Vallin (EI:30-42) – o dogmatismo temporalista e a experiência da individualidade

{{{A) Description générale des structures temporelles}}}

Ce qui nous permet avant tout de distinguer le dogmatisme ontothéologique et le dogmatisme temporaliste1, c’est leur attitude respective à l’égard du Temps. L’ontothéologie substantialiste demeure tributaire de cette Transcendance qu’elle n’a reniée qu’à demi : aussi le temps y reste-t-il toujours plus ou moins semblable à « l’image mobile de l’éternité immobile » dont parlait Platon. Les inévitables concessions au « cosmologisme » résultant du renversement des relations métaphysiques entre l’Essence et la Substance semblent se concentrer dans le passage de l’Idée divine à la substance créée, c’est-à-dire du métaphysique au cosmologique : la substance créée comporte un « plus » par rapport à l’essence qui est comprise dans l’Entendement divin, mais si la substance est inconcevable, chez un Leibniz, sans son extériorisation sur le plan des phénomènes qui se déroulent dans le temps, par contre le temps n’a ici pour rôle que d’actualiser des virtualités qui étaient éternellement comprises dans l’essence elle-même. Cette actualisation n’aboutit pas à un enrichissement des déterminations qualitatives de la substance mais à un enrichissement existentiel qui équivaut à un accroissement de type « quantitatif », pour reprendre le langage leibnizien.

Par contre, dans la perspective temporaliste qui a coupé toutes les relations avec la Transcendance, la temporalité acquiert une autonomie qui va lui donner relief et réalité. Le devenir apparaîtra désormais pour les êtres, du moins au niveau de certaines structures temporelles, comme un principe d’enrichissement qualitatif. Le temps circulaire, comme on pouvait s’y attendre après le renversement des relations métaphysiques ou normales entre l’Essence et la Substance, a tendance à faire place au temps linéaire, facteur de progrès indéfini. Nous verrons d’ailleurs que, si le Temps auquel on refuse la participation à l’Éternité n’apparaît pas nécessairement, au niveau de chacune des structures fondamentales que nous aurons à distinguer, comme création enrichissante et continuelle d’une prévisible ou imprévisible nouveauté, il semble toujours mordre et avoir prise sur la réalité intime et profonde des êtres.

Il est remarquable que les philosophes qui, de Kant à Heidegger nous ont parlé de notre « être-pour-le-temps », ont identifié de façon arbitraire l’aspect du temps qu’ils ont mis en lumière avec l’essence même du temps.

Du point de vue de la perspective métaphysique que nous avons adoptée pour décrire cette expérience immanente, il nous semble qu’on peut distinguer dans la réalité du temps divers étages qui correspondent d’ailleurs aux divers aspects injustement et inconsciemment systématisés par des philosophes tels que Kant, Hegel, Bergson ou Sartre. Nous verrons qu’on peut établir entre ces structures une certaine hiérarchie qui n’implique aucune exclusion et qui se fonde sur leur degré respectif de proximité par rapport au pôle essentiel et métaphysique ou d’éloignement par rapport au pôle substantiel et cosmologique du Manifesté.

Signalons d’abord un premier plan de clivage selon lequel les structures de type panthéistique s’opposent à la structure que nous appellerons négative à cause de la place qu’elle accorde au « Néant ».

Les structures panthéistiques ne parviennent qu’à justifier une temporalité cosmologique à l’exclusion d’un devenir concernant les êtres individuels. Dans chacune des structures panthéistiques où nous distinguerons la temporalité logique ou objectivante et la temporalité esthétique, nous verrons qu’il est impossible d’accéder à une expérience véritable de l’être individuel : elles aboutissent l’une et l’autre à la détermination de totalités cosmologiques dans lesquelles se trouvent intégrés les êtres individuels (totalités en mouvement, créations continuelles d’une nouveauté prévisible (sphère logique) ou imprévisible (sphère esthétique), telles que l’espèce, l’humanité, la Vie, etc.).

Par contre, au niveau de la structure négative, nous verrons s’opérer un véritable retournement par rapport aux structures précédentes. L’intégration panthéistique s’y avère impossible : la subjectivité qu’on y atteint se pose comme effectivement irréductible à des totalités cosmologiques, et il semble possible d’y justifier la réalité d’un devenir proprement individuel des êtres. La subjectivité y réalise l’expérience d’une sorte d’isolement radical par rapport à un monde qui a perdu son sens et sa densité existentielle. Mais nous aurons à remarquer que cette expérience échoue dans la mesure où l’irréductible singularité de l’être individuel tient au fait que la subjectivité s’identifie à un néant, à un vide, qui traduisent une nostalgie ou un refus du monde, bien plus qu’un authentique détachement. Et nous verrons que l’idée d’un devenir individuel à qui l’on refuse toute participation de type vertical (métaphysique) ou horizontal (cosmologisme ontologique ou temporaliste) est une pure impossibilité philosophique.

D’où ce dilemme qui s’imposera à notre réflexion : au niveau d’une expérience « immanente » :

— ou bien l’être individuel possède une structure véritable mais à la condition de se nier comme individualité singulière, et de trouver son essence dans une totalité cosmologique dans laquelle il s’intègre et avec laquelle il s’identifie ;

— ou bien l’être individuel se trouve posé comme individualité irréductible, mais en perdant toute réalité effective et toute structure, c’est-à-dire en s’identifiant avec le néant.

Il y a donc discontinuité entre les perspectives panthéistiques et la structure négative, qui répondent l’une et l’autre à deux exigences apparemment contradictoires, du moins sur le plan de l’immanence temporaliste : l’exigence de plénitude ontologique qui se trouve satisfaite au niveau des structures panthéistiques et l’exigence d’intimité subjective qui semble trouver un écho dans la structure de la temporalité négative.

Si nous considérons l’ensemble des structures panthéistiques, nous y découvrons de même une solution de continuité entre la temporalité esthétique et la temporalité objectivante.

Au niveau de la structure objectivante nous voyons dominer ce qu’on pourrait nommer une volonté de puissance et de possession à l’égard du réel.

La temporalité objectivante est structurée par une essence (cosmologique, et non métaphysique) qui ne se conçoit qu’engagée dans une existence temporelle. Le devenir y est posé à la fois comme enrichissant et prévisible parce que conforme à une dialectique rationnelle qu’illustre assez bien le système hégélien. Les êtres individuels se trouvent ici intégrés, selon que leur degré d’existence les fait ou non participer au temps, à des totalités cosmologiques, immobiles (espèces chimiques) ou en mouvement (Vie, Humanité), mais le mouvement lui-même a reçu le baptême de la raison.

L’intentionnalité qui détermine ici la connaissance du réel tend à poser, selon la formule de Hegel, comme irréel tout ce qui n’est pas rationnel, en enfermant la totalité de l’être dans une systématisation conceptuelle qui expulse délibérément l’individuel, le mystère, l’imprévisible, etc.

Dans la temporalité esthétique par contre, la volonté de puissance fait place à une attitude d’accueil, où le concept est rejeté au profit d’une intuition qui prétend nous faire pénétrer dans l’intimité existentielle des êtres et des choses. La saisie du réel se veut immédiate, la subjectivité prétend s’ouvrir à l’individualité mystérieuse des choses, en deçà de toutes les relations conceptuelles artificiellement tissées par l’intelligence. Discontinuité et immédiateté de la sensation pure, intuition ineffable, étonnement perpétuel, contingence radicale, voilà quelques-uns des aspects de cette vision du monde qui s’incarne notamment dans le temporalisme bergsonien.

Le refus des essences et du concept se traduit sur le plan du devenir par une temporalité linéaire qui a chassé les derniers vestiges d’une temporalité circulaire qui pouvaient encore subsister au niveau de la structure objectivante.

Nous verrons toutefois cette structure, qui cherche aussi délibérément à cerner l’individuel que la structure logique tendait à le dépasser, manquer finalement son but : la durée individuelle se confond avec le devenir universel (Élan vital bergsonien) et les êtres individuels se trouvent intégrés à une totalité cosmologique de type « vital » ou « existentiel ». La temporalité esthétique se révélera une structure panthéistique au même titre que la temporalité logique.

{{{B) Problèmes posés par les structures temporelles}}}

Après cette esquisse des caractères essentiels des structures temporelles, nous voudrions évoquer divers problèmes soulevés par notre description.

{1) La dialectique des structures temporelles}

Une question préalable qui s’offre nécessairement à la réflexion est celle de la hiérarchie des structures ou du moins de l’ordre que nous avons choisi pour les décrire ; nous signalions plus haut que cette hiérarchie pourrait se fonder sur la proximité respective de ces structures par rapport au pôle « essentiel » ou « métaphysique » de la manifestation. A cet égard, il est évident que la sphère logique occupe le premier rang et la structure négative le dernier, la structure esthétique se situant dans l’intervalle.

Par ailleurs nous rappellerons que l’ordre suivi par notre description des structures est également celui de leur succession historique, tout se passant comme si l’histoire de la philosophie impliquait, du moins dans ses grandes lignes, une « désessentialisation » progressive de l’être, une affirmation de plus en plus accentuée du « cosmologique pur » au détriment du « métaphysique » ; les systèmes axés sur la « sphère négative » révèlent, selon nous, les possibilités ultimes de ce qu’on pourrait appeler le cycle actuel de l’histoire des idées philosophiques.

Nous avons envisagé dans un précédent ouvrage les divers moments de cette dialectique historique2. C’est la dialectique individuelle qui retiendra ici notre attention.

La structure logique apparaît comme la sphère la plus « solide » et la plus habituelle de la subjectivité et correspond dans une certaine mesure à ce que l’existentialisme a nommé la « banalité quotidienne » : telle est la deuxième raison qui justifie sa place au début de notre description. Les temporalités « esthétique » et « négative » sont des structures beaucoup plus fugitives et difficiles à cerner, ainsi que l’attestent les exhortations de Bergson à remonter la pente de nos habitudes intellectuelles et celles de Sartre nous demandant de nous arracher à la « mauvaise foi ».

Tout se passe comme si la subjectivité, après avoir coupé toutes relations de participation avec la Transcendance, avait tendance à se replonger sans cesse dans l’univers « désindividualisé » de la structure logique, à fuir l’expérience aiguë de l’individualité qui s’offre à elle dans la sphère négative : telle est la dialectique bien mise en lumière par Pascal et les existentialistes (divertissement, mauvaise foi, etc.). Mais nous verrons que la sphère négative, sur le plan individuel comme sur le plan historique est la vérité (au sens hégélien) des structures panthéistiques c’est-à-dire la conséquence nécessaire de la « désessentialisation » impliquée par la vision « ordinaire », « habituelle » de la sphère logique. Sans doute l’un des mérites de l’existentialisme, sur le plan historique, est-il de dévoiler, avec une extrême lucidité les ultimes conséquences du refus implicite de la transcendance qui caractérisait V « essentialisme » antimétaphysique (Leibniz, Kant, Hegel).

{1) La dialectique historique.} — Sur le plan d’une « dialectique historique » c’est-à-dire des systèmes philosophiques, il est facile de montrer un processus irréversible allant de la sphère logique à la structure négative. La sphère esthétique joue ici un rôle intermédiaire mais sans établir pour autant une continuité logique et rigoureuse, à la manière de la dialectique hégélienne, entre la structure logique et la sphère négative. (La discontinuité des structures nous apparaîtra en effet comme une donnée irréductible aussi bien sur le plan historique que sur le plan subjectif.) Il est bien évident toutefois qu’il ne s’agit ici que d’un schéma très général, déterminant les possibilités caractéristiques d’un moment du processus évolutif, ce qui n’empêche pas la survivance des autres possibilités à côté des premières. D’autre part, c’est à la structure négative que s’arrêtera notre examen de la dialectique « historique » des structures temporelles, le renversement total conduisant au dévoilement des structures métaphysiques ne pouvant être qu’un objet de conjectures incontrôlables. Le problème se trouvera pourtant implicitement posé : les philosophies du « néant » qui semblent l’un des apports les plus caractéristiques de la pensée contemporaine, du moins en tant que celle-ci s’interroge sur l’essence et le destin de l’homme, ne sont-elles pas les signes d’une époque qui semble paradoxalement capable de renouer avec la pensée métaphysique conçue non comme une timide philosophie des valeurs ou une laborieuse théorie de la connaissance, mais comme une ouverture authentique et intégrale à l’Universel ?

{2) La dialectique individuelle.} — Sur le plan de la dialectique individuelle, le processus des structures temporelles n’est certes pas irréversible, et ce n’est donc qu’ici que l’emploi du terme de « dialectique » se trouve pleinement justifié. Bien que la sphère négative se trouve « logiquement » au terme du processus dialectique — puisque après la mise en lumière de cette structure temporelle la conscience ne saurait « logiquement » revenir en arrière, mais ne peut alors que s’avancer dans des voies nouvelles qui l’orienteront précisément vers la découverte des structures métaphysiques — en fait ce dévoilement de la structure négative n’est généralement que partiel et fragmentaire, ce qui explique la réversibilité du passage des structures panthéistiques à la sphère négative.

On peut envisager deux aspects essentiels dans la dialectique individuelle des structures temporelles, d’une part une dialectique inhérente aux structures panthéistiques, d’autre part une dialectique opposant les structures panthéistiques à la structure négative.

a) Dialectique inhérente aux structures panthéistiques. — Nous savons déjà que chaque structure apparaît comme un point de vue limité sur l’être, complet à sa manière, mais excluant par essence les points de vue impliqués dans chacune des autres structures. C’est cette exclusion réciproque qui explique et justifie en général le passage d’une structure à l’autre, la conscience individuelle ou historique ayant tendance à passer, après les excès propres à l’exclusivisme d’un point de vue déterminé à l’affirmation d’un « système » opposé.

La structure logique et la sphère négative sont liées à deux visions du monde qui s’excluent en fait, mais qui reposent pourtant sur deux exigences complémentaires et d’ailleurs conciliables sur un plan plus universel tout en demeurant contradictoires sur le plan de l’immanence temporaliste. Tandis que la sphère logique ou objectivante correspond à une exigence d’unité, d’intelligibilité, de clarté, la structure esthétique implique une exigence d’intimité, de profondeur qui comporte un certain sens du mystère et de l’irréductible singularité des êtres et des choses. Ces deux tendances demeurent inconciliables sur le plan de l’immanence temporaliste : on ne saurait imaginer leur synthèse mais seulement leur juxtaposition et leur coexistence.

La sphère objectivante nous installe dans l’univers transparent de l’habitude, de la science triomphante (plutôt que militante il est vrai), de la technologie industrielle et politique, où les réalités sont maniables et transparentes, mais où les êtres singuliers s’avèrent interchangeables et leurs tendances secrètes escamotées au profit d’une universalité tout extérieure.

La sphère esthétique, à l’opposé, nous offre la vision rafraîchissante de la singularité et de la beauté des choses qui s’épanouit dans l’attitude contemplative ou créatrice de l’artiste. Elle nous dévoile un aspect du réel totalement refoulé sinon détruit par l’habitude, la science et la technique. Nous aurons à nous demander si la vie de l’homme moderne ne nous offre pas un exemple très valable de la dialectique de ces deux structures. L’homme moderne en effet, pour échapper à l’univers monotone et désindividualisé de la science aussi bien que de sa vie ordinaire, va chercher un refuge et même une évasion dans l’art ou dans la nature non domestiquée (de l’usine quotidienne au cinéma hebdomadaire, de l’atelier à l’excursion dominicale, de la philosophie des sciences au surréalisme, etc.). Aucune de ces deux sphères ne lui suffit à elle seule : chacune appelle l’autre comme son complément, mais comme un complément contradictoire, parce qu’incapable de s’harmoniser avec la sphère opposée. En toute rigueur, le monde de la science et de la technique n’est pas beau, le monde de l’art n’est pas vrai : il y a un divorce des valeurs qui se manifeste le plus visiblement dans les produits de la technique : l’objet utile tend à exclure la beauté, l’art tend vers la pure gratuité d’une activité de luxe. D’ailleurs le monde de l’art est implicitement posé comme irréel, imaginaire, à côté du sérieux et de la pesanteur du monde « ordinaire ».

Ces deux univers semblent imperméables l’un à l’autre, et l’on passe de l’un à l’autre non par osmose, mais par un processus de rupture, par un véritable renversement : il y a discontinuité profonde, quoique passage possible et même nécessaire entre ces deux sphères. Les intentionnalités qui président à leur dévoilement respectif du réel ne se recoupent pas. La subjectivité qui demeure au niveau de l’immanence temporaliste se trouve ici comme écartelée et déchirée, même si elle n’est pas consciente de cette contradiction et de ce déchirement.

b) Passage des structures panthéistiques à la structure négative. — Mais il est une dialectique qui nous retiendra davantage en raison du rôle capital qu’elle va jouer dans la détermination d’une expérience valable de l’être individuel : c’est celle qui conduit des structures panthéistiques à la structure négative et vice versa.

Le passage à la structure négative marque à la fois l’échec et la limite de la vision du monde inhérente aux structures panthéistiques, ou plus précisément nous verrons qu’il résulte de la conscience de l’échec de l’intégration panthéistique. La structure temporelle de la sphère négative se révélera comme la vérité des autres structures et ceci de deux manières : d’abord comme le terme ultime d’un processus évolutif, individuel ou historique ; ensuite comme la structure fondamentale par référence à laquelle les structures panthéistiques prendront leur signification, du moins dans le cadre de l’immanence temporaliste. Nous avons esquissé plus haut la première perspective ; examinons rapidement la seconde. Si la sphère négative se trouve être la « vérité » des autres structures, elle prend par là même une valeur provisoire de pôle et de fondement par rapport à ces dernières ; elle apparaît comme une structure plus intime et plus profonde dont la négativité menace sourdement l’équilibre fragile des totalités panthéistiques. C’est dans ces dernières structures que la conscience cherche normalement à s’établir ou à se réfugier en raison de la double forme de plénitude qu’elle comporte : on peut affirmer qu’elle refuse l’expérience du réel qui s’offre à elle au niveau de la sphère négative. En effet, la subjectivité humaine tend naturellement à se détourner de la vision d’un monde désintégré par le néant, découronné de son sens et réduit à l’absurde. C’est cette attitude que nous nommerons « divertissement » avec Pascal.

De même qu’il y avait une dialectique intra-panthéistique consistant dans le passage réciproque de la structure objectivante à la structure esthétique, il y aura une dialectique du divertissement entre les sphères panthéistiques et la structure négative.

Du point de vue de « l’instant négatif », l’identification de la subjectivité avec l’une ou l’autre des sphères panthéistiques apparaîtra comme divertissement au sens fort et étymologique d’ « acte de se détourner de ».

Nous verrons que la « sphère négative », en fait, n’est jamais qu’entrevue : l’échec fondamental de nos projets et l’effondrement des valeurs qui se profilent comme des ombres menaçantes derrière chacun des échecs particuliers de nos démarches empiriques est toujours vaincu, refoulé, oublié. La structure négative — différant en ceci des structures panthéistiques — est semblable au « soleil et à la mort » qui selon La Rochefoucauld, « ne se peuvent regarder en face » et apparaît comme un terme idéal ou comme un pôle de signification, mais qui n’est jamais atteint en lui-même et dans la totalité de ses implications. Elle est « dialectique », en ce sens qu’elle renvoie nécessairement à d’autres structures qui refoulent ou subliment son inquiétante négativité, qu’il s’agisse des structures panthéistiques dont elle constitue la vérité et l’essence profonde, quoique jamais pleinement manifestée, ou des structures métaphysiques, à l’égard desquelles elle apparaîtra comme un moyen d’approche privilégié pour la conscience qui a perdu toute relation effective avec la Transcendance. Ce caractère « dialectique » nous semble avoir été quelque peu oublié ou escamoté par l’existentialisme dit « athée » qui, s’il a eu le mérite d’attirer l’attention sur cette structure, a tenté dans un projet héroïque et absurde d’en faire une vision du monde viable et se suffisant à elle-même. Or, nous remarquions qu’un échec de l’attitude « temporaliste » à l’égard du monde renvoyait à la structure négative comme à la vérité de cet échec, mais sitôt entrevue, la structure négative à son tour renvoie à l’illusoire sécurité et à la plénitude précaire des sphères panthéistiques.

On peut esquisser deux moments caractéristiques de ce « divertissement » correspondant à chacune des structures panthéistiques :

— d’une part le divertissement de l’habitude, de la « banalité » quotidienne, qui correspond à la sphère logique et qui consiste pour la conscience temporaliste à fuir la révélation de la contingence de ses projets et de son irrémédiable solitude en se plongeant dans la sphère des valeurs anonymes des conduites automatisées et désindividualisées (primat de la fonction sur l’être).

— d’autre part le divertissement esthétique qui caractérise le type spirituel de l’esthète, et non plus celui du « bourgeois » (comme c’était le cas dans le moment précédent) et qui correspond à la structure esthétique. La conscience pour fuir l’expérience aiguë de sa solitude se plonge dans les valeurs de l’immédiat et part en quête de sensations inédites.

{2) De la subjectivité temporaliste en général}

Il est clair qu’une interprétation polyvalente de la subjectivité doit accompagner l’analyse des diverses modalités de temporalisation caractérisant chacune des « structures temporelles ». A chacune de ces modalités correspond un aspect différent de la subjectivité.

Dans son sens le plus général, la subjectivité temporaliste équivaut — du moins dans le cadre de l’expérience temporaliste que nous cherchons à décrire — à la conscience immanente intentionnellement dirigée vers une réalité qui n’a pas nécessairement le statut de l’objectivité.

La conscience que nous appellerons ici « subjectivité temporaliste » apparaît à la fois comme intentionnellement dirigée vers le réel qu’elle dévoile et comme un processus de temporalisation qui caractérise sa propre réalité subjective. La relation caractérisant la subjectivité temporaliste en général déborde donc la relation sujet-objet que nous ne retrouverons qu’à titre de cas particulier au cours de notre analyse des structures temporelles.

De plus, la subjectivité est intentionnellement axée, dans chacune de ces sphères, sur un aspect du monde chaque fois différent qui n’est pas seulement visé comme signification mais comme réalité effective et densité existentielle.

Avant d’aborder l’analyse de la structure temporelle objectivante, nous préciserons l’emploi que nous comptons faire de la notion de transcendance couramment employée par les phénoménologues contemporains.

La « transcendance » de la subjectivité temporaliste par rapport au monde qu’elle vise et dans lequel elle s’enracine (de façon différente selon chacune des structures temporelles) désignera tout d’abord — dans le cadre très général de la « Transdescendance » impliquée dans une optique non métaphysique — le dépassement de toute réalité empirique qui caractérise la subjectivité temporaliste en général. Bien qu’en fait la subjectivité mise en lumière au niveau des diverses structures temporelles ne soit pas intemporelle à la manière du « Je pense » kantien mais toujours engagée en quelque manière dans le temps, nous parlerons néanmoins de la subjectivité transcendantale pour désigner la conscience dans son rapport avec le monde réel et existant au niveau des diverses structures temporelles.

Cette « transcendance » implique bien la notion d’un degré ou d’une dignité ontologique supérieurs à ceux du réel qui se trouve ainsi « dépassé » ou « transcendé », mais ce « dépassement » n’implique en aucune manière que la subjectivité contienne « éminemment » ce réel qui n’en serait — en termes platoniciens — qu’une participation dégradée. Cette transcendance désigne purement et simplement le clivage ontologique et la polarisation sans lesquels la notion même de monde ou de réalité serait dépourvue de toute signification, la subjectivité étant ce sans quoi on ne saurait penser ou poser quelque chose comme un monde ou une réalité en général.

De plus, dans le cadre « temporaliste » tel que nous l’avons délimité, cette première forme de transcendance est intimement liée à une deuxième forme, qu’il nous faut préciser. La subjectivité temporaliste qui se distingue par le refus explicite de toute participation à la Transcendance comprise dans la rigueur de sa signification traditionnelle, non seulement n’est pas bloquée en elle-même, dans l’autarcie d’un splendide isolement, mais elle se dépasse nécessairement vers un réel qui est autre qu’elle et dont elle a besoin pour acquérir consistance et réalité. Si la « subjectivité » se dépasse ici ou se transcende, c’est vers « en bas » et les diverses structures temporelles apparaîtront à cet égard comme autant de modalités de la Transdescendance en général.

Si la subjectivité temporaliste doit transcender le monde réel pour lui reconnaître sinon pour lui donner nécessairement un sens, cette transcendance est donc corrélative d’un dépassement inverse de la subjectivité vers le réel : la subjectivité doit se transcender vers la réalité du monde existant. On ne peut la concevoir que comme se dépassant vers ce réel et ce dépassement est constitutif de son essence. En tant que subjectivité immanente qui a coupé toutes relations de participation effective avec le Principe métaphysique ou transcendant, la conscience ne saurait avoir de réalité indépendamment de cette relation de transdescendance qui seule lui permet d’échapper au vide et à l’abstraction de l’intériorité pure.

La subjectivité qui transcende la réalité empirique du monde existant transcende de la même manière le moi empirique, mais on ne saurait la concevoir indépendamment de ce dernier. La subjectivité n’est donc pas pensable comme séparée de son corps, grâce auquel elle a prise sur le monde qu’elle « transcende » et vers lequel elle se transcende. La subjectivité temporaliste peut donc être dite transcendantale en ce sens qu’elle ne se réduit pas au moi empirique. Mais si cette subjectivité transcendantale qui, dans chacune des structures temporelles, constitue d’une façon particulière la modalité de succession des états de conscience affectant le moi empirique, apparaît comme le fondement de ce dernier, elle se fonde à son tour sur le moi empirique en ce sens que la temporalisation et la compréhension temporalisante de la réalité du monde qui sont l’essence de la subjectivité temporaliste appellent comme un complément nécessaire un contenu empirique sans lequel son activité fondamentale serait dépourvue de contenu et de signification.

Ce sont d’ailleurs les étapes et les degrés de cette « Transdescendance » qui traduisent la proximité de plus en plus accusée du pôle substantiel de la manifestation dont le rôle est ici fondamental, parallèlement à l’éloignement du pôle essentiel dont le primat caractérise la perspective métaphysique.


  1. Dans une première rédaction de ce travail, nous avons employé l’adjectif phénoménologique auquel nous avons préféré par la suite le terme temporaliste, afin d’éviter l’ambiguïté inhérente au premier terme. 

  2. Cf. La perspective métaphysique, op. cit., IIIe Partie, chap. II. Esquisse d’une philosophie de l’histoire de la métaphysique systématique. 

Georges Vallin