est-à-dire on obtient la libération suprême. Le commentaire explique : « Pendant le premier stade de la satcakra sâdhanâ (la technique yogico-tantrique de la pénétration des six centres nerveux appelés cakrd), le néophyte (sâdhaka) ne peut pas suspendre son souffle pour un temps suffisamment long qui seul lui permettrait de pratiquer la concentration et la méditation (prévue) dans chacun de ces (six) centres. Il ne peut pas, par conséquent, retenir la Kundalinî dans (la veine mystique médiane) sushumnâ au delà de sa capacité d’arrêter son souffle (kumbhaka). Dès lors, il est obligé de revenir sur la terre — ce qui signifie dans le mûlâdhâra cakfa (qui se trouve à la base de l’épine dorsale et qui est le centre de l’ « élément terre »), après avoir bu l’ambroisie céleste. Le.néophyte doit pratiquer cet exercice bien des fois, et par une pratique continue la cause d’une nouvelle existence (c’est-à-dire le désir) est définitivement éloignée. »

On se rend compte, d’après ces deux exemples, de l’extrême difficulté de bien comprendre le sens occulte d’un texte tantrique. Toutes les mesures pour égarer les non-initiés ont été prises. Il faut ajouter que la nature même de la discipline tantrique oblige l’auteur d’un texte pareil à employer la sandhyâ-bhâshâ, le « langage crépusculaire ». Car une initiation tantrique peut s’accomplir à des niveaux différents bien qu’homologables. C’est ainsi que certaines écoles tantriques ne pratiquent que très rarement, et uniquement dans des circonstances exceptionnelles, le’ rituel de l’union cérémonielle — tandis que d’autres écoles, notamment la Sahajyâ, fondent sur le maithuna le principe même de leur initiation. Néanmoins, les textes de ces différentes écoles sont utilisables par n’importe quel tantrika. Car la vérité révélée est la même, soit qu’on la réalise en la compagnie d’une mudrâ ou d’une nâyîkâ, d’une femme réelle, soit directement par la pensée. En guise d’illustration, nous signalerons qu’il est toujours malaisé d’interpréter le terme dombi, qui désigne la « blanchisseuse », prototype d’une femme de basse caste. On ne peut douter que dans bien des orgies rituelles les femmes de basse caste jouent un rôle. Cependant dans le lexique secret des Dohâkoça, dombi signifie nairâtma, inexistence du moi, ou bien çûnya, la « vacuité ». Un texte comme le suivant : « O dombi ! tu as tout souillé !… Certains te disent laide, mais les sages te retiennent contre leur poitrine… O dombi ! il n’est pas de plus dissolue que toi !… » — un tel texte peut être interprété comme se référant à une expérience réelle, ou à une expérience extatique provoquée par la brusque découverte de la vacuité universelle.

Cette même ambiguïté quant à la structure de l’expérience, on la rencontre dans tous les autres rituels tantriques. On constate une permanente interpénétration des niveaux du réel. Plus exactement, le tantrika s’efforce de s’ancrer, au début, dans le concret le plus immédiat — et de le transfigurer par la suite; en d’autres termes, de réanimer les énergies cosmiques endormies dans les objets rituels qui l’entourent. Aussi, l’initiation et les cérémonies tantriques accordent-elles une importance de premier ordre aux icônes, aux statues, aux objets rituels (vases, fleurs, encens, etc.). Mais il s’agit toujours de transfigurer ces objets et de retrouver leur véritable essence, qui est, inutile de le répéter, une essence cosmologique. L’exacte prononciation des formules sacrées, mantra ou dhârani — formules et prononciation révélées par le guru aux divers degrés de l’initiation — acquiert dans le tantrisme un rôle capital. Ces formules mystiques, ces liturgies orales ou mentales, formées parfois d’onomatopées, ou de mots inintelligibles, y deviennent un véhicule de la concentration. Un texte canonique comme la Sâdhanamâlâ n’hésite pas à exalter le pouvoir vraiment illimité de ces « mots mystiques » : « Qu’y a-t-il que l’on ne puisse pas réaliser par les montras, si ceux-ci sont appliqués conformément aux règles ? » Le mantra lokanâtha, entre autres, peut absoudre des plus grands péchés et le mantra ekajâta est si puissant que, au moment même où il se prononce, l’homme est à l’abri de tout danger et atteint la sainteté de Bouddha. Toutes les siddhis, les pouvoirs mystiques, de n’importe quelle sorte — depuis le succès dans l’amour jusqu’à la réalisation du salut — sont obtenues par de telles formules mystiques.

L’efficacité illimitée des mantras est due au fait qu’ils sont, ou du moins qu’ils peuvent devenir, moyennant une récitation correcte, les « objets » qu’ils représentent. C’est ainsi que chaque dieu, et chaque degré de sainteté possèdent un bîja-mantra, un « son mystique » qui est leur « semence », leur « support » ou mieux leur être même. En répétant selon les règles ce bîja-mantra, le pratiquant s’approprie son essence ontologique, s’assimile d’une manière concrète et immédiate le dieu, l’état de sainteté, etc.. Le Cosmos entier, avec tous ses plans et ses modes d’être, se manifeste en un certain nombre de mantras; l’Univers est sonore, au même titre qu’il est chromatique, formel, substantiel, etc.. Un mantra est un « symbole » dans le sens archaïque et primitif du terme : autrement dit, il est en même temps la « réalité » symbolisée et le « signe » symbolisant. Entre le mantra-yâna tantrique et l’iconographie, il y a une parfaite correspondance ; car, à chaque état mystique et à chaque degré de sainteté correspondent une image, une couleur et une lettre spéciales. C’est en méditant sur la couleur ou le son « mystique » qui le représente que l’on pénètre dans une certaine modalité surhumaine, que l’on absorbe ou que l’on s’incorpore un état yogique, un dieu, etc..


Le Cosmos, tel qu’il se révèle dans la conception tantrique, est un vaste tissu des forces magiques ; et les mêmes forces peuvent être réveillées ou organisées dans le corps humain, par les techniques de la physiologie mystique. C’est ainsi que le Kaulajnânanirnaya nous apprend comment il faut situer les différents mantras dans les cakras, dans les « centres » que la physiologie mystique indienne situe à l’intérieur du corps humain. Parfois, les mantras sont fixés dans certaines parties du corps. Pour ne citer qu’un seul exemple, il y a, dans le petit traité Hastapûjâvidhi, qu’a édité et traduit L. Finot, une méditation grâce à laquelle les doigts de la main gauche sont identifiés aux cinq éléments et aux cinq divinités, en même temps que cinq syllabes mystiques « de couleur respectivement blanche, jaune, rouge, noire et verte », dit le texte, sont « imposées » sur les ongles. Ces syllabes représentent Vairocana, Amitâbha, Akshobhya, Ratnasambhava, Amoghasiddhi, lesquels sont les cinq Dhyâna-Bouddhas.

Une conception similaire explique l’importance accordée par le tantrisme à l’iconographie. Les images deviennent des « supports » pour la méditation. Une image doit être « éveillée », ce qui veut dire dynamisée et finalement assimilée. Entre l’iconographie, la liturgie (orale ou mentale), et la méditation yogique il existe une relation organique. L’image comme le son mystique (mantra) n’est qu’un véhicule pour la concentration yogique. Dans le tantrisme, la concentration signifie l’opération par laquelle on construit une image mentale de la divinité et le processus de dynamisation de cette image, son « animation », sa transformation de symbole en expérience. Les images divines ne sont pas seules à être intériorisées, le sont également le culte lui-même, les endroits du culte, etc. Le Kaulajnânanirnaya, notamment, donne des prescriptions concernant l’accomplissement du culte dédié au symbole iconographique de Çiva, le lingam : la première fleur que l’on offre à celui-ci est Yahimsâ, proprement la non-violence; ensuite on lui offre la maîtrise de soi-même, la douceur, l’idéalisme, etc., bref, une série de vertus indispensables à la concentration et à la pratique Yoga. Dans le même texte, on prescrit d’intérioriser les lieux de pèlerinage célèbres ; les intérioriser, ce qui signifie les localiser dans le corps, les mettre en connexion avec les différentes « veines » ou « nerfs » (nâdî) de la physiologie mystique.

Cette intériorisation ne veut pas dire abstraction. Le corps humain ne perd jamais sa corporéité, mais par la discipline tantrique, le corps physique se dilate, se cosmise, se transsubstantialise. La condition physique et psychologique de l’homme profane est dépassée, sinon abolie ; les activités sensorielles sont étendues dans une proportion, hallucinante, à la suite d’innombrables identifications d’organes et de fonctions physiologiques, aux régions cosmiques, aux astres, aux dieux, etc.. Mais, répétons-le, le corps joue un rôle prépondérant dans le tantrisme, et c’est surtout à cause de cette primauté accordée à la physiologie, à l’expérience charnelle, que le tantrisme doit être considéré comme la doctrine et la technique par excellence de l’homme déchu du Kali-yuga. A notre époque, affirment les textes, l’ascétisme absolu et la contemplation exclusivement métaphysique ne sont plus capables de résoudre le problème posé par la condition humaine, lequel consiste à abolir la souffrance et l’illusion, à reconquérir la liberté et la béatitude. Enlisé dans la matière, l’homme moderne, l’homme du Kali-yuga, doit commencer son ascension à partir de cette matière, même, sans toutefois s’éloigner de sa source vivante, qui reste l’énergie sexuelle. L’ancien ascétisme indien avait réduit le corps à une énorme entrave. Le tantrisme non seulement retrouve le corps, ¦ mais il en amplifie les possibilités mystiques et le tient pour une condition sine qua non de la délivrance. « Sans le corps, dit le Hevajra Tantra, il n’y a pas de béatitude suprême ». « Sans le corps, il n’y a ni, perfection,, ni béatitude », affirme de son côté le Sri-Kâla-cakra-tantra. Et dans le Dohakosha Saraha s’écrie : « Ici, dans le corps, se trouvent le Gange et la Jumnâ, Prayâga et Bénarès, le Soleil et la Lune. Ici sont les lieux sacrés, les Pîthas et les Upapîthas. Je n’ai pas vu une seule place de pèlerinage ni un seul endroit de béatitude comparable à mon corps. ». Un autre texte parle du yogi Kanha qui « jouit dans la cité de son corps d’un état de non-dualité ».

L’importance du corps dans le tantrisme est accrue du fait que non seulement les astres, les lieux de pèlerinages, les temples, les dieux et les états de sainteté sont localisés dans les divers organes mystiques — mais aussi les principes métaphysiques. Ainsi, les trois kâya du bouddhisme mahâyânique sont localisés dans les trois plexus (cakrd). Selon le bouddhisme tantrique, Prajnâ, la Sagesse suprême, manifestation de la Déesse, se trouve endormie dans la région du mûlâdhâra cakra, tandis que Upâya, c’est-à-dire la technique, le procédé assimilé à Bouddha Vajra-sattva, réside dans la région du cerveau. Le but de la discipline tantrique est d’éveiller la Déesse Prajnâ et de la faire remonter à travers le corps jusqu’à atteindre le Bouddha Vajra-sattva et à s’unir avec lui. Dans les diverses formes du tantrisme hindou, Çiva, principe de la Conscience pure, réside dans le sahasrâra, le lotus à mille pétales de la région cérébrale ; Çakti, la déesse, principe de la force créatrice universelle, réside dans le mûlâdhâra-cakra, sous l’aspect d’un petit serpent (Kundalinî). Exactement comme dans le tantrisme bouddhiste, le but de la technique tantrique hindoue est de réveiller la déesse et de l’unir avec le dieu Çiva.

D’ailleurs, nous rencontrons également un grand nombre d’autres localisations et homologations des principes métaphysiques et cosmologiques à l’intérieur du corps humain. C’est ainsi que le côté droit du corps est masculin, et le côté gauche féminin, par imitation du Çiva, sous sa forme androgyne, bi-sexuelle, Ardhanârîçvara. Pour le tantrisme vishnouite, Râdhâ, la bergère légendaire de Vrin-davan, amoureuse du dieu Krishna, correspond au côté gauche de l’homme et Krishna au côté droit. L’homme parfait, en suivant de près Krishna, son modèle divin, est androgyne. Mais dans le Kali-Yuga, l’androgynie humaine, qui équivaut à la perfection et à la béatitude, ne peut plus être obtenue uniquement par des techniques méditatives et contemplatives. Il faut, pour y parvenir, une expérience concrète, de structure sexuelle, seule capable d’éveiller ces deux principes polaires endormis dans le corps humain et, par conséquent, de réaliser l’union de Krishna et de Râdhâ, de Çiva et de Çakti, d’Upâya et de Prajnâ. ‘


Étant donné l’importance métaphysique du principe féminin — représentant, dans le tantrisme hindou, l’aspect actif et créateur de la réalité cosmique — il est facile de comprendre le rôle essentiel joué par la femme dans le mouvement tantrique tout entier. En un certain sens, on peut dire que le tantrisme est le retour à la religion de la Mère, à la religion archaïque qui a dominé l’Inde pré-aryenne de la préhistoire, comme elle a dominé l’aire afro-eurasiatique en sa totalité. Mais cette fois-ci il s’agit de quelque chose de. plus qu’une simple dévotion à la Mère, à la Grande Déesse de la fertilité cosmique : il s’agit de résoudre le problème de la douleur de l’existence et de reconquérir la liberté et la béatitude spirituelles. Le but de l’union cérémonielle est, comme nous allons l’expliquer, l’intégration des principes polaires de l’homme, sa transformation en un androgyne. Mais il y a aussi autre chose : la signification révolutionnaire de ces pratiques tantriques, spécialement les pratiques du bouddhisme tardif. L’importance accordée à la femme, l’union sexuelle promue au rang d’un instrument de salut, l’apologie de l’orgie rituelle — tout cela équivaut à un manifeste révolutionnaire rédigé contre la métaphysique, la morale et la religion anciennes. Les lois sociales et les principes éthiques doivent être abolis puisqu’ils sont illusoires. Dans un monde dépourvu de réalité ontologique, où tout est illusoire, tout est permis — à condition que celui qui jouit de ces libertés ne se comporte pas comme un esclave, comme une « bête » (paçu), mais réalise continuellement le manque de réalité foncière de toute chose profane. Inutiles les rites à l’ancienne mode, védique ; inutile le renoncement ascétique, inutiles les prières. L’important est d’atteindre à la vacuité de toute forme cosmique et à la réalité ultime, cachée aux yeux des non-initiés, des non-illuminés. Par conséquent, en apparence du moins, tout est permis. Et un texte de l’importance du Guhya-samâja Tantra affirme péremptoirement que : « personne ne réussit à obtenir la perfection par des opérations difficiles et ennuyeuses ; mais la perfection peut facilement être acquise par la satisfaction de tous les désirs ». Le même texte précise que la luxure est permise, que le tantrika peut tuer n’importe quel animal, qu’il peut mentir, voler, commettre l’adultère, etc.. Car, comme le dit le Bodhisattva, « la conduite des passions et des attachements (râgacaryâ) est la même que la conduite d’un Bodhisattva (bodhisattvacaryâ), celle-ci étant la conduite la meilleure (agracaryâ) ». Autrement dit, tous les contraires sont illusoires, l’extrême mal coïncide avec l’extrême bien, la condition de Bouddha peut — dans les limites de cette mer des apparences — coïncider avec la suprême immoralité ; tout cela pour le bon motif que seul le « vide » universel est, tout le reste étant dépourvu de réalité ontologique.

Il est facile de comprendre la réaction des milieux orthodoxes devant ces rituels en apparence dénués de toute valeur religieuse. Signalons à ce propos qu’un texte tantrique, le Mahâ-cîna-Kramâcara, raconte comment le sage Vasishta, fils de Brahma, s’en va interroger Viçnou, sous l’aspect du Bouddha, concernant les rites de la déesse Tara. Il pénètre dans le « grand pays de Cîna » et il aperçoit le Bouddha entouré d’un millier d’amantes en extase érotique. La surprise du sage touche au scandale : « Voilà des pratiques contraires au Véda! » s’écrie-t-il. Une voix dans l’espace corrige son erreur : « Si tu veux, dit la voix, gagner la faveur de Tara, alors c’est avec ces pratiques à la chinoise qu’il faut m’adorer! » Il s’approche du Bouddha et recueille de sa bouche cette leçon inattendue : « Les femmes sont les dieux, les femmes sont la vie, les femmes sont la parure. Soyez toufours en pensée parmi les femmes1 ! »

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’il ne s’agit nullement ici d’une orgie ordinaire. Le maithuna, l’union cérémonielle, est un rituel où les acteurs sont transsubstantialisés ; l’acte humain, organique, est devenu un drame de participation à la conscience cosmique, divine. Les textes tantriques répètent souvent cet adage : « Par les mêmes actes qui font brûler certains hommes dans l’Enfer pendant des millions d’années, le yogin obtient son éternel salut 1a « Le plaisir que donnent l’alcool, la viande, les femmes, c’est délivrance pour ceux qui savent, péché mortel pour les non-initiés… le yogin goûte les plaisirs des sens pour aider les hommes, et non point par désir… Il traverse toutes les jouissances et aucun mal ne le salit… Il est toujours pur, comme sont les baigneurs de la rivière2. »

Pour nous résumer, le tantrisme trahit dans sa structure même le paradoxe de la réalité ultime et celui de la condition humaine. Il s’efforce de s’ancrer dans le concret le plus physiologique, mais seulement pour pouvoir, par la suite, transsubstantialiser ce concret et redécouvrir en lui les principes mêmes de la Vie Cosmique. Il fait appel à la présence féminine, concrète ou idéale, mais uniquement dans le dessein de redécouvrir l’identité foncière entre le principe féminin et masculin. « Toi, ô Devî, dit Çiva à la Déesse dans le Mahânirvâna Tantra, Toi, tu es mon véritable moi-même! Il n’y a pas de différence entre Toi et Moi. » La doctrine ultime, /et la plus secrète, du tantrisme est justement cette identité des contraires, cette identité entre Çiva et Çakti, entre Krishna et Râdhâ, entre Bouddha et la Déesse — en un mot l’identité de l’aspect négatif, non manifesté, de la réalité et de son aspect manifesté. La libération, la béatitude est l’accomplissement de. cette unité de principes polaires dans son propre être. Mais, contrairement aux autres « philosophies » indiennes, le tantrisme croit que l’homme déchu du Kali-yuga n’a plus la possibilité d’obtenir cette identification des contraires par la seule voie gnos-tique, métaphysique, par la voie de la contemplation èt de la sagesse. L’homme du Kali-yuga ne peut être sauvé qu’à partir de sa propre condition existentielle — qui est, en premier lieu, une condition charnelle, vu l’incapacité d’approcher directement par l’esprit la réalité ultime.

C’est pour cette raison que l’identification des contraires est réalisée dans le tantrisme sous la forme de l’androgynie. L’éveil de la Kundalinî, qui constitue la pratique la plus secrète et la plus dangereuse du tantrisme, ne signifie pas autre chose que l’union de la déesse Çakti avec le dieu Çiva, à l’intérieur du corps humain. Cet éveil et cette union s’obtiennent à travers une pratique yogique extrêmement difficile à exposer. Le premier résultat de l’éveil de la Kundalinî dans l’intérieur de l’homme est sa permanente béatitude, sa délivrance de la douleur de l’existence.

Mais ceci n’est qu’une première étape. L’éveil de la Kundalinî rend possible une pratique encore plus complexe, moyennant laquelle l’homme abolit la durée temporelle et réalise l’immortalité ici-bas. Il existe très peu de textes sur ces pratiques et ils sont, plus encore que les autres, extrêmement obscurs. Tout ce qu’on peut y déceler c’est que ces pratiques, en relation avec l’éveil de la Kundalinî, tendent à unifier, à l’intérieur du corps humain, tous les courants polaires, qu’il s’agisse des rythmes cardiaques respiratoires ou sanguins, ou même des phénomènes physiologiques d’assimilation et de désintégration, A un certain moment de la pratique, le corps devient complètement «unifié, comme un vase clos, symbole d’un Cosmos parfait et serein. Celui qui est parvenu à cette extase a dépassé d’une manière radicale la douleur de l’existence humaine. Il est un jîvan-mukta, un « délivré dans la vie ».

Bibliographie essentielle :

Tous les ouvrages et traductions (en anglais) de A. Avalon (Sir John Woodroffe), l’un des plus grands spécialistes du tantrisme.

Mircea Eliade, Yoga. Essai sur les origines de la mystique indienne. Paris, Paul Geuthner, 1936 (2e édition en préparation).

Technique du Yoga, Gallimard, 1948.


  1. S. LÉVI, Le Népal, vol. I, p. 346 sa. Paris, 1905 

  2. Cf. Mircea Eliade, Techniques du Yoga, p. 240. Gallimard, 1948. 

Mircea Eliade