La parenté qui existe entre les enseignements hindous sur la conduite spirituelle (connue sous le nom de Yoga), et la psychologie est incontestable. Aussi l’étude de la discipline spirituelle hindoue présente-t-elle le plus grand intérêt pour les psyçhothérapeutistes occidentaux. Toutefois, lorsqu’il s’agit de l’Inde, il semble préférable de ne point parler de psychothérapeutie mais plutôt de psychodiététiques. La science médicale hindoue, érigée sur les principes de la pathologie humorale, est en effet une science de la vie et des diététiques, qui ne cherche pas essentiellement à guérir les malades mais à maintenir la santé des bien-portants et à guider le genre humain à travers la vie.
Il est de règle dans l’Inde de considérer qu’il existe un lien permanent entre le guide et celui qui est guidé, entre l’élève et le maître, le Guru; tandis que des rapports semblables entre patient et médecin, en Occident demeurent plutôt problématiques.
Le Guru, ou guide spirituel, est librement choisi. Une fois rencontré on ne peut l’éviter. Autrement dit, il est une nécessité. Avant tout, parce qu’il remplit les fonctions de père et de grand-père dans la famille, et aussi parce qu’en capacité de grand-prêtre il assiste à toutes les fêtes et cérémonies qui ont lieu au cours de l’année, aidant de ses conseils et de sa « magie » l’exécution des sacrements et la conjuration du destin.
On est donc toujours absolument fidèle au Guru. Il est l’incarnation de la sagesse collective transmise par les ancêtres, l’incarnation d’une sphère plus haute qui peut nous mener à travers les vicissitudes de la vie.
Le Guru est censé transmettre à son élève une connaissance nouvelle de son propre soi et lui révéler sa nature véritable. Il renaît ainsi en lui suivant d’anciens rites que l’on retrouve chez de nombreux peuples. Le fait le plus caractéristique de cette relation entre maître et élève est sa persistance jusqu’à la mort.
La psychothérapeutie hindoue en tant qu’enseignement psychique se poursuit durant toute la vie en une succession de sacrements, de rites, d’initiations, d’étapes (ou quel que soit le nom que l’on donne à ces multiples pratiques et coutumes) qui s’emparent de l’être humain dès sa naissance et l’accompagnent jusqu’à sa mort. Pour être exact, l’enseignement débute même avant la naissance, bien plus encore : avant la conception. Il confère ainsi à l’être humain, à chaque tournant naturel et prédestiné de sa vie, un but et une orientation nouvelle qui le conduiront à travers les climats variés des étapes de son existence.
Outre cet arbre vertical à branches multiples de coutumes nous apercevons, poussant parallèlement à la ligne de vie de l’individu, un filet horizontal de pratiques similaires réglant son comportement vis-à-vis du groupe, tels que la famille, le village, la corporation et la caste. Les Santals Dravidiens, par exemple, célèbrent une réunion de famille périodique. Bushan, dans son ouvrage Coutumes des Peuples, nous raconte en quoi elle consiste : La famille entière s’enferme dans sa propre maison, chaque membre se bouche les oreilles avec du coton, et à un signal donné, ils se lancent mutuellement les pires injures qui leur passent par la tête. Personne, évidemment, n’entend l’autre et cet exercice dure jusqu’à épuisement. M. Bushan termine son exposé en faisant remarquer que les Santals sont incapables de donner une explication quelconque sur l’origine de cette étrange coutume que l’on croit cependant très ancienne. Apparemment, elle est un remède courant de la psychodiététique dravidienne contre ce genre de conflit psychique que Jung nomme le « Drame Familial ». Ces petits exercices thérapeutiques doivent être répétés de temps en temps ; ils sont utiles durant toute l’existence. Ils représentent une sorte de régime préventif et cathartique de l’âme, destiné à rétablir son équilibre et à éviter ainsi, suivant les conceptions hindoues, la mort prématurée de l’âme-oiseau dans la cage du corps. Cette attitude rituelle indienne semble avoir été universelle. Toutes les grandes cultures, sauf le puritanisme protestant, possèdent des réseaux étendus de rites et de sacrements touchant la conduite spirituelle. Ils servent à rétablir sans cesse l’équilibre nécessaire entre les hauts et les bas de la vie humaine afin d’éviter les souffrances et les maladies de l’âme.
En pratique, le psychothérapeutiste est souvent mis en présence de cas où ces vénérables systèmes n’offrent plus d’efficacité. Aussi est-il souvent inutile d’essayer de renvoyer un patient à la sagesse directrice des sacrements catholiques car il a élevé autour de lui une barrière qui ne leur permet plus d’agir. En effet, l’homme moderne occidental est en train de détruire les plus anciennes formes de sacrements et ceux-ci perdent pied lentement mais sûrement. Cependant, le monde occidental donne en même temps naissance à des forces salutaires qui agiront comme antidote à cette destruction. Tout ceci nous permet d’avoir une vue d’ensemble plus vaste sur l’avenir et les possibilités de la psychothérapeutie et de retrouver des possibilités de contact avec la sagesse de l’Asie et les anciens peuples de tous les temps. Ce sont ces possibilités que j’essaierai d’esquisser brièvement dans cet article.
L’Inde possède une ligne de conduite spirituelle aussi rigoureuse que la routine journalière du corps. Elle sert l’individu durant toute son existence et rien ne lui échappe. Prenons, par exemple, le Kâmasûtra qui; à la lumière de ces réflexions, se libérera facilement de la réputation « douteuse » dont les préjugés bourgeois de l’ère victorienne avaient cru bon de le doter. Il contient un enseignement révélé dont le lecteur occidental ne se rend pas compte, et qui est destiné à prévenir certaines difficultés et certaines misères de la vie. conjugale hindoue. Cette sagesse doit permettre à des époux peu faits pour s’entendre et s’harmoniser, de trouver un parfait bonheur et une complète satisfaction mutuelle. Elle représente également un régime pour les sens et pour l’âme de façon à les rendre moins vulnérables aux déceptions, aux blessures, et aux refroidissements, qui peuvent se produire durant le mariage et éviter les catastrophes. Dans notre monde occidental les victimes de ces catastrophes, tout en cherchant l’aide d’un psychothérapeutiste, ignorent complètement les origines du mal. Aussi pourrions-nous appeler le Kâmasûtra une diététique de la psyché dans le domaine de l’érotisme, remplaçant utilement la thérapeutie à laquelle on recourt quand le mal est accompli. Prévenir le mal plutôt que le guérir telle est l’essence même des nombreux rites que le Guru accomplit dans la famille.
La maternité est le but et l’accomplissement de la femme hindoue. Porter des fils dans son sein est une tâche sacrée et la justification même de son existence. Aussi, la femme stérile est une abhorration pour ses proches et une honte pour elle-même. Une femme qui n’a pas de fils doit supporter sans se plaindre qu’une rivale donne à son mari ce qu’elle-même a été incapable de lui apporter. Se détacher ensuite de ces fils-accomplissement-de-sa-vie, au moment où ils n’ont plus besoin de sa protection maternelle ; rompre ce lien étroit et fort qui les unit est souvent un déchirement aussi grand pour l’enfant que pour la mère. La femme doit par conséquent apprendre de bonne heure à pouvoir se séparer du fruit de sa vie et de son corps. Pour y parvenir sans heurt, le Guru la guide à travers un rituel qui débute vers l’âge de cinq ans et se termine au moment où l’enfant rejoint le cercle des adultes. Ce rite, qu’on pourrait appeler « don du fruit », constitue le sevrage de l’enfant et le Guru y représente, en vertu de sa haute autorité l’implacable exigence de la vie et du monde extérieur, ces exigences qui ne peuvent être apaisées que par des sacrifices. La femme doit lui sacrifier symboliquement les choses auxquelles elle tient le plus, et ceci non seulement une fois mais à plusieurs reprises au cours de sa vie. Elle commence par lui offrir des fruits, ceux qu’elle aime le plus, tout en jeûnant elle-même. Après les fruits viennent les métaux, d’abord les moins précieux et, pour finir, l’or. (L’or qui fait partie de ses bijoux personnels représente, avec ses vêtements, le seul bien dont la femme hindoue dispose en propre.) La série des sacrifices atteint son point culminant dans une célébration où l’assistance, composée des éléments mâles de la famille et de représentants de diverses castes, symbolisant le monde, accepte le sacrifice du fils par la mère. Celle-ci offre ensuite un festin à la compagnie tout en continuant à jeûner et à se priver d’eau durant toute la journée.
Suivant l’esprit analytique occidental, la mère est souvent comparée à une araignée tissant des liens trop étroits entre elle et l’enfant, obstacles à son développement. Le rite hindou est une sorte de psychologie dirigée dont le but est précisément d’empêcher cet état de choses. Un élément important du rite, ainsi que de beaucoup d’autres parmi les usages hindous, est constitué par les récits mythiques que le Guru raconte à la mère. Dans ces récits il s’agit d’une femme qui doit faire le sacrifice de ce qu’elle aime le plus et jusqu’à sa vie même afin d’accomplir des miracles. Ce genre de récits est un moyen classique employé par les psychodiététistes hindous. Non seulement ils satisfont les désirs d’amusement et le besoin de s’instruire des masses illettrées qui vivent au sein de cette vénérable culture (remplaçant les feuilletons de nos journaux et les articles de science populaire), mais ils tendent à un but plus élevé. Ayant été créés par ce qu’il y a de plus personnel et de plus intime dans l’esprit collectif du peuple, et distillés à travers les générations, ils s’adressent directement à l’inconscient dont ils suivent les formes et la logique (souvent ils semblent même avoir été empruntés aux rêves).
Aux Indes, cette tradition orale remplit le même but que tous les véritables théâtres collectifs, comme c’était le cas pour les tragédies attiques et les théâtres d’ombres javanais qui, durant des nuits entières, jouent des scènes bien connues tirées du Râmayana. C’est une catharsis collective et un enseignement psychologique rendu visible par les exploits et les souffrances des héros symboliques dans lesquels l’inconscient collectif des spectateurs reconnaît ses propres archétypes.
Un excellent exemple de ce genre de psychothérapeutie individuelle nous est fourni dans l’Inde sous la forme du récit sans fin de Shéhérazade qui, grâce à l’effet bienfaisant des contes des Mille et une Nuits, réussit à guérir le pauvre Sultan de la terrible aversion qu’il vouait aux femmes, faisant ainsi disparaître son complexe d’infériorité sexuelle contracté au moment où il trouva son épouse favorite dans les bras d’un énorme Maure. La sagesse ‘des ancêtres inspira la vaillante Shéhérazade et lui souffla à l’oreille les contes et les fables qui devaient débarrasser le Sultan de son malheureux état égocentrique.
Chez nous également il suffit de raconter parfois certains mythes, hindous ou autres, pour éveiller l’inconscient de l’auditeur à une activité productive. Ce genre d’expérience nous donne une utile leçon de psychothérapeutie. Un point à ne pas négliger dans la psychologie hindoue est le fait que les processus inconscients qu’on désire diriger et contrôler furent nourris par les mythes ou les images symboliques. Us n’ont pas été la proie des forces chaotiques qui s’élèvent dans l’inconscient lorsqu’il est livré entièrement à lui-même. On trouve là une certaine similitude avec les pratiques catholiques, et spécialement avec celles des Jésuites ; chacune d’elles contient des thèmes canoniques qui doivent être sentis et visualisés afin d’imprégner profondément l’âme de l’adepte.
La psychanalyse a fait de l’inconscient le pivot des méthodes psychothérapeutiques. La science a pris ainsi pour un de ses objets cette entité qui avait déjà eu sa place d’honneur dans le jeu psychologique des forces, du temps où Goethe et les Romantiques firent par leurs œuvres un puissant contrepoids à la précédente période de Lumière. Dans les enseignements de Freud les processus inconscients apparaissent comme des forces diaboliques, tandis que dans la psycho-analyse elles se sont beaucoup plus développées dans la direction déjà suggérée par les Romantiques : elles sont devenues ce qu’on pourrait appeler les grandes forces démoniques, maléfiques et bénéfiques, claires et obscures, à la fois.
Il dépend maintenant de nous-de dégager le côté de l’inconscient qui deviendra visible. Cette partie de notre être rejetée et méprisée est de nouveau admise et réintégrée après une longue éclipse qui débuta avec la Renaissance et durant laquelle l’homme moderne se consacra exclusivement au culte de la pensée rationnelle et à la discipline consciente de. la volonté, désirant édifier, sur cette base une personnalité harmonieuse. Après s’être libéré des entraves du moyen âge, il avait besoin d’un puissant support moral, de manière à fortifier son être pour assumer les responsabilités de son nouveau comportement. Dès lors, la psychologie officielle de cette époque devait souligner la partie consciente de l’être par opposition à l’inconscient ; celui-ci, de par son fonctionnement irrationnel, ne pouvant assumer aucune responsabilité. Il demeura, par conséquent, ignoré et méprisé, sa sphère d’influence réduite à une part aussi minime et insignifiante que possible.
Dans l’Inde, cette liberté de l’homme moderne est inconnue. L’Hindou est personnellement responsable, car le Dieu des Védas punft le mensonge et l’incroyance, allant jusqu’à se venger des péchés commis dans les rêves. Aussi, l’inconscient occupe un vaste territoire dans le royaume de l’âme hindoue. En Occident, au contraire, sa redécouverte le fait paraître neuf et singulier — au point que. nous en sommes encore complètement bouleversés, et il s’en faut de beaucoup que nous ayons épuisé le sujet. C’est la raison pour laquelle l’esprit bourgeois du XIXe a qualifié de « diaboliques » l’inconscient et les méthodes psycho-analytiques. C’est aussi ce qui explique la manière diplomatique et attentive, presque mélangée de terreur, avec laquelle la psychologie analytique se réfère aux manifestations de l’inconscient. La contemplation de ces profondeurs nous donne le vertige… C’est en tout cas l’impression que nous retirons de l’examen des rêves et des dessins produits par les patients analysés et nous devons en conclure que ce sentiment correspond à l’état véritable de la psychologie de l’homme occidental qui se sent effrayé, nerveux, et timide vis-à-vis de ces forces dont il a longtemps essayé de nier l’existence.
L’Hindou connaît ce monde à fond. Il ne s’y noie pas. Au contraire, il y vit comme un poisson dans l’eau. Il n’a pas encore introduit dans ce domaine les sèches méthodes rationnelles ni les techniques de la science, qui privent notre monde de ses dieux alors qu’ils forment le contenu et le fondement de notre existence à un point tel que nier leur importance équivaut à nous faire passer pour fous ou complètement stupides. Les résultats de l’analyse des patients, en Occident, leurs dessins ou leurs visions, tels que les dangers, les serpents, les tigres rapaces, les flots débordants, les araignées venimeuses, etc.. sont bien connus de l’Hindou — ils font partie de son monde religieux. Il suffit pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur l’extrême variété des symboles et des images que possède l’Hindouisme. Mais à l’opposé de nous, l’Hindou y trouve un grand nombre de choses inconnues à notre science et à notre technique. Les forces et les images qui habitent les profondeurs de sa nature inconsciente se répètent sans cesse sur les autels de sa demeure, les murs et la décoration de ses temples. Parfois elles s’offrent à lui sous une forme qui inspire la terreur et parfois elles sont déformées et caricaturées comme dans les énormes images bariolées que les fidèles promènent à travers les rues lors des processions annuelles. Ces célébrations ne sont pas de ridicules plaisanteries comme nos carnavals de Nice ou de Cologne ; elles représentent bien plus que cela. Elles satisfont le désir ardent de l’homme religieux qui voit enfin devant lui des choses qui depuis longtemps lui sont familières par les enseignements et les images mais tout à coup manifestées comme une réalité immédiate vis-à-vis de laquelle les fidèles se joignent dans une commune émotion. A cet instant peu importe si cette réalité lui est révélée de l’extérieur, d’en haut ou issue des profondeurs de son âme.
Pour l’Hindou, l’inconscient, dans ses multiples manifestations, est une réalité acceptée tout naturellement ; qui réside, tel un démon, au cœur de son être, d’où émane son individualité extérieure, son ego perpétuellement changeant.
De même que ces puissances démoniques, produits de l’inconscient, résident au centre de toutes les choses créées et sont rendues tangibles et visibles grâce à elles, de même la séparation entre le sujet et l’objet, qui domine toute notre philosophie, de Descartes à Kant, est inconnue pour l’Hindou. Son monde n’est pas divisé entre des oppositions extérieures ou intérieures. L’ensemble des signes et des formes que la psychologie analytique a dénommé inconscient collectif est, pour lui, non seulement une réalité intérieure familière mais elle possède aussi les manifestations correspondantes dans le monde environnant, dans le macrocosme aussi bien que dans le microcosme.
Dans nos rêves d’Occidentaux nous nous voyons parfois pénétrer dans une chambre solitaire, une cellule mystérieuse, un endroit où se célèbrent des rites, des initiations, ou quelques fêtes. C’est un lieu analogue qui forme la toile de fond d’un nombre infini d’images indiennes et que le futur Yogin doit visualiser afin de conserver la déité dans son cadre pour s’unir à elle. Ce qui est né ainsi de la fantaisie de l’inconscient sert de base à d’innombrables temples. Dans l’Inde, l’architecture religieuse représente la vision constamment renouvelée d’une réalité intérieure projetée dans le monde extérieur. Non seulement la sculpture religieuse mais les temples eux-mêmes font partie de l’inconscient qui a pris forme au moyen de la pierre ou d’autres matériaux. Ses rêves, ses désirs et ses visions s’offrent ainsi au croyant, du dehors. Ils s’adressent non à son conscient ou à son intelligence mais au tréfonds de son âme. Dans cette Inde dont l’atmosphère est saturée par la transposition des visions intérieures et les figures des rêves, la magie et le divin sont encore partout à l’honneur. Il est donc à la fois facile et d’usage courant de conjurer ou d’allumer l’étincelle divine dans l’âme d’un être, ou d’apaiser les puissances démoniques. Facile également de les laisser vivre en soi-même afin d’expérimenter leur existence. Nous sommes portés à considérer ce genre de communication directe avec le divin comme une exagération psychologique ou une manière arrogante de s’exprimer, un balbutiement archaïque ou une sentence théologique sans signification : il semble, en effet, impertinent ou sacrilège d’invoquer la déité comme si elle était personnellement au service de notre propre petite expérience.
Le lien qui unit le Guru et son élève est d’ordre sacerdotal, nourri de magie, de sacrements, de sorcellerie, de métamorphoses, etc.. Si nous pouvons appeler psychologie le fait d’éveiller chez le prochain une meilleure compréhension de lui-même, à l’aide de la magie, projeter, sur sa personnalité consciente une lumière nouvelle provenant des sources inconscientes, et créer un équilibre là où n’existait qu’un comportement jusqu’alors crispé et déformé, alors dans ce cas le pouvoir de la sorcellerie nous paraîtrait très désirable. Le psychothérapeutiste occidental doit laisser l’inconscient du patient effectuer la transformation, son rôle consistant à faire jaillir ces sources et à surveiller le processus. En tout cas il cache bien sa magie, elle est dissimulée et sans prétention… D’ailleurs, il n’est guère admis que le client puisse exiger du médecin d’accomplir sur lui des miracles. Celui-ci doit nier ses propres pouvoirs et conseiller plutôt au patient de travailler par lui-même. « Patient aide-toi », telle est la devise!
Dans l’Inde, la « sorcellerie » est un événement quotidien pratiqué chez soi et au dehors, que l’élève attend et que le Guru dirige. Il est à peine nécessaire de faire remarquer l’énorme danger qui entoure ces agissements. Rien de plus facile dans ces circonstances que de produire de la magie. Du point de vue hindou, le psychothérapeutiste occidental est handicapé par le fait de ne pouvoir utiliser davantage la sorcellerie. Si elle lui était permise ou même s’il pouvait l’employer quand elle est réclamée par le patient, non seulement il serait capable d’en produire mais il surmonterait facilement bien des obstacles de la thérapeutie.
C. G. Jung, dans son étude sur S. Freud, nous a montré les conditions dans lesquelles a grandi la doctrine freudienne : il les a trouvées en relation et en réaction avec la manière de vivre et de penser du XIXe siècle. Il constate que non seulement Freud, mais également Nietzsche et la guerre mondiale, et même J. Joyce (l’équivalent de Freud dans le domaine de la littérature) constituent à la fois la réponse et l’aboutissement de ce siècle. Le mode de vie victorien avec son afféterie exagérée et sa trompeuse douceur, aussi bien que les obscures doctrines freudiennes, peuvent être considérés comme les deux faces d’une même pièce. Leur origine est commune : la maladie du XIXe siècle. On pourrait presque dire que toute époque et tout comportement psychologique ont leurs propres maladies correspondantes, qui sont en quelque sorte l’envers de leurs vertus clairement exhibées. D’autre part, chaque époque reçoit une impulsion particulière émanant de ces régions que nous avons appelées « maladies ». Les missions puritaines civilisant de vastes territoires dans le monde, la puissante grandeur de l’impérialisme colonial, le sentiment de responsabilité qu’assume l’homme blanc vis-à-vis de la terre entière, ainsi que l’ascétique auto-critique de la science, tout cela n’aurait pu croître sans ces sombres fondements. Cette « maladie » est, par conséquent, la source de volonté qui permet à l’esprit des peuples de s’élever au-dessus des difficultés et des transformations historiques. Dans le cas de l’individu, la névrose peut devenir l’impulsion qui tend à l’accomplissement d’un effort déterminé, aussi bien dans le monde extérieur que dans le monde intérieur.
De son côté, et par des méthodes différentes, Malinovsky, ancien élève de Freud et professeur d’anthropologie à l’Université de Londres, arrive aux mêmes conclusions que Jung en ce qui regarde les limitations et la validité des doctrines freudiennes. Il a remarqué, par exemple, qu’une certaine tribu des Iles des Mers du Sud ne pouvait réellement posséder ni le complexe d’Œdipe ni le complexe de castration, dans le sens freudien, vu que chez eux la structure de la famille et les rapports entre les sexes sont totalement différents de l’Occident, le commerce sexuel en relation avec la parenté leur étant inconnu. Par contre, le complexe de l’inceste y joue un grand rôle parce que les liens entre frères et sœurs, dès la plus tendre enfance, sont entourés de tabous très stricts. Ceux-ci présentent un contraste frappant avec la liberté qui règne entre les sexes hors de la famille avant le mariage, et ils influencent grandement l’inconscient qu’ils tiennent constamment occupé. Il n’est donc pas surprenant, dans le cas de cette tribu, que le mythe dé la transmission du feu se rattache au frère et à la sœur. Ce mythe possède dans de nombreuses cultures la plus haute signification symbolique par rapport à la structure sociale et aux relations entre les sexes. Dans ce cas particulier, c’est par la hardiesse coupable de ce couple mythologique du frère et de la sœur que s’accomplit le miracle surnaturel de la transmission.
La mythologie hindoue s’occupe sans cesse de la bisexualité de la vie et, d’après elle, l’humanité aurait obtenu le feu procréateur grâce à l’union supernaturelle d’un mortel avec une déesse immortelle. Le mythe dit que pour apaiser le” désir ardent qu’elle lui inspire il reçoit le don du feu sous la forme de son propre bûcher funéraire qui le conduira vers elle, dans les cieux.
Dans la famille hindoue, habituellement très nombreuse, le conflit entre père et fils ne joue aucun rôle important. Généralement les mâles adultes vivent en communauté, partageant leurs biens et leurs revenus. Le père, au lieu d’être le chef tout-puissant, est mis sur le même pied que ses frères et fils. La plus jeune génération des frères, sœurs, cousins, tout ce petit monde actif est rattaché à la maisonnée des femmes, qui comprend mères, tantes et tout ce qui est de sexe féminin dans la famille, dont la grand’mère est le premier chef. Le père n’est donc pas le juge suprême et il ne peut non plus être considéré comme le chef spirituel, cette tâche incombant au Guru. Avec ce dernier le complexe d’Œdipe est exclu. Il est accueilli dans la maison avec une respectueuse déférence, il accomplit des rites bien définis et se fait richement rémunérer pour ses services. Il est l’incarnation de la sagesse sacrée, un « Shiva » incarné sous une forme humaine, et il semble impossible qu’on puisse entrer en conflit avec l’indispensable magie qu’il répand avec autorité.
La lutte pour la suprématie entre père et fils ne tient aucune place dans un mode de vie où, comme dans l’Inde, chaque individu, durant toute son existence et suivant son âge, a le devoir sacré d’obéir à quatre phases traditionnelles, strictement définies. Chacune de ces phases étant clairement caractérisée, la possibilité pour un membre âgé d’usurper la place revenant à un» membre plus jeune, au moment voulu, ne peut se produire.
Ces quatre étapes de la vie hindoue devaient être aussi scrupuleusement observées que la hiérarchie des castes créée par les dieux. Le devoir suprême du Roi, en tant que gardien de l’ordre divin, est de veiller à l’observance générale de ces deux systèmes qui gouvernent la vie. L’inégalité innée des talents et des chances, c’est-à-dire les principes hiératiques naturels, forment l’exemple sur lequel la structure morale et sociale du pays est érigée. La route n’est pas ouverte aux plus aptes, il n’y a pas de compétition en vue d’occuper une position plus importante, et la richesse seule ne suffit pas pour permettre à son possesseur d’atteindre un rang plus élevé. D’autre part, la naissance et une stricte observation du rituel dans le domaine de la vie religieuse ou ascétique, ainsi que dans les initiations, peuvent mener à une plus haute fonction. Personne ne peut choisir sa carrière, vu que la profession constitue une part évidente de l’héritage personnel et on ne peut pas plus échapper à son sort qu’à son sexe. La tâche suprême est d’essayer de rester parfaitement fidèle au rôle attribué à l’individu au moment même de sa naissance. Le mérite de l’acteur est de tendre à une harmonie parfaite du jeu, en se tenant strictement à son rôle sans empiéter sur celui d’autrui. Aux yeux de l’Hindou le monde est une pièce de théâtre aux actes innombrables dont la distribution va des dieux resplendissants aux plus infimes insectes.
Si nous contemplons l’immensité des concepts métaphysiques par lesquels l’Hindou exprime la vie de son inconscient, et à l’aide desquels il trouve une compensation aux laideurs quotidiennes de sa nature, les thèmes d’Adler et de Freud semblent plutôt insignifiants. Vus sous cet angle, ils apparaissent comme des plantes naines poussant sur un sol infertile auquel manque l’aspect métaphysique de la vie parce que l’inconscient n’est plus considéré que d’une manière négative. Dans l’Inde, les diététiques de la psyché tirent leurs origines d’une tradition sans âge qui a donné naissance à des lois sacrées, non écrites et à la sagesse desquelles on obéit aveuglément.
L’homme ayant abandonné sa personnalité extérieure, devenue un labyrinthe de devoirs et d’exigences à remplir, cherche son détachement et son vrai « moi » dans ces profondeurs que la psychologie occidentale perçoit dans l’inconscient collectif. Pour l’Occidental, l’inconscient apparaît comme un abîme. Pour l’Hindou, par contre, sa «propre psychologie apparaît comme un oignon, avec ses nombreuses pelures : l’une pour les sens, la suivante pour l’intellect, une autre pour le conscient, et pour finir : l’inconscient. Mais cela ne constitue que des couches : quand atteindra-t-on le noyau de la vie ? Dans la psychologie et la métaphysique hindoues le mot « soi » revêt une grande importance. L’Atman ne correspond pas au mot latin ipse, qui respire une personnalité imbue d’elle-même ; il correspond plutôt au mot self ou pronom réflectif, dans l’acception de : « atteindre son propre soi », « rentrer en soi ». Dès lors, l’essence même de la thérapeutie ascétique du Yoga peut être exprimée par l’idée du retour au cœur même de l’oignon, abandonnant les pelures extérieures pour atteindre le salut et l’unité. Le besoin d’une compensation est d’autant plus impérieux que les nécessités implacables et totales du système communal exigent la participation de chaque individu. Étant donné que tout son temps est pris par l’accomplissement de ses devoirs, l’Hindou n’a pas le loisir de se consacrer à ses propres besoins. Cela convient parfaitement aux masses et c’est pour elles que cette chaîne de rites a été créée. Mais il existe des individus isolés qui languissent de ne pouvoir jamais vivre leur propre vie. Ce sont ceux qui, de par leur nature, ne peuvent se réaliser entièrement qu’en vivant suivant leurs tendances. La collectivité hindoue ne s’intéresse pas à leur sort et cependant ce sont justement ces individus-là qui peuvent fournir à la collectivité ce qu’elle est incapable d’atteindre par elle-même, c’est-à-dire une conduite à travers les événements à venir.
Le médecin doit seconder son patient. Celui-ci, suivant le système hindou, est cet individu isolé qui, par besoin de sa nature, cherche son propre développement individuel. C’est pour lui qu’à été créé dans le cadre du système des diététiques hindoues de la psyché,’le Yoga, qui constitue une compensation au strict attachement à la communauté et la possibilité d’un complet détachement de celle-ci. Il atteint son but lorsque l’élève parvient à briser tous les liens humains et avant tout ceux qui le relient au reste du monde : sa propre personnalité dans toutes ses ramifications conscientes et inconscientes. Ce rigoureux régime archaïque du type monacal est destiné aux adeptes capables de parcourir complètement le cercle de la vie et d’atteindre le centre transcendant de leur être, leur demeure véritable.
Le Yoga est une méthode quasi inconnue de la psychologie occidentale. Selon lui, le conscient, aussi bien que l’inconscient, sous son aspect personnel et collectif, sont des couches extérieures qui doivent être écartées. Nous avons à vaincre la sphère des archétypes car le but final du Yoga, en tant que direction spirituelle, est la maîtrise de l’inconscient, qu’il se manifeste sous la forme bénéfique et vénérable des Dieux, ou sous l’aspect de démons menaçants.
Le disciple qui ne cherche pas à vaincre complètement ces couches profondes demeure en rapport constant avec les régions démoniques de son être en vertu des exercices de dévotions quotidiennes durant lesquels il visualise les manifestations divines ou, sur un plan inférieur, rend hommage à leurs images. Toutes ces forces et ces désirs inassouvis, cette libido, que la vie quotidienne de l’homme ne peut contenir dans ses étroites limites naturelles, trouve ici l’occasion de se déployer dans une sphère de beauté et de grandeur et de se projeter sur les images de la divinité. Elles se revêtent de splendeur et de dignité, rappelant sans cesse au fidèle que toutes ces forces divines ne résident pas seulement en lui mais qu’elles forment aussi le véritable mystère de son être : elles sont sa propre nature cachée qui se révèle à lui. Cela ressemble à une sorte d’enseignement préventif contre la formation de complexes autonomes, en d’autres termes contre la division intérieure qui est toujours reliée à une certaine concentration d’énergie.
Apparemment, l’Hindou, qui vit plus près que nous des régions inconscientes, est aussi plus exposé aux dangers qui menacent son ego par l’éruption des forces démoniaques. Les pratiques du yoga le protègent contre ces flots. Elles ne l’aident pas seulement à vivre en paix avec ces régions dangereuses, mais à transformer leurs forces destructives en puissances secourables.
La psychologie analytique dans toutes ses ramifications, comparée au système étendu et solide de l’enseignement spirituel hindou, apparaît comme un enfant par rapport à un adulte. Un grand nombre de problèmes de la psychothérapeutie moderne sont déjà éclairés par l’étude des enseignements hindous et deviennent plus saisis-sables par la contemplation de cet autre monde. Par la connaissance hindoue de la psyché nous commençons à nous apercevoir qu’il existe une relation très différente entre l’homme et son inconscient. Cela ne manque pas d’influer sur la situation actuelle de la psychologie et nous entrevoyons pour l’avenir de la psychothérapeutie occidentale un grand nombre de possibilités et de tâches dont les effets seront très étendus. Il n’est pas impossible qu’un de ces chemins mène vers une conduite consciente de l’âme. A l’aide de l’analyse et de l’observation des faits psychologiques recueillis, nous pourrions produire une méthode quelque peu similaire à celle de l’Inde mais née sur notre sol occidental et aboutissant à une sorte de diététique synthétique de la psyché.