Le traité De radiis du célèbre astrologue et philosophe Abû Yûsuf Yaqûb ibn Ishaq al-Kindî (ob.c. 873) nous est parvenu dans une traduction latine anonyme du XIIe siècle. L’idée fondamentale de cet écrit, qui n’est que l’un parmi les deux cent soixante-dix que l’historiographe an-Nadîm attribue à son auteur, est que chaque étoile possède sa nature propre qu’elle communique au monde environnant à travers ses rayons.
Par contre, bien que Ficin, comme Roger Bacon, tienne en haute estime le traité d’al-Kindî sur les rayons stellaires, il n’y emprunte qu’assez rarement des expressions littérales, ce qui suffirait, pour la Quellenforschung, à écarter al-Kindî de la liste des sources principales de Ficin. Et pourtant, il est facile de s’apercevoir que la magie ficinienne, science des correspondances occultes de la nature, s’inspire largement de la théorie des radiations universelles d’al-Kindî. Il y a, bien entendu, une différence majeure entre ces deux auteurs : fidèle à la tradition platonicienne, Ficin donne aux radiations d’al-Kindî le nom générique d’Éros, et c’est à partir de cette conception que Giordano Bruno développe la magie érotique dont nous nous sommes occupé dans le chapitre précédent, et sur laquelle il y aura lieu de revenir.
Le traité De radiis du célèbre astrologue et philosophe Abû Yûsuf Yaqûb ibn Ishaq al-Kindî (ob.c. 873) nous est parvenu dans une traduction latine anonyme du XIIe siècle. L’idée fondamentale de cet écrit, qui n’est que l’un parmi les deux cent soixante-dix que l’historiographe an-Nadîm attribue à son auteur, est que chaque étoile possède sa nature propre qu’elle communique au monde environnant à travers ses rayons. Or, l’influence des radiations stellaires sur les objets terrestres se modifie en fonction des aspects mutuels que les astres et les objets engagent. En outre, les matières préjacentes reçoivent diversement les qualités des rayons, selon leurs propriétés intrinsèques, qui sont héréditaires (d’où l’on voit, par exemple, que le fils du roi aura aptitude à gouverner et le fils d’ouvrier à poursuivre le métier de son père).
Sauf le vocabulaire, d’un haut degré de technicité, il n’y a pas de différence essentielle, jusqu’ici, entre al-Kindî et tout autre traité de magie astrologique, y compris le plus tardif Picatrix. Mais al-Kindî sort vite du cadre étroit de cette conception. Pour lui, il n’y a pas seulement les étoiles qui émettent des rayons, mais aussi les éléments : « Tout ce qui a une existence actuelle dans le monde des éléments émet des rayons dans toutes les directions, lesquels remplissent à leur manière le monde élémentaire tout entier » (III, p. 88). Puisque le monde matériel en sa totalité représente une combinaison des quatre éléments, voilà aussi la raison pour laquelle se différencient entre eux les rayons des composés élémentaires, dont aucun n’est pareil à l’autre.
Selon al-Kindî, nous nous trouvons au milieu d’un réseau invisible de rayons, provenant des étoiles ainsi que de tous les objets de la terre. L’univers tout entier, depuis les astres les plus reculés jusqu’au plus humble brin d’herbe, se rend présent par ses radiations en chaque point de l’espace, à chaque moment du temps, et sa présence varie, bien entendu, selon l’intensité et les influences mutuelles des rayons universels, de manière qu’il ne peut y avoir deux choses vraiment identiques entre elles. En plus, les affections psychiques (joie, douleur, espoir, crainte) se transmettent elles aussi au monde environnant sous forme de radiations invisibles qui y impriment également des changements, selon les dispositions de chaque matière préjacente. « L’homme […], par sa complexion équilibrée, ressemble au monde lui-même. Ainsi est-il un microcosme et ainsi s’explique-t-on pourquoi il reçoit, tout comme le possède le monde, un pouvoir d’induire par ses propres efforts des mouvements dans une matière adéquate, à condition toutefois qu’une imagination, une intention et une foi se soient au préalable formées dans l’âme humaine. En effet, l’homme qui désire opérer quelque chose imagine d’abord la forme de la chose qu’il veut imprimer par son action dans une matière donnée ; après qu’il a conçu l’image de la chose, selon qu’il a jugé que cette chose lui est utile ou inutile, il la souhaite ou bien la dédaigne dans son âme. Et s’il a jugé la chose digne de son désir, il désire longuement les accidents grâce auxquels, selon l’opinion qu’il s’est faite, la chose peut exister en acte.
« Or, les passions de l’âme sont des accidents qui contribuent à produire un mouvement. Et à leur propos nous disons que l’imagination et la raison humaines acquièrent une ressemblance avec le monde aussi longtemps qu’en elles les espèces des choses mondaines s’impriment en acte grâce au fonctionnement des sens, à cause de ce que le spiritus ymaginarius [le phantastikon pneuma de Synésius, note de l’auteur] possède des rayons conformes aux rayons du monde ; aussi obtient-il par là le pouvoir de mouvoir, grâce à ses propres rayons, les choses extérieures, de même que le monde, tant supérieur qu’inférieur, agite par ses rayons les choses selon des mouvements divers.
« En outre, quand l’homme conçoit une chose matérielle par l’imagination, cette chose acquiert une existence actuelle selon l’espèce dans l’esprit fantastique (spiritus ymaginarius). Aussi cet esprit émet-il des rayons qui meuvent les choses extérieures tout comme la chose dont il est l’image. Ainsi donc l’image conçue dans l’esprit s’accorde en espèce avec la chose produite en acte sur le modèle de l’image par l’œuvre volontaire ou naturelle, ou les deux à la fois. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner si le thème de géniture (constellatio) qui produit une image dans l’esprit de l’homme produit la même image chez un autre sujet, puisque l’une ne diffère pas de l’autre, excepté seulement en ce qui concerne leur matière » (V, p. 95-97).
La foi préalable de l’opérateur est la condition essentielle de la réussite de son action magique : « Assurément, le premier et principal accident nécessaire à la génération d’une chose par le modèle de l’image mentale est le désir de l’homme qui imagine que la chose peut se faire » (ibid., p. 97). La manipulation magique a lieu par le son (prières, conjurations) et par les gestes : « Il existe deux genres d’actions grâce auxquelles, lorsqu’elles sont effectuées comme il faut, une chose conçue en esprit se réalise en acte : à savoir l’expression verbale et l’opération de la main. Il existe en effet certain discours qui, proféré par la bouche de l’homme — tandis qu’avec lui s’expriment l’imagination, la foi et le désir — actualise dans le monde des mouvements dans les êtres individuels » (ibid., p. 98-99). « Les sons produits en acte émettent des rayons tout comme les autres choses en acte, et […] opèrent par leurs rayons dans le monde des éléments tout comme les autres choses individuelles. Et comme il existe d’innombrables variétés de sons, chaque son proféré en acte possède son effet sur les autres choses élémentaires, et cet effet diffère de l’effet des autres. Or, les sons, ainsi que les herbes et les autres choses, ont reçu de l’harmonie céleste leur effet propre, et pareillement une qualité d’effet très diverse dans les choses diverses » (VI, p. 100).
Tout cela démontre qu’al-Kindî s’inspire largement de la magie spirituelle d’un Synésius, qui recommande l’usage des sons (phonai), matières (hylai) et figures (schémata), par lesquels « le vrai sage, connaisseur des rapports de parenté entre les parties de l’univers, peut exercer des influences » sur un objet quelconque.