Lettre à M. G. Ferrier, 15 mai 1822.
Jusques ici, je m’étais abstenu d’écrire sur la politique, mais les circonstances m’ont paru assez urgentes pour m’engager à rompre le silence. J’ignore ce que pourront penser de mon ouvrage [Histoire philosophique du genre humain] les publicistes de tous les partis, ce que je sais bien, c’est qu’il serait heureux peut-être qu’ils y fixassent un moment leurs regards. J’ai tâché d’éviter le reproche qui m’avait été adressé à l’égard de mes derniers ouvrages, les Vers dorés et la Langue hébraïque; et je pense qu’il était difficile d’exposer avec plus de clarté, de rapidité, et peut-être d’agrément l’histoire du genre humain depuis douze mille ans, selon un système lié de physique et de métaphysique entièrement nouveau. A l’exception de la dissertation introductive, qui offre bien quelques difficultés, tout le reste se laisse lire assez facilement, et je vois que des lecteurs superficiels même y ont trouvé de l’intérêt. Au reste, tu m’en diras ton avis. Quoi qu’il arrive, j’aurai fait mon [9] devoir, et si l’on déploie contre cet ouvrage les mêmes moyens d’obscurcissement qu’on a déployé contre les autres, si mes contemporains s’obstinent à rejeter la vérité que je leur présente, et qui peut seule les sauver des maux affreux qui les menacent, ce sera leur faute; la postérité me vengera.
J’ai éprouvé bien des tracasseries, j’ai rencontré bien des obstacles, j’ai marché toujours droit mon chemin. Je marcherai encore, car mes jambes sont bonnes, et ma tête n’est nullement ébranlée des cris ridicules qu’on a poussé à mes oreilles.
Toutes les fois que je croirai, vois-tu, la vérité et la vertu pour moi, je laisserai les hommes prendre à mon égard le parti qu’ils voudront. Je me garderai bien de provoquer jamais la persécution, même pour un juste motif; mais si elle venait au-devant de moi, je ne l’éviterai pas. On a essayé de m’effrayer par des calomnies odieuses, on a lancé les brandons de la discorde jusque dans l’enceinte de mes foyers domestiques ; on est parvenu à faire de ma femme même ma rivale et ma persécutrice; on peut avoir un moment affligé mon cœur, mais mon âme est restée inébranlable; que j’obtienne ou n’obtienne pas l’approbation de mes contemporains, peu m’importe ! Ma conscience est pour moi, elle me suffit. Il y a longtemps que les idées d’intérêt particulier, ou de gloire individuelle n’agitent plus mon imagination. Que les hommes attachent, tant qu’ils voudront, du prix à l’argent, j’en attacherai toujours davantage à la science, que rien ne peut compenser; et je croirai, quelle que soit [10] d’ailleurs leur pensée à cet égard, que la propriété la plus sacrée et la plus inaliénable est celle du talent; si son possesseur y met un prix trop haut, il ne faut pas le lui demander. Mais, ne fût-il question que d’un concerto de violon, je soutiens que le musicien qui ne voudrait le faire entendre gratis qu’à un souverain, serait parfaitement libre de le dénier à tout autre à moins d’un prix arbitraire, excessif ou non. Ceci, mon ami, répond à toutes les diatribes dont j’ai pu être l’objet à l’égard des cures que j’ai tentées et opérées; car, que j’aie le talent extraordinaire de faire entendre et parler les sourds-muets, c’est ce que l’expérience a irrésistiblement prouvé; mais que cette faculté persiste, hors de moi, n’est point, je l’avoue, une chose aussi certaine. Il reste seulement à examiner si on ne pourrait pas la fixer: je crois qu’on le pourrait, un gouvernement sage l’aurait peut-être tenté; j’ai fait, je pense, mon devoir, en le mettant à même de faire cet examen.
Garde-toi de croire que toute espérance soit perdue pour moi, il s’en faut de beaucoup qu’elle le soit. Mes ennemis ont besoin d’un bien grand effort pour arrêter le torrent qui me porte. S’ils se lassent une fois, si le mouvement se décide en faveur de la vérité, personne ne peut savoir jusqu’où il peut aller. J’ai les yeux fixés sur toi, et sur quelques amis qui me sont également chers, et je ne cesse pas de faire des vœux pour vous. Je me flatte que tu voudrais bien me seconder, ainsi qu’eux, si la Providence me mettait jamais dans une position convenable pour faire le bien. Tu as [11] éprouvé des malheurs, tu as été pris de découragement, prends patience. Nous ne sommes peut-être pas éloignés du terme de nos maux.
Adieu, je te souhaite une bonne santé, et je te prie de me rappeler au souvenir de ta famille, et à celui des personnes qui peuvent s’intéresser à moi.
Ton ami
Fabre d’Ouvet.
Lettre à M. G. Ferrier, Paris, 7 avril 1824.
Mon cher ami,
Dès le moment que j’ai appris que l’exemplaire de Caïn, que je t’avais destiné, avait été perdu en route, j’ai tout de suite donné ordre qu’on t’en expédiât un autre. J’ignore si tu l’as reçu, tu ne m’as pas écrit. Ton silence, au surplus, ne me surprend pas trop, si pour me répondre tu attends de me dire, soit en bien, soit en mal, tout ce que mon ouvrage sur le Caïn de lord Byron pourrait t’inspirer. Il y a beaucoup à dire pour ou contre, je le sais fort bien, je t’assure. Mais enfin, est-ce d’aujourd’hui que tu me connais? Je ne suis pas un homme fait comme les autres; mets-toi bien cela dans la tête.
Mais coupons court sur Caïn· ce n’est pas lui qui me met la plume à la main. Depuis qu’il est terminé, j’ai déjà fait trois tragédies et un opéra; outre le [12] dithyrambe que je t’ai envoyé pour signaler mon retour aux Beaux-Arts, et donner signe de vie à mes amis, ainsi qu’à mes ennemis. Tu ne m’en as rien dit, et si tu le veux, je te dispense encore de n’en rien dire; c’est une bluette échappée à un brasier qui n’est pas près de s’éteindre.
Histoire philosophique du genre humain, Préambule.
Quand je formai ce dessein1, j’ptais encore jeune, et plein de cette espérance que donne une jeunesse trop présomptueuse; je ne voyais aucun des obstacles qui devaient m’arrêter dans l’immense carrière que je me flattais de parcourir: fier de quelque force morale et déterminé à un travail opiniâtre, je croyais que rien ne résisterait au double ascendant de la persévérance et de l’amour de la vérité. Je me livrais donc à l’étude avec une insatiable ardeur, et j’augmentais sans cesse l’amas de mes connaissances, sans trop m’inquiéter de l’usage que j’en pourrais faire un jour. Il faut dire que j’étais un peu forcé, par ma position politique, à la réclusion que nécessitait un pareil dévouement. Quoique je n’eusse nullement marqué dans le cours de la révolution, que je me fusse tenu à une égale distance des partis, étranger à toute brigue, à toute ambition, j’avais assez connu les choses et les hommes pour que mes opinions et mon caractère ne restassent pas tout-à-fait dans l’obscurité. Des circonstances [13] indépendantes de ma volonté les avaient fait connaître à Bonaparte, en exagérant encore à ses yeux ce qu’ils pouvaient avoir de contraire à ses desseins; en sorte que, dès son entrée au consulat, il avait pris contre moi une haine assez forte pour le déterminer à me proscrire sans motifs, en insérant exprès mon nom parmi ceux de deux cents infortunés qu’il envoya périr sur les bords inhospitaliers de l’Afrique. Si, par un bienfait signalé de la Providence, j’échappai à cette proscription, je dus agir avec beaucoup de prudence, tant que dura le règne de Napoléon, pour éviter les pièges qu’il aurait pu former le dessein de me tendre.
Mon goût et ma situation coïncidaient donc à me faire chérir la retraite, et me livraient de concert à l’étude.
Notions sur le sens de l’ouïe
Quoique je susse fort bien que pour tout ce qui regardait les idées morales et religieuses, le fils du Corse Bonaparte ne fut qu’un homme très ordinaire et même très petit, je ne pouvais point me dissimuler que comme politique, et surtout comme guerrier, la nature ne l’eût doué de talents très distingués. Je voyais sa tête intérieurement mi-partie de noir et de blanc, d’obscurité et de lumière; en sorte que certaines qualités s’y trouvant sans cesse éclairées, étonnaient par la permanence de leur éclat, et semblaient gagner de grandeur à mesure qu’on les regardait; tandis que les autres, toujours plongées dans un brouillard ténébreux, restaient inertes, et par leur petitesse et leur immobilité échappaient aux regards inattentifs, ou rebutaient les yeux assez fermes pour les fixer. J’avais fait plusieurs tentatives pour faire pénétrer la lumière dans la partie obscure de son être, et pour le rendre à la morale et à la justice dont ses pas l’écartaient, d’autant plus qu’ils étaient tous convulsifs et gigantesques. Mes efforts avaient été vains, et sa haine, que je croyais usée par le temps, s’était montrée à mes yeux plus implacable que jamais. Je me trouvais donc encore obligé de dissimuler pour éviter une tempête que je n’étais pas en état de soutenir. [15]
Celui d’écrire une histoire de la terre et de ses habitants. ↩