Meyrink (Golem) – l’âme

– Mais qu’est-ce que je pourrais vous dire ? Mieux vaut parler de vous et…

– Vous avez dû, je le sais maintenant, vivre certaines expériences étranges qui me touchent de près, plus près que vous ne sauriez croire, je vous en prie, dites-moi tout, implora-t-il.

Je n’arrivais pas à comprendre que ma vie pût l’intéresser plus que la sienne, qui se trouvait dans un péril si pressant, mais pour le calmer, je lui racontai tous les événements qui m’avaient paru inexplicables.

À la fin de chaque chapitre important, il hochait la tête d’un air satisfait, comme quelqu’un qui est allé au fond des choses. Quand j’en arrivai au moment où l’apparition sans tête s’était dressée devant moi en me tendant les grains rouge foncé, il eut peine à se contenir tant il avait hâte de connaître la fin du récit.

– Alors, vous les lui avez fait tomber de la main, murmura-t-il, rêveur. Je n’aurais jamais pensé qu’il existait une troisième voie.

– Ce n’était pas une troisième voie, lui dis-je. C’était la même que si j’avais refusé les grains.

Il sourit.

« Vous ne croyez pas, monsieur Laponder ?

– Si vous les aviez refusés, vous auriez bien suivi aussi la « voie de la vie », mais les grains, qui représentent des forces magiques, ne seraient pas restés là où ils étaient. Vous me dites qu’ils ont roulé sur le sol. Cela signifie qu’ils sont demeurés en place et qu’ils seront gardés par vos ancêtres jusqu’à ce que vienne le temps de la germination. Alors les forces qui sommeillent encore en vous pour le moment, prendront vie.

Je ne comprenais pas.

– Mes ancêtres garderont les grains ?

– Il faut interpréter symboliquement, au moins une partie, ce que vous avez vécu, m’expliqua Laponder. Le cercle des figures bleuâtres qui vous entourait était la chaîne des « Moi » hérités, que tout homme né d’une mère traîne avec lui. L’âme n’est pas une entité à part, il faut qu’elle le devienne et c’est ce que l’on appelle alors « éternité » ; la vôtre est faite de nombreux « Moi » de même qu’une fourmilière est faite de nombreuses fourmis ; elle porte en elle les vestiges spirituels de milliers d’ancêtres : les chefs de votre race. Il en va de même pour tous. Comment un poussin artificiellement couvé pourrait-il rechercher aussitôt la nourriture qui lui convient, s’il ne portait en lui l’expérience de millions d’années ? L’existence de l’instinct révèle la présence des ancêtres dans le corps et dans l’âme. Mais excusez-moi, je ne voulais pas vous interrompre.

J’allai au bout de mon récit. Sans omettre ce que Mirjam m’avait dit de l’« hermaphrodite ».

Lorsque, m’étant tu, je relevai les yeux, je vis que Laponder était devenu blanc comme la chaux du mur et que des larmes roulaient sur ses joues.

Je me levai très vite, fis semblant de n’avoir rien remarqué et me mis à arpenter la cellule pour lui donner le temps de se ressaisir.

Puis je m’assis en face de lui et fis appel à toute mon éloquence pour le convaincre de l’urgence qu’il y avait à mettre le juge au courant de son état mental pathologique.

– Si seulement vous n’aviez pas avoué ce meurtre ! soupirai-je en terminant.

– Mais j’étais bien obligé ! On en avait appelé à ma conscience, dit-il naïvement.

– Tenez-vous un mensonge pour plus répréhensible qu’un meurtre avec viol ? demandai-je, stupéfait.

– En général peut-être pas, mais dans mon cas certainement. Voyez-vous, quand le juge d’instruction m’a demandé si j’avouais, j’avais la force de dire la vérité. Il dépendait donc de moi de mentir, ou de ne pas mentir. Quand j’ai commis le meurtre, je vous demande de me faire grâce des détails, tout a été si abominable que je ne voudrais pas laisser ressurgir ce souvenir, quand j’ai commis le meurtre, je n’avais pas le choix. Même si j’agissais en pleine et claire conscience, je n’avais pas le choix. Quelque chose dont je n’avais jamais deviné la présence en moi s’est éveillé et a été plus fort que moi. Croyez-vous que si j’avais eu le choix, j’aurais assassiné ? Jamais je n’avais tué, pas même le plus petit animal, et en ce moment je ne serais déjà absolument plus capable de le faire.

« Supposez que la loi de l’humanité soit de tuer, que celui qui ne tue pas périsse aussitôt – comme c’est le cas dans la guerre – pour l’heure je mériterais la mort. Je n’aurais pas le choix. Je ne pourrais pas tuer. Quand j’ai commis mon crime, la situation était exactement inversée.

– À plus forte raison, puisque vous aviez presque l’impression d’être un autre, vous devez tout faire pour échapper à la sentence du juge ! m’écriai-je.

Laponder se défendit d’un geste :

– Vous vous trompez ! De leur point de vue, les juges ont tout à fait raison. Doivent-ils laisser en liberté un homme comme moi ? Pour que demain ou après-demain un nouveau désastre se produise ?

– Non, mais vous faire interner dans un établissement pour malades mentaux. Voilà ce que je dirais !

– Si j’étais fou, vous auriez raison, répliqua Laponder, impassible. Mais je ne suis pas fou. Je suis tout autre chose. Quelque chose qui ressemble beaucoup à la folie, mais qui en est exactement le contraire. Écoutez-moi, je vous en prie. Vous allez comprendre tout de suite. Ce que vous m’avez raconté sur le fantôme sans tête – un symbole naturellement et dont vous pourrez trouver la clef sans difficulté si vous y réfléchissez – je l’ai vécu aussi, exactement de la même manière. Seulement j’ai pris les grains. Je me suis donc engagé dans la « voie de la mort ». Je ne peux rien concevoir de plus sacré que de me laisser conduire par l’Esprit qui est en moi. Aveuglément, de confiance, où que le chemin puisse me mener : que ce soit au gibet ou au trône, à la pauvreté ou à la richesse. Jamais je n’ai hésité quand le choix a été mis entre mes mains.

« C’est pourquoi je n’ai pas menti quand le choix a été mis entre mes mains.

« Connaissez-vous les paroles du prophète Michée ?

On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bon

Et ce que Yahweh demande de toi.

« Si j’avais menti, j’aurais créé une cause parce que j’avais le choix. Quand j’ai commis le meurtre, je n’en ai point créé ; c’était seulement l’effet d’une cause qui sommeillait depuis longtemps en moi et sur laquelle je n’avais aucun pouvoir.

« Donc mes mains sont pures.

« Parce que l’Esprit en moi m’a fait devenir meurtrier, il a opéré une exécution sur moi ; parce que les hommes me pendront à une potence mon destin sera dissocié du leur : j’accéderai à la liberté.

J’eus l’impression d’avoir un saint devant moi et mes cheveux se hérissèrent d’effroi à la pensée de ma propre petitesse.

« Vous m’avez raconté qu’à la suite de l’intrusion d’un hypnotiseur dans votre conscience, vous aviez perdu pendant longtemps le souvenir de votre jeunesse, poursuivit-il. C’est le signe, le stigmate, de tous ceux qui ont été mordus par le serpent du royaume spirituel. Il semble presque que deux vies doivent être entées l’une sur l’autre en nous, tel le greffon sur l’arbre sauvage, avant que le miracle de la résurrection puisse se produire. La séparation qui est habituellement le fait de la mort est provoquée dans ce cas par l’extinction de la mémoire, souvent par une brusque conversion intérieure, sans plus.

« Pour moi, sans cause extérieure apparente, je me suis éveillé tout autre, un matin de ma vingt et unième année. Ce que j’aimais jusqu’alors me laissait indifférent : la vie me paraissait bête comme une histoire d’Indiens et perdait toute réalité ; les rêves devenaient certitude, une certitude apodictique, concluante, comprenez-moi bien : une certitude réelle et la vie du jour était le rêve.

« Tous les hommes connaîtraient cette expérience s’ils possédaient la clef. Or la seule et unique clef, c’est que l’on prenne conscience dans le sommeil de la forme de son Moi, de sa peau pourrait-on dire, que l’on trouve les interstices étroits par lesquels la conscience se glisse entre veille et sommeil profond.

« C’est pourquoi je vous ai dit tout à l’heure, j’erre et non pas je rêve.

« La lutte pour l’immortalité est une lutte pour un spectre, pour la domination des clameurs et des spectres qui nous habitent ; et l’attente de l’intronisation du Moi est l’attente du Messie.

« Le Habal Garmin spectral que vous avez vu, l’haleine des os de la Cabale, c’était le roi. Quand il sera couronné, alors le fil qui vous lie au monde par les sens physiques et le canal de la raison, ce fil se brisera.

« Vous allez me demander comment j’ai pu devenir assassin du jour au lendemain, bien que j’eusse été détaché de la vie ? L’homme est comme un tube de verre dans lequel roulent des boules colorées, chez presque tous, il n’y en a qu’une. Si elle est rouge, l’homme est mauvais ; si elle est jaune, il est bon. S’il y en a deux, une rouge et une jaune qui se poursuivent, alors on a un caractère instable. Nous qui avons été mordus par le serpent, nous vivons dans notre existence tout ce qu’il advient à la race entière durant une ère : les boules colorées parcourent le tube à une allure folle et quand elles sont parvenues au bout, alors nous sommes devenus des prophètes… des miroirs de Dieu.

Laponder se tut. Pendant longtemps je demeurai incapable de prononcer un mot. Ses propos m’avaient comme stupéfié.

Je finis pourtant par reprendre la conversation.

– Pourquoi m’avez-vous demandé avec tant d’anxiété de vous raconter mes expériences, alors que vous êtes si, si loin au-dessus de moi ?

– Vous vous trompez, me dit Laponder. Je suis très au-dessous de vous. Je vous ai demandé cela, parce que je sentais que vous possédiez la clef qui me manque encore.

– Moi ? Une clef : Ô Dieu !

– Oui, vous ! Et vous me l’avez donnée. Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui sur la terre un homme plus heureux que moi.

Dehors, des bruits. On tirait les verrous. Laponder y fit à peine attention.

– La clef, c’est l’hermaphrodite. J’en ai la certitude maintenant. Ne serait-ce que pour cela, je suis heureux qu’on vienne me chercher, parce que je toucherai bientôt le but.

Les larmes m’empêchaient de distinguer le visage de Laponder, j’entendais seulement le sourire dans sa voix.

– Et maintenant adieu, monsieur Pernath et, dites-vous le bien : ce qu’on pendra demain, ce ne seront que mes vêtements ; vous m’avez révélé le plus beau… la dernière chose que j’ignorais encore. Maintenant, c’est le jour des noces.

Il se leva et suivit le gardien.

« Elles sont intimement liées à mon crime.

Telles furent les dernières paroles que j’entendis et je ne les compris qu’obscurément.

Gustav Meyrink (1868-1932)