Daumal (RDRS) – Un maître de liberté: D.T. Suzuki

Par dessus les livres canoniques et les légendes, l’enseignement le plus secret du Bouddha se transmit de maître à élève, ininterrompu, non altéré par les controverses doctrinales. C’est de cet enseignement que se réclamait le maître Bodhidharma lorsqu’il vint en Chine au VIe siècle de notre ère. L’école qu’il fonda tira son nom du mot sanskrit dhyâna. (« méditation »), qui devint en chinois tch’an-na ou tch’an, et en japonais Zen. Il n’est peut-être pas d’école de développement spirituel qui, par ses documents publics, se présente à nous aussi dépouillée de tout l’accessoire philosophique et religieux dont se revêtent en général ces écoles. Les rapports de maître à élève y apparaissent à nu. L’intellect seul n’y peut donc comprendre grand’chose. Tout, dans le Zen, est pratique : le sens même des mots réside dans les effets qu’ils produisent ; aussi présentent-ils souvent les apparences de l’énigme, du paradoxe, du non-sens ou de la banalité.

Parmi l’œuvre monumentale du Professeur Daisetz Teitaro Suzuki, dont la publication en français est en cours (D. T. Suzuki. Essais sur le bouddhisme Zen, 1er volume, traduit de l’anglais par Pierre Sauvageot, préface de Jacques Bacot. Collection « Bouddhisme et Jaïnisme ». Les extraits qui suivent sont empruntés aux volumes II et III non encore publiés et que René Daumal est en train de traduire.), j’ai choisi quelques extraits relatifs à un même maître chinois du IXe siècle ; non pas que Lin-tsi ait rien d’exceptionnel parmi les autres maîtres Zen, mais parce que les documents que nous avons sur lui mettent spécialement en relief un trait important de l’enseignement Zen: l’apprentissage de la liberté. Un appel du maître à la liberté de l’élève, appel qui prend souvent l’aspect d’une provocation violente : tel est dans beaucoup de cas le choc qui déclenche chez un disciple cet «éveil intérieur» (sambodhi en sanskrit, satori en japonais) qui est au centre de la discipline Zen.

J’aurais aimé, en vous faisant lire ces documents, vous montrer le « portrait » de Lin-tsi par un peintre japonais du XVe siècle, que j’ai en ce moment sous les yeux. Oui, «portrait », et certainement fidèle, malgré les six siècles qui semblent séparer le modèle de l’artiste. On n’a certainement à craindre de cet homme aucun apitoiement, aucune indulgence. Assis sur sa natte, il vous regarde, et tout en lui, jusqu’aux rides du front et aux plis de la robe, semble unifié dans cette fonction de vous regarder. Ce n’est pas un œil, ni un cerveau, ni un cœur qui vous regarde, c’est un homme qui vous regarde. Aucun sourire de sympathie ou de familiarité n’infléchira l’arc de cette bouche, et aucun de vos masques ne résistera à ce regard. Sur la paume gauche ouverte est posé son poing droit, fermé, lourd, prêt à vous frapper au cœur. Il broiera l’esclave, mais du vrai serviteur il fera un homme libre.

R. DAUMAL.

COMMENT LIN-TSI FUT INSTRUIT DANS LE ZEN

Lin-tsi (mort en 867) est le fondateur de la branche du Zen qui porte son nom (en japonais Rinzaï). Sa biographie présente certains traits qui sont particulièrement typiques de l’expérience Zen.

Il étudiait le Zen depuis plusieurs années sous la direction du maître Houang-po, lorsqu’un jour le chef d’études – moine chargé de diriger en second les travaux de ses condisciples – lui demanda :

– Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

– Depuis trois ans.

– Avez-vous jamais vu le maître?

– Non, pas encore.

– Pourquoi pas?

– Parce que je ne sais pas quelle question lui poser. Le chef d’études dit alors à Lin-tsi :

– Allez donc voir le maître et demandez-lui : « Quel est le principe du bouddhisme

Lin-tsi alla voir le maître comme on le lui conseillait, et lui demanda : « Quel est le principe du bouddhisme ? » Avant même qu’il ait pu achever sa question, Houang-po se mit à lui donner des coups. Quand le chef d’études vit Lin-tsi revenir de chez le maître, il s’enquit du résultat de l’entrevue. L’autre lui dit avec chagrin : « Je lui ai posé la question, et j’ai reçu des coups ». Le moine lui dit de ne pas se décourager, mais de retourner vers le maître. Lin-tsi alla ainsi trois fois voir Houang-po, mais chaque fois le même traitement lui fut infligé, et le pauvre Lin-tsi n’en était pas plus avancé.

A la fin, il pensa qu’il valait mieux aller trouver un autre maître, et le chef d’études acquiesça. Le maître l’envoya à Taï-yu. Quand Lin-tsi arriva auprès de Taï-yu, celui-ci lui demanda :

– D’où venez-vous?

– De chez Houang-po.

– Quel enseignement vous a-t-il donné?

– Je l’ai interrogé trois fois sur le principe ultime du bouddhisme et chaque fois il m’a donné des coups sans rien m’enseigner. Veuillez me dire quelle faute j’ai commise.

Taï-yu dit :

– Personne n’aurait pu avoir une bonté de cœur aussi parfaite que ce vieux radoteur de maître, et pourtant vous voulez savoir en quoi vous étiez fautif?

Sous le coup de cette réprimande, l’œil intérieur de Lin-tsi s’ouvrit à la signification du traitement en apparence brutal que lui avait infligé Houang-po. Il s’écria :

– Après tout, il n’y a pas grand’chose dans le bouddhisme de Houang-po !

Taï-yu saisit aussitôt Lin-tsi par le collet et dit :

– Tout à l’heure vous disiez que vous ne pouviez pas comprendre, et maintenant vous déclarez qu’il n’y a pas grand’chose dans le bouddhisme de Houang-po. Qu’est-ce que vous voulez dire?

Lin-tsi, sans un mot, lança par trois fois son poing dans les côtes de Taï-yu. Celui-ci desserra son étreinte et dit :

– Votre maître est Houang-po ; cette histoire ne me concerne en rien.

Lin-tsi retourna auprès de Houang-po qui lui demanda :

– Comment se fait-il que vous soyez si vite revenu?

– Parce que vous êtes trop bon, d’une bonté de grand’ mère.

Houang-po dit :

– Quand je verrai ce gaillard de Taï-yu, je lui donnerai vingt coups.

– N’attendez pas de le voir, dit Lin-tsi ; prenez cela maintenant !

Ce disant, il donna au vieux maître une tape vigoureuse et cordiale. Et celui-ci rit de bon cœur.

Ce qui attire notre attention, dans le présent cas, c’est le silence que garda Lin-tsi pendant trois ans, ne sachant quelle question poser au maître. Cela me paraît plein de signification. N’était-il pas venu vers Houang-po pour étudier le bouddhisme Zen? Qu’avait-il donc fait jusqu’au jour où le chef d’études lui conseilla d’aller voir le maître? Et qu’est-ce qui le transforma si complètement après qu’il eût vu Taï-yu ? A mon sens, les trois années que Lin-tsi resta auprès de Houang-po, il les passa en vaines tentatives pour saisir par la réflexion la vérité dernière du Zen. Il savait parfaitement bien que le Zen ne pouvait être compris par des moyens verbaux ni par l’analyse intellectuelle, mais pourtant, il continuait à lutter par la pensée pour conquérir la « réalisation-de-soi ». Il ne savait pas ce qu’il cherchait réellement, ni comment ses efforts mentaux devaient être dirigés. De fait, s’il avait su le quoi et le comment, cela serait revenu à dire qu’il était déjà en possession de quelque chose de défini, et quelqu’un qui est en possession de quelque chose de défini n’est pas loin de comprendre véritablement le Zen. C’est lorsque Lin-tsi se trouvait dans ce difficile état d ‘esprit, errant sans direction dans son pèlerinage spirituel, que le chef d’études, par sa propre expérience, comprit que le moment était venu de donner un avis opportun à ce chercheur de vérité en désarroi. Il donna à Lin-tsi une indication qui pût lui permettre d’atteindre le but. Quand Lin-tsi fut malmené par Houang-po, il n’en fut pas surpris, ni irrité ; mais, simplement, il n’arrivait pas à comprendre ce que signifiaient ces coups, et il en souffrait. Tout en allant vers Taï-yu, il devait penser à ce problème avec toutes les ressources de son intelligence. Avant d’avoir reçu le conseil d’interroger le maître sur la vérité ultime du bouddhisme, son esprit troublé cherchait quelque chose à quoi s’accrocher ; il tendait pour ainsi dire les bras dans toutes les directions pour saisir quelque chose dans l’obscurité. Dans cette situation désespérée, il reçut une indication qui le mit sur la voie: les coups donnés par Houang-po, suivis de la remarque de Taï-yu sur « la bonté de ce vieux radoteur », qui finalement lui fit saisir l’objet que tous les indices précédents désignaient. Sans les trois ans d ‘intense application mentale, de tourment spirituel et de vaine recherche de la vérité, cette crise ne se serait jamais produite. Toutes sortes d’idées contradictoires, doublées de diverses teintes de sentiments, s’étaient confusément heurtées en lui, mais soudain l’écheveau s’était démêlé et s’était arrangé en un nouvel ordre harmonieux.

COMMENT IL ENSEIGNAIT

Le moine Ting vint trouver Lin-tsi et lui demanda :

– Quel est l’essence du bouddhisme?

Lin-tsi descendit de sa chaise de paille, empoigna le moine, lui donna une gifle et le laissa là. Ting restait immobile. Un autre moine, qui était à côté de lui, lui dit :

– Ting, pourquoi ne faites-vous pas une révérence? Ting était sur le point de s’incliner devant le maître, quand soudain il «réalisa». (N.D.T.: Cette expression est synonyme d’« ouvrir l’œil intérieur » ou « œil du satori », de « voir sa propre nature », « voir son visage originel, qu’on avait même avant toute naissance », et autres locutions de ce genre en usage dans le Zen.)

Tel est le bref récit qui nous est donné de l’événement. Si bref soit-il, nous pouvons y trouver tout ce qui est nécessaire pour comprendre ce que fut pour Ting l’expérience du Zen. Tout d’abord, il n’était pas venu trouver Lin-tsi par hasard. Sa question était sans aucun doute l’aboutissement d’une longue réflexion et d’une recherche anxieuse de la vérité. Poser une question n’est pas une petite chose. Certes, les énigmes intellectuelles ne manquent pas, mais la difficulté est de faire sortir de soi une question vitale, dont dépend la destinée du questionneur lui-même. Formuler une question, c’est plus qu’à moitié y répondre. Un petit geste du maître peut alors suffire à ouvrir pour le questionneur une vie nouvelle. La réponse n’est pas dans le geste ou les mots du maître ; elle est dans l’esprit même, maintenant éveillé, du questionneur. Lorsque Ting interrogea le maître sur l’essence du bouddhisme, sa question n’était pas posée à la légère ; elle sortait de son être intime, et ce n’est pas une réponse intellectuelle qu’il attendait. Quand il fut empoigné et frappé par le maître, il ne fut probablement pas du tout « surpris » – au sens d’être pris à revers et de ne savoir que faire ; mais il fut surpris en ce sens qu’il fut entièrement jeté hors des sentiers battus de la logique ordinaire, le long desquels, sans doute, il s’était jusque là attardé sans s’en rendre compte. Il était enlevé de la terre où il avait accoutumé de se tenir et à laquelle il semblait lié pour toujours ; il était emporté, il ne savait pas où, sauf qu’il était maintenant perdu au monde et à lui-même. C’est ce que signifie le fait qu’il « restait immobile ». Tous ses efforts antérieurs pour trouver une réponse à sa question étaient réduits à zéro. Il était au bord du précipice, il s’y cramponnait de toute la force qui lui restait, mais le maître l’y poussa sans pitié. Même lorsqu’il entendit la voix du moine qui l’interpellait, il n’était pas entièrement réveillé de sa stupéfaction. C’est seulement au moment où il allait faire les révérences habituelles qu’il retrouva le sens, – le sens qui lui permit alors de jeter un pont sur la discontinuité logique, et qui lui fit éprouver au-dedans de lui-même la réponse à sa question, – le sens qui lui fit lire la signification ultime de toute vie, après quoi il n’avait plus rien d’autre à chercher.

Quand Loung-ya Kiu-toun vit pour la première fois le maître Tsoueï-oueï, il lui demanda :

– Que signifie la venue d’Occident du Patriarche ? (N.D.T.: Le « Patriarche » est Bodhidharma, fondateur de la secte, qui vint de l’Inde en Chine en l’an 520 de notre ère. La question posée sur le sens de sa mission est un des plus célèbres koan, sortes d’énigmes proposées à la réflexion des élèves dans les monastères Zen.)

Tsoueï-oueï dit :

– Voulez-vous me passer le tch’an-pan! (N.D.T.: Sorte de bâton de bambou, un des attributs du maître.)

Dès qu’on le lui eût tendu, il le saisit et en frappa Loung-ya.

Quelque temps après, Loung-ya se rendit auprès de Lin-tsi et lui posa la même question. Lin-tsi dit : – Passez-moi le coussin, s’il vous plaît. Aussitôt qu’il l’eut entre les mains, il en frappa Loung-ya exactement comme Tsoueï-oueï avait fait avec le tch’an-pan. Dans les deux cas, cependant, Loung-ya refusa d’accepter cela comme un traitement convenable, car il déclara: « Pour ce qui est de donner des coups, ils peuvent le faire autant qu’il leur plaît. Mais quant au sens de la venue du Patriarche, il n’y en a pas trace là-dedans ».

Lin-tsi disait : « L’homme vraiment religieux n’a rien d’autre à faire que de continuer à vivre sa vie telle qu’il la trouve dans les circonstances variées de cette existence mondaine. Il se lève tranquillement le matin, s’habille et va à son travail. Quand il veut marcher, il marche ; quand il veut s’asseoir, il s’assied. Il ne soupire pas après l’état de bouddha, il n’en a pas la plus lointaine idée. Comment est-ce possible? Un ancien sage dit : Si vous vous acharnez à trouver la bouddhéité par des stratagèmes intellectuels quels qu’ils soient, votre Bouddha est la source même de la transmigration perpétuelle ».

UN SERMON SUR LA LIBERTÉ

Lin-tsi, au cours d’un sermon, parla ainsi aux moines : « O vous, disciples de la Vérité, si vous désirez obtenir une compréhension orthodoxe, ne soyez pas induits en erreur par les autres. Intérieurement et extérieurement, si vous rencontrez des obstacles, abattez-les sur le champ. Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le ; si vous rencontrez le Patriarche, tuez-le ; si vous rencontrez l’Arhat ou l’ancêtre ou le parent (N.D.T.: Celui qui, sur la voie bouddhique, a éliminé tous les obstacles, a franchi toutes les étapes, et qui, à la mort du corps physique, entrera dans le nirvana.), tuez-les tous sans hésitation : car c’est l’unique voie vers la délivrance. Ne vous laissez jamais entraver par le moindre objet, mais dominez-le, passez et soyez libres. Quand je regarde ces soi-disant disciples de la Vérité, tous autant qu’ils sont dans ce pays, je n’en vois aucun qui vienne à moi libre et indépendant des objets. Quand j’ai affaire à eux, je les assomme de coups, n’importe comment ils viennent à moi. S’ils se fient à la force de leurs bras, je les leur coupe net ; s’ils se fient à leur éloquence, je leur ferme la bouche ; s’ils se fient à l’acuité de leur œil, je les aveugle. En fait, il n’en est jusqu’ici pas un qui se soit présenté devant moi tout seul, libre et indépendant. Invariablement, on s’aperçoit qu’ils se sont laissés prendre aux trucs enfantins des vieux maîtres. Réellement, je n’ai rien à vous donner; tout ce que je puis faire est de vous guérir des maladies et de vous délivrer de l’esclavage.

«O vous, disciples de la Vérité, montrez-vous ici indépendants de tous objets ; je veux peser la question avec vous. Pendant ces cinq ou dix dernières années, j’ai attendu en vain l’arrivée de tels hommes, et il n’en est pas encore venu. Ce sont tous des existences fantomatiques, ignobles gnomes hantant les bois ou les bosquets de bambous, elfes des solitudes sauvages. Ils mordent follement dans tous les tas d’ordures. Hommes aux yeux de taupe, pourquoi gaspillez-vous les pieuses donations des dévots ? Estimez-vous mériter le nom de moines, quand vous vous faites une idée si fausse ? Je vous le dis, pas de Bouddhas, pas de saints enseignements, pas de discipline, pas de témoignage ! Que cherchez-vous dans la maison du voisin? Hommes aux yeux de taupe ! Vous vous mettez une aute tête par dessus la vôtre ! Que vous manque-t-il donc en vous-mêmes ? O vous, disciples de la Vérité, ce dont vous faites usage en ce moment même, ce n’est pas autre chose que ce qui fait un Patriarche ou un Bouddha. Mais vous ne le croyez pas, et vous cherchez tout cela à l’extérieur. Ne vous abandonnez pas à une erreur. Il n’y a pas de réalités à l’extérieur, et rien non plus à l’intérieur, sur quoi vous puissiez mettre la main. Vous restez collés au sens littéral de mes paroles, mais comme ce serait mieux d’arrêter toutes vos convoitises et de ne rien faire du tout !…».

D’après D. T. SUZUKI

Traduit de l’anglais par René Daumal

René Daumal (1908-1944)