Paul Arnold (Shakespeare) – l’aspect messianique de l’œuvre de Shakespeare

L’Ésotérisme de Shakespeare, par Paul Arnold. Mercure de France, 1955.

On ne saurait résumer, pour la commodité, l’argumentation de ce livre. Dénuée d’apriorisme, elle repose tout entière sur des juxtapositions de textes d’époques voisines. Elle révèle l’existence, dans les milieux intellectuels de Londres, entre 1580 et 1640, grosso modo, d’un courant de pensées et d’un corps de doctrine auxquels Shakespeare et ses contemporains se sont bornés à prêter une forme littéraire.

A partir de traditions diverses mais convergentes, le début du XVIe siècle avait dégagé un enseignement ésotérique se situant au confluent du gnosticisme chrétien, de l’hermétisme néoplatonicien et de la cabale juive. Cet illuminisme proliférait tantôt à l’ombre, autour d’un des grands maîtres du mysticisme occultiste, tantôt publiquement en des discussions orales ou imprimées ; il fut fixé par un langage allusif, des formules traditionnelles, des mythes et des allégories recueillant tout le legs de l’antiquité et du proche-orient. Entretenu par un esprit de polémique, surtout en Allemagne et en Angleterre, ce mouvement éclata soudain en 1614, dans un prophétisme parfois prétentieux, sous le nom de « Fraternité des Rose-Croix ». Cet avatar de l’illuminisme du siècle précédent n’offre d’autre originalité que de nous livrer tant en Angleterre qu’en Allemagne, un arsenal de symboles, formules et mythes jusque-là plus ou moins occultes.

Les poètes et dramaturges anglais de l’époque élizabéthaine et jacobéenne, prirent une part extrêmement active et passionnée aux querelles que déchaînaient alors entre illuministes et théologiens des divergences de doctrine ou d’application. La philosophie ésotérique n était pas pour eux objet de curiosité littéraire ou intellectuelle, c’était un élément primordial de leur manière de penser qui engageait l’être tout entier. C’est pourquoi ils en firent le thème central de nombre de leurs œuvres dont l’allégorie a fait errer la critique. Le dépouillement méthodique de la littérature alchimique ou hermétique des deux siècles, et particulièrement de celle de la prétendue Fraternité des Rose-Croix, m’a permis non seulement d’isoler un nombre incalculable d’emprunts directs faits par les écrivains aux philosophes illuministes, mais de rencontrer des schèmes entiers de morceaux, scènes ou pièces visiblement greffés sur des arguments littéraires. Ces emprunts que le public de l’époque identifiait aisément restituent à des œuvres qu’on croyait comprendre ou qu’on renonçait à expliquer un sens méconnu et évident.

C’est dans certaines des œuvres de Spenser et de William Shakespeare que nous retrouvons les traces les plus considérables de ce courant de pensée dont ce dernier a le mieux compris la valeur humaine ; et l’on peut dire que s’il était moins que d’autres hanté par des formules mythologiques absconses, il a inscrit dans toutes ses tragi-comédies ou fausses tragédies — le Marchand de Venise, Cymbeline, le Conte d’Hiver, la Tempête — en une écriture allégorique mais aisément reconnaissable, à la fois l’essentiel de la doctrine illuministe et les voies et épreuves par lesquelles l’être humain peut obtenir le salut.

Mais cet aspect messianique de l’œuvre de Shakespeare qui restitue au passage un sens précis et technique à des pages jusque-là obscures, ne résultait pas seulement d’une volonté délibérée du poète — dont les convictions intimes nous importent aussi peu que la personnalité — ; il était le produit d’un humanisme qu’on peut juger désuet mais qui ouvrait une voie merveilleuse pour le déchiffrement de l’homme et de son secret.

William Shakespeare