Pierre Gordon (Hermès:5-7) – Le problème d’Hermès

Comme tous les vieux mythes, qui recouvrent une signification profonde, celui d’Hermès est, au premier abord, un tissu d’enfantillages, d’incohérences, et de non-sens. Ce dieu naît dans une grotte du mont Cyllène, au nord-ouest de l’Arcadie. Il a pour mère la nymphe Maia, à qui Zeus avait rendu des visites nocturnes. Aussitôt né, il sort de son berceau pour aller en maraude. Son but principal est de mettre la main sur les troupeaux d’Apollon. Devant une caverne, il rencontre une tortue qui rampe. Il lui ôte la vie, et, sur le creux de sa carapace, tend une peau de bœuf ; il ajuste ensuite sur cette peau des baguettes de roseau, et des intestins de mouton : la lyre est découverte. Après la chute du jour il se faufile vers les montagnes de Piérie, où se trouvent les cinquante vaches d’Apollon. Il les emmène à reculons, pendant la nuit, après avoir attaché sous ses pieds des branches feuillues d’arbustes. Parvenu sur le bord de l’Alphée, il les enferme dans un antre, et en tue deux, non pour en manger la chair, mais pour se donner le plaisir de les sacrifier. Il invente à cette occasion le feu, en faisant tourner une tige de laurier dans un morceau de bois plus mou. A l’aube, il regagne son berceau, sur le mont Cyllène. Apollon ne tarde pas à s’apercevoir du rapt, et, grâce à ses facultés de voyance, à trouver le coupable. Un vieillard affirme du reste avoir vu passer l’enfant et les vaches. Mais le petit Hermès nie avec effronterie et adresse. Zeus, qui n’est nullement dupe de ses arguties, s’en amuse, et le condamne à restitution. Il se réconcilie alors avec Apollon. Celui-ci est loin toutefois d’être complètement rassuré. Il craint pour son arc ; d’autant plus qu’Hermès est fertile en tours, attestant son habileté (il se transforme notamment en brume pour passer par le trou d’une serrure). Un accord finit par s’établir. Hermès, – qui invente en se jouant la syrinx – donne sa lyre à Apollon, en échange de la copropriété des vaches. Apollon fait en outre cadeau d’un fouet et d’une baguette, puis révèle à Hermès où se trouvent les Thries, vénérables sorcières en possession d’initier à l’art divinatoire (ces prophétesses recouraient, selon toute vraisemblance, aux petits cailloux sacrés, appelés thriai, que l’on jetait à la manière des sorts).

Telles sont les principales précisions fournies, par un hymne homérique fameux, sur l’Enfance d’Hermès. Il n’est guère douteux que ces données transcrivent avec exactitude un ancien scénario sacré, montrant en œuvre les actes du dieu nouveau-né. L’on peut sans peine « visualiser » chacun des détails. Ce qui est saugrenu, c’est d’attribuer de tels exploits à un nourrisson. L’on ne s’explique guère, d’autre part, qu’un texte, composé à la louange d’une divinité, et qui a dû être récité au cours de cérémonies liturgiques avant de ressortir au domaine des aèdes profanes, ait pu enregistrer comme merveilleux des traits pareils ; l’on s’explique encore moins qu’un drame rituel antérieur ait pu se composer d’éléments aussi bizarres.

D’autres vols étaient au surplus attribués à Hermès enfant. Il avait, au dire de Lucien, dérobé le trident de Poséidon, l’épée d’Arès, la ceinture d’Aphrodite, et les flèches d’Apollon. Quant à ses rapports avec les vaches, ils se marquent d’une façon éclatante à un nouvel exploit : il tranche la tête du géant Argus, chargé par Héra de surveiller la génisse Io, amante de Zeus.

Pour le demeurant, sous la forme d’un bouc, il assaille Pénélope : cet événement s’est passé huit cents ans avant Hérodote (Hist. II, 145), c’est-à-dire à l’époque mycénienne, vers la fin de l’âge du bronze. Il veille d’ailleurs de près sur les troupeaux, et est fréquemment représenté avec une brebis, un veau, une chèvre, etc…, sur les épaules ou dans les bras. – Le plus souvent toutefois il se confond avec des pierres (les hermai) ; l’une des grandes solennités grecques, les Hermaia, le célèbre en tant que dieu des gymnases : l’on n’a d’ailleurs jamais indiqué, croyons-nous, ni pourquoi cette fête des pierres était une fête des jeunes gens, ni pourquoi elle comportait une course aux flambeaux. Ajoutons qu’à Kydonia de Crète, les Hermaia ressemblaient aux Saturnales romaines ; les maîtres offraient un festin à leurs esclaves et à leurs paysans ; ils les servaient à table, et en recevaient des coups. – En divers endroits, Hermès était par surcroît figuré avec un double visage, comme le Janus latin. – En nombre de lieux, il était d’un autre côté, révéré sous la forme d’un phallos : c’était un dieu de la fécondité animale et de la fertilité, – l’analogue de Pan, lequel était du reste tenu pour son fils ou son frère.

Ajoutons qu’Hermès prend soin des enfants et conduit les hommes aux enfers. Il est aussi la divinité des chemins et le protecteur des voyageurs. C’est également le gardien des portes. Non moins importantes sont ses fonctions de messager de Zeus.

Comment synthétiser ces emplois et ces figurations disparates ? Comment rendre compte que cette entité si complexe, et presque chaotique, soit devenue, à la longue, Hermès Trismégiste, autrement dit le trois fois très grand Hermès, le maître des pensées transcendantes, le dispensateur de la lumière cachée, le révélateur des secrets initiatiques, au point que Justin le Martyr pourra écrire, dans l’une de ses Apologies (I, 22) : « Nous appelons JésusChrist le Logos ; nous lui appliquons la dénomination que vous donnez à Hermès. »

Les exégètes qui se sont jusqu’ici évertués pour résoudre le problème ne peuvent nous être d’aucun secours. Les uns, en effet, tiennent Hermès pour une divinité solaire ou pour l’incarnation de l’aurore. D’autres y voient un dieu du vent. D’après certains, il personnifie le crépuscule, surtout le crépuscule vespéral. Ou bien encore il est l’hypostase de l’Obscur : dans ce cas, sa glorieuse épithète d’Argeiphontes ( = le meurtrier d’Argus), non sans analogie avec celle de meurtrier de Vrtra, attribuée à l’Indra védique, est interprétée comme signifiant : tueur de la lumière ! – Il est évident qu’aucune de ces vues ne saurait fournir la clef des détails mythiques essentiels que nous venons de mentionner. Hermès a toujours été une pierre d’achoppement pour les évhéméristes et pour l’école naturiste de mythologie ; quant aux autres écoles, elles n’ont même pas essayé de percer le mystère. – L’on se contente, en général, de déclarer, après Cicéron (De natura deorum III, 22) qu’Hermès a des origines multiples.

Nous allons examiner si cette multiplicité ne se ramène pas, en réalité, à l’unité, lorsqu’on pose comme essence première de ce dieu l’ensemble des rites initiatiques, dont il fut considéré finalement comme l’instaurateur.

Nous espérons montrer que, tout en évoluant depuis une très lointaine époque, Hermès est resté, jusqu’au bout de sa carrière, sous la diversité de ses visages, une entité remarquablement cohérente. Simultanément, notre étude fera ressortir les clartés que projette sur la mythologie classique la méthode comparative, lorsqu’on l’emploie judicieusement, autrement dit lorsqu’on saisit l’essence des données sur lesquelles elle porte. Nous établirons par le fait même, à propos d’un cas précis, la valeur documentaire, la valeur profonde, – la valeur non seulement religieuse mais historique et sociologique -, de ce qu’on nomme encore parfois la Fable, considérée comme le royaume de l’invention pure et de la fantaisie.

Pierre Gordon