Pour que celle-là ne dégénère pas en celle-ci, il faut précisément cette discipline qui reste inconcevable, si la puissance imaginative, l’Imagination active, est exilée du schéma de l’Être et du Connaître. Cette discipline ne saurait concerner une Imagination réduite au rôle de « folle du logis », mais elle est inhérente à une faculté médiane et médiatrice dont l’ambiguïté consiste en ce qu’elle peut se mettre au service de l’estimative, c’est-à-dire des perceptions et des jugements empiriques, ou bien au contraire se mettre au service de cet intellect dont nos philosophes désignent le suprème degré comme intellectus sanctus ( ’aql qodsi, intellect saint), illuminé par l’Intelligence agente (’Aql fa”âl) qui est l’Ange Esprit-Saint. La gravité du rôle de l’Imagination est marquée par nos philosophes, lorsqu’ils disent qu’elle peut être « l’Arbre béni » ou au contraire « l’Arbre maudit » dont parle le Qorân, ce qui veut dire Ange en puissance ou Démon en puissance. L’imaginaire peut être inoffensif; l’imaginal ne l’est jamais.
On fait le pas décisif en métaphysique de l’imaginal et de l’Imagination, lorsque l’on admet, avec Mollâ Sadrâ Shîrâzî, que la puissance imaginative est une faculté purement spirituelle» indépendante de l’organisme physique, et survivant par conséquent à celui-ci. On verra, au cours des textes traduits ici, qu’elle est la puissance formatrice du corps subtil ou corps imaginal (jism mithâli), voire ce corps subtil lui-mème, à jamais inséparable de l’âme, c’est-à-dire du moi-esprit, de l’individualité spirituelle. Alors il convient d’oublier tout ce que les philosophes péripatéticiens ou autres ont pu en dire, lorsqu’ils en parlent comme d’une faculté corporelle et périssant avec le corps organique dont elle suit le statut.
Cette immatérialité de la puissance imaginative est déjà nettement affirmée par Ibn Arabi, lorsqu’il différencie les Formes imaginales absolues, c’est-à-dire telles qu’elles subsistent dans le Malakût, et les Formes imaginales « captives », c’est-à-dire immanentes à la conscience imaginative de l’homme en ce monde. Les premières sont dans le monde de l’Âme ou Malakût, les épiphanies ou les théophanies, c’est-à-dire les manifestations imaginales des pures Formes intelligibles du Jabarût. Les secondes sont, à leur tour, les manifestations des Formes imaginales du Malakût ou monde de l’Âme à la conscience imaginative de l’homme. Il est donc ici parfaitement exact de parler d’images métaphysiques. Or, celles-ci ne peuvent être reçues que par un organe spirituel. La solidarité et l’interdépendance entre l’Imagination active définie comme faculté spirituelle et la nécessité du mundus imaginalis comme intermonde, répondent à l’exigence d’une conception considérant les mondes et les formes de l’Etre comme autant de théophanies (tajalliyât ilâhiya).