AVIDYA (nescience)
Sk., subs. fém.
Dérivé de la racine verbale VID-, savoir (cf. grec oida, latin vidire, anglais wit), précédé du préfixe privatif a-.
1 / Bouddhisme ancien
Pali avijja : « ignorance » de la réalité, c’est-à-dire des quatre saintes Vérités (arya-satya) bouddhiques. Elle est généralement donnée comme étant le premier élément de la chaîne de la Production conditionnée (pratitya-samutpada), celui qui entraîne l’apparition successive de tous les autres, qui cause donc l’enchaînement de l’être aux passions, à la transmigration et à la douleur. (A. Bareau.)
2 / Mahayana
La « nescience ». Le premier des douze facteurs de la production en consécution (pratitya-samutpada) en ordre descendant ; le dernier en ordre ascendant. Désigne a) l’ignorance de l’enseignement du Buddha, b) l’ignorance de la vraie nature des choses. Les deux sens, à la vérité, ne sont pas distincts, puisque c’est l’enseignement du Buddha qui nous dévoile la vraie nature des choses. — A cause de sa position initiale dans un des énoncés du pratitya-samutpada, avidya est parfois apparue comme à l’origine du déploiement du monde. En fait, elle n’est qu’un des éléments du processus. Elle n’est sans commencement (armdi) que dans la mesure où la transmigration (samsara) est sans commencement. Ce qui est donné originellement, c’est le samsara ; avidya lui est intérieure. — Ce qu’il convient de remarquer, en revanche, c’est que avidya n’est pas une simple absence de savoir adéquat. Comme tous les facteurs de la transmigration, elle est dynamique. Elle s’articule en faux savoirs (les drsti, vues fausses), et les résultats de cette construction s’appellent encore avidya. Avidya est donc non seulement l’« inconscience », mais « tout ce qui n’est pas science (vidya) adéquate ». (J. May.)
— An-adi, Drsti, Pratitya-samutpada, Viparyasa ; Nature, Vérité ; Wuming (chin.).
3 / Brahmanisme
« Ignorance métaphysique, nescience, inscience. » En dépit de la structure négative du terme, l’a-vidya n’est pas simple absence de connaissance (vidya), ignorance neutre, susceptible à tout moment d’être comblée par le savoir. Elle se présente comme mé-connaissance de la réalité, croyance abusive en la possession d’un savoir de cette [2805] réalité et sourde résistance à l’avènement de la connaissance authentique. Le contenu particulier assigné à la nescience varie certes avec chaque système : dans le Samkhya–Yoga, par exemple, elle consiste en une certaine manière pour l’Esprit (purusa) de s’identifier faussement à la Nature (prakrti) et à ses modes dérivés ; dans le Vedanta, elle prend la forme de l’incapacité naturelle du Soi (atman) à se reconnaître comme foncièrement identique à l’absolu ou brahman, etc. Mais, dans tous les cas, l’avidya est conçue comme une tare originelle (sahaja) de l’esprit qui l’enchaîne au monde sensible, l’entraîne à accomplir des actes (karman) sous l’emprise du désir et l’oblige ainsi à transmigrer indéfiniment.
On distingue ordinairement une nescience « privée », individuelle, et une nescience commune à tous ou « fondamentale » (mulavidya). La seconde est consubstantielle à la condition humaine et à celle d’être fini en général. Elle se traduit par la « thèse du monde », la croyance partagée spontanément par tous les vivants en un être-là pur et simple des choses et en la substantialité de leur moi. Cette forme universelle de la nescience équivaut pratiquement à l’« illusion cosmique » ou maya. Quant à la première forme, elle est faite des innombrables modulations que les aléas de chaque destin individuel viennent greffer sur le thème fondamental de l’ignorance métaphysique.
C’est surtout dans le Vedanta non-dualiste que le statut ontologique de la nescience a fait l’objet d’une réflexion approfondie. Schématiquement, les solutions retenues se répartissent autour de deux pôles opposés. Tantôt la nescience est « psychologisée » à l’extrême : elle n’affecte que l’individu dont elle constitue l’affaire privée. C’est la thèse de la « nescience siégeant dans le Soi individuel » (jmsritavidya). Dans ce cas, la nescience générale n’est que la somme des ignorances individuelles. Tantôt, au contraire, elle est conçue comme une puissance quasi positive de l’absolu, une capacité présente en lui d’occulter son essence à travers le déploiement des formes de l’univers. C’est la notion de la « nescience siégeant en brahman » (brahmasritavidya). C’est alors la nescience individuelle — et le Soi individuel lui-même — qui apparaissent comme de purs effets.
Cette prise en compte de la nescience n’est pas sans influer sur la conception même que l’on se fait du sens de l’activité philosophique. En effet, si l’esprit humain est originairement affecté par la nescience, il sera incapable de la surmonter par ses propres forces car elle sera, par définition, déja présente au cœur même de toutes ses démarches. Si donc nous sommes en fait capables de reconnaître la nescience en tant que telle, au lieu de baigner en elle dans la plus parfaite inconscience, c’est qu’un secours nous est déja venu d’ailleurs.
Tel est le fondement de la notion de Révélation : l’absolu contrebalance, en quelque sorte, la force d’aveuglement qu’il exerce sur nous en se rendant présent à notre esprit, par exemple sous la forme des « Grandes Paroles » (voir ce terme) des Upanisad. La philosophie ne peut plus alors être conçue comme recherche autonome d’un commencement radical mais comme préservation et transmission initiatique de cet antidote naturel de la nescience qu’est la Parole des origines. (M. Hulin.)
• D.H.H. Ingalls, « Çankara on the question : whose is avidya », Philosophy East and West, III, 1, Univ. of Hawai, 1953.
— Bhranti, Maya, Moha ; Illusion, Irrationnel. — III : Sankara. [NP]