D’après le bouddhisme, qui centre son étude sur la conscience, l’homme est considéré non comme une âme unie à un corps, mais comme un assemblage de propriétés corporelles (rupâ), de réactions sensitives (vedanâ), de notions (sanjnâ), de capacités (sanskâra), et de pensées (vijnâna). Ce sont là les cinq célèbres skandha bouddhiques, qui se subdivisent eux-mêmes en éléments plus simples (les dharma). Il n’existe pas de substance, ni matérielle, ni immatérielle. Tout se ramène à des données mentales, à des états de la pensée. L’univers n’est qu’une suite de vues kaléidoscopiques.
L’on se demande, dans ces conditions, en quoi peut consister le Karma. « S’il n’existe pas d’âme humaine substantielle, qu’est-ce qui transmigre de corps en corps, de vie en vie? écrit P. Masson-Oursel (L’Inde antique et la civilisation indienne, 1933, p. 197). Est-ce une âme relative, non absolue? ou un stock de Karman, instable par définition, puisque à la fois il disparaît en s’épuisant et se reforme en agissant? ou encore l’effet de la dernière pensée, qui déclencherait par delà le trépas telle existence future? Toutes ces solutions, et d’autres aussi, seront esquissées. Le bouddhisme ancien s’abstient à dessein de prendre position sur de telles questions, oiseuses parce que sans rapport avec la conduite humaine : un agnosticisme décidé en ce qui concerne l’ontologie fait contrepoids à cet intellectualisme non moins décidé, qui fonde la délivrance sur une certaine connaissance, celle des conditions de la servitude. »
D’une façon générale, il semble bien y avoir, pour les penseurs bouddhistes, un dynamisme, allant d’une existence à l’autre. Mais comment décrire en termes spatio-temporels ce qui échappe au temps et à l’espace? L’être intermédiaire, façonné d’après le Karma d’un mort, est parfois nommé gandharva, terme difficile à traduire en la circonstance; c’est une entité énergétique, qui se nourrit de parfums (gandha); cet être est aussi appelé vijnâna (pensée, savoir) parce qu’il possède une connaissance spirituelle, un « œil créé par la force du Karma ». C’est avec cet œil qu’il épie les lieux destinés à sa naissance. Analysant l’Abhidharmakoça de Vasubandhu (III, 15), H. von Glasenapp ajoute : « Il se sent attiré vers l’endroit où il devra naître, et, lorsqu’il voit unis ses parents futurs, il ressent de l’amour envers le père et de la haine contre la mère (s’il doit être un être féminin) ou de l’amour envers la mère et de la haine contre le père (s’il doit être un être masculin). Excité par ses émotions, poussé par le désir érotique, il rentre dans la semence et dans le sang du corps maternel, ayant l’illusion d’agir lui-même et de goûter les plaisirs de l’amour. L’être intermédiaire disparaît aussitôt que, par la conception, la base d’une nouvelle vie a été créée » (Brahma et Bouddha, trad. franç., 1937, pp. 180-181).
Vasubandhu ayant vécu au IVe ou au Ve siècle de notre ère, on pourrait croire que le freudisme a déjà une quinzaine de siècles au moins d’existence. Mais c’est plutôt, en l’espèce, l’incubat et le succubat qui ont servi de modèles ; incubes et succubes ne sont, au surplus, que la dégradation des personnalités initiatiques transformées peu à peu en fantômes ou en Esprits.
Quoi qu’il en soit, la moksa, ou délivrance, s’obtient par une connaissance liée à une certaine ascèse, et, en premier lieu, par la méditation des quatre nobles vérités (âryasatyâni), qui résument, d’après le sermon de Bénarès, la loi bouddhique : tout ce qui existe est assujetti à la souffrance; – l’origine de la souffrance se trouve dans les désirs humains – la suppression de la souffrance vient de la suppression des désirs; – la voie qui conduit à cette suppression est le a noble sentier à huit divisions » (la foi juste – la résolution juste – la parole juste – l’action juste – la vie juste – la tendance juste – la pensée juste – et surtout la méditation juste).
La seconde des quatre vérités saintes ( = le désir comme cause de la souffrance) est explicitée comme suit dans le Pratîtya-samutpâda (= naissance dans la dépendance) : de l’ignorance (avidyâ) sortent les sanskâras (les empreintes latentes du Karma); des sanskâras naît la connaissance (vijnâna); de la connaissance proviennent le nom et la forme (nâma-rûpa), autrement dit la personne; le nom et la forme engendrent les six sens (shad-ayatâna) ; des six sens naît le contact (sparça), entre objets et organes sensoriels; du contact sort la sensation (veddna) – de la sensation le désir de vivre (triçna) – du désir de vivre, la perception (upâdâna), – de la perception, l’être (bhava), — de l’être, la naissance (jâti) ; la naissance produit à son tour jaraâ-marana, c’est-à-dire la vieillesse, la mort, la douleur, la lamentation, le chagrin et le désespoir. – Trois existences successives se trouvent liées par ces douze degrés du mouvement vital : l’existence passée, cause de la vie présente (les deux premiers degrés) ; l’existence présente qui contient en germe la future existence (les huit degrés suivants), l’existence future qui découle de la vie présente (les deux derniers degrés, jâti et jâra-marana).
On a là un bon exemple de la manière dont le bouddhisme conçoit, en pratique, le Karma. La délivrance consiste à anéantir l’un après l’autre, en partant de l’ignorance, ces facteurs karmiques. La méditation (dhyâna), qui constitue la huitième division du noble sentier, joue en l’occurrence le principal rôle. Elle se lie étroitement à une ascèse physique, qui règle dans les plus minutieux détails les mouvements respiratoires et les attitudes du corps.
Les neuf étapes de la méditation (dhyâna), qui aboutissent à l’illumination et à la toute-puissance, ont été étudiées longuement par le bouddhisme. Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans ces détails, non plus que dans l’examen des doctrines relatives au nirvana. – Relevons simplement que les personnes engagées sur la voie de la moksa sont divisées en quatre groupes : celles qui sont « entrées dans le courant » (srotaâpanna), c’est-à-dire qui ont commencé à se défaire des « influences » (âsrava) spatio-temporelles; – celles qui « reviendront » encore une fois (sakridâgâmin ; – celles qui « ne reviendront plus » (anagâmin); – les saints (arhat) qui atteignent au nirvana dès leur existence humaine.