La littérature du Mi’râj est considérable ; le thème en a été orchestré en variations multiples. Les unes recueillent maintes traditions folkloriques; d’autres déploient d’un bout à l’autre toutes les ressources de la mystique spéculative et des hautes sciences, car l’ascension céleste du Prophète a été le prototype que les mystiques, chacun tour à tour, ont essayé de revivre. Le thème illustre en ce sens l’une des caractéristiques de la spiritualité islamique : bien loin qu’il y ait ici opposition entre religion prophétique et religion mystique, la première fraie la voie à la seconde et trouve en celle-ci son achèvement.
Là mème nous pressentons en raison de quel secret l’aventure philosophique se présente et se représente, elle aussi, sous la forme d’un voyage. S’il est vrai de dire que l’expérience vécue par son Prophète est le prototype que s’efforce de reproduire et de vivre à son tour le mystique en Islam, il est solidairement exact de dire que, dans toute la mesure où la recherche philosophique doit s’achever en expérience mystique, la vocation du philosophe est une préparation à l’expérience mystique, et qu’il y a, dans cette mesure mème, quelque chose de commun entre la vocation du philosophe et la vocation du Prophète. Telle est une des préoccupations essentielles des Ishrâqîyûn, ces platoniciens de Perse dont le chef de file fut, au XIIe siècle, Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî (ob. 1191); son œuvre comprend, à côté de sommes didactiques, tout un cycle de récits mystiques, dans lesquels le motif du messager et du voyage tient une place prépondérante.
Ce double aspect de l’œuvre illustre la pensée profonde de l’auteur, à savoir qu’à défaut d’une solide préparation philosophique l’expérience mystique risque de s’égarer et de dégénérer, mais que réciproquement une recherche philosophique qui n’aboutirait pas à l’expérience mystique, à une réalisation spirituelle personnelle, serait une vaine entreprise et une perte de temps [Cf. En Islam iranien…, l’ensemble du tome II.]. D’où le sens traditionnel et technique dans lequel il convient toujours que nous prenions le terme de gnose Çirfân, ma’rifat): une connaissance qui jamais ne reste à l’état de connaissance théorique, mais qui est une connaissance salvatrice, cela parce qu’elle engage l’homme spirituel, l’homme intérieur, sur la voie de la délivrance et du salut. C’est cela mème le sens du voyage auquel vont nous convier les quelques maîtres que je citerai tout à l’heure. Par ce voyage, la philosophie est transmuée en une sagesse divine, étymologiquement une theosophia.
Que tel soit bien pour nos philosophes le sens de leur aventure philosophique, j’en prendrai encore à témoin l’œuvre considérable d’un autre platonicien de Perse, Mollâ Sadrâ Shîrâzî (ob. 1640), un des plus grands noms de la philosophie iranienne et qui est resté, de génération en génération, le maître à penser des spirituels de l’Iran. Parce que l’idée d’un quadruple voyage est une idée traditionnelle chez les mystiques de l’Islam, elle fournit à Mollâ Sadrâ le plan selon lequel il organise sa grande somme de philosophie théosophique, à laquelle il donne pour titre La Haute Sagesse concernant les quatre voyages spirituels [Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Le Livre des pénétrations métaphysiques, présenté et traduit par H. Corbin, Verdier, coll. « Islam spirituel », 1988, p. 31 ; et En Islam iranien…, t. IV.].
Un premier voyage va du monde créaturel vers l’Être divin. Le philosophe y traite des problèmes généraux de la physique, de la matière et de la forme, de la substance et de l’accident. A son terme, le philosophe-pèlerin s’est exhaussé jusqu’au plan suprasensible des réalités divines. Le deuxième voyage est un voyage à partir de Dieu, vers Dieu et par Dieu: on y voyage en Dieu et avec Dieu. Le pèlerin ne quitte pas le plan métaphysique ; il y est initié aux ilâhîyât, aux sciences divines (les divinalia), aux problèmes de l’Essence divine, des noms divins et des attributs divins. Le troisième voyage s’effectue à partir de Dieu pour redescendre vers le monde créaturel, mais par Dieu ou avec Dieu. Il effectue donc un parcours mental inverse du premier; il initie à la connaissance des Intelligences hiérarchiques et des univers suprasensibles (le malakût, le jabarût). Le quatrième voyage, enfin, est un voyage à partir du monde créaturel vers ce mème monde créaturel, mais accompli cette fois par Dieu ou avec Dieu. Il initie essentiellement à la connaissance de l’âme, à la connaissance de soi, laquelle est par excellence ce que nos philosophes appellent la connaissance «orientale» (’ilm ishrâqî) au sens métaphysique de ce mot, parce qu’elle illustre la maxime : « Celui qui se connaît soi-mème connaît son Dieu. » Il initie au tawhîd ésotérique, c’est-à-dire au théomonisme professant qu’il n’y a que Dieu à être ; il initie enfin aux différents symboles référant au devenir posthume de l’être humain.