Guénon: Aurobindo

Shrî Aurobindo. – Aperçus et Pensées.

Traduits de l’anglais, avec préface de Jean Herbert (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).

Ce petit livre est la première œuvre de Shrî Aurobindo Ghose qui soit publiée en français : c’est un recueil d’aphorismes et de courts fragments sur des sujets divers, tels que le but réel de l’existence, la nature de l’homme et sa relation avec le monde et avec Dieu, les « chaînes » qui empêchent l’être d’atteindre à la libération, et d’autres encore ; tout cela, qu’il est évidemment impossible de résumer, est à lire et surtout à méditer. Il faut espérer que cette traduction sera suivie de celle d’ouvrages plus importants d’un homme qui, bien qu’il présente parfois la doctrine sous une forme un peu trop « modernisée » peut-être, n’en a pas moins, incontestablement, une haute valeur spirituelle ; mais nous ne pensons certes pas qu’il soit souhaitable, comme le dit l’auteur de la préface, qu’il trouve un Romain Rolland pour écrire sa biographie. et pour le défigurer par sa sentimentalité incompréhensive et bien occidentale !


Shrî Aurobindo. – The Mother.

Arya Publishing House, Calcutta.

Ce petit livre traite de la divine Shakti et de l’attitude que doivent avoir envers elle ceux qui visent à une réalisation spirituelle ; cette attitude est définie comme un « abandon » total, mais il ne faut pas se méprendre sur le sens qu’il convient d’attacher à ce mot. En effet, il est dit expressément, dès le début, que la collaboration de deux pouvoirs est indispensable, « une aspiration fixe et sans défaillance qui appelle d’en bas, et une suprême Grâce qui répond d’en haut », et, plus loin, que, « tant que la nature inférieure est active (c’est-à-dire, en somme, tant que l’individualité existe comme telle), l’effort personnel du Sâdhaka demeure nécessaire ». Dans ces conditions, il est évident qu’il ne saurait aucunement s’agir d’une attitude de « passivité » comme celle des mystiques, ni, à plus forte raison, d’un « quiétisme » quelconque ; cet « abandon » est bien plutôt comparable, sinon même tout à fait identique au fond, à ce qui est appelé, en termes islamiques, et-tawkîl ala ‘Llah. Le dernier chapitre, particulièrement important et intéressant, expose les principaux aspects de la Shakti et leurs fonctions respectives par rapport au monde manifesté.


Shrî Aurobindo. – Lights on Yoga.

Shrî Aurobindo Library, Howrah.

Ce livre, composé d’extraits de lettres écrites par Shrî Aurobindo à ses disciples en réponse à leurs questions, précise la façon dont il envisage la voie et le but du Yoga : pour lui, il s’agit « non seulement de s’élever de l’ignorante conscience mondaine ordinaire à la conscience divine, mais encore de faire descendre le pouvoir supramental de cette divine conscience dans l’ignorance du mental, de la vie et du corps, de les transformer, de manifester le Divin ici même et de créer une vie divine dans la matière ». En somme, cela revient à dire que la réalisation totale de l’être ne comprend pas seulement le « Suprême », mais aussi le « Non-Suprême », les deux aspects du non-manifesté et du manifesté s’y unissant finalement de façon indissoluble, comme ils sont unis dans le Divin. Peut-être l’insistance que met l’auteur à marquer en cela une différence avec « les autres Yogas » risque-t-elle de donner lieu à une interprétation inexacte ; en fait, il n’y a là aucune « nouveauté », car cet enseignement a été de tout temps celui de la tradition hindoue, aussi bien d’ailleurs que des autres traditions (le taçawwuf islamique, notamment, est fort explicite à cet égard). Si cependant le premier point de vue semble généralement plus en évidence que le second dans les exposés du Yoga, il y a à cela plusieurs raisons de divers ordres, que nous examinerons peut-être quelque jour ; qu’il suffise ici de faire remarquer d’abord que l’« ascension » doit nécessairement précéder la « redescente », et ensuite que l’être qui a véritablement réalisé l’« Identité Suprême » peut dès lors, et par là même, « se mouvoir à volonté » dans tous les mondes (ceci excluant, bien entendu, qu’il doive, dans la « redescente », se trouver de nouveau enfermé dans les limitations individuelles). Il ne s’agit donc, en tout cas, que d’une simple question de « modalité », et non pas d’une différence réelle quant au but, ce qui serait proprement inconcevable ; mais il n’est pas inutile de le souligner, trop de gens ayant actuellement tendance à voir des innovations là où il n’y a qu’une expression parfaitement correcte ou une adaptation légitime des doctrines traditionnelles, et à attribuer en cela aux individualités un rôle et une importance qu’elles ne sauraient avoir en aucune façon. Un autre point à noter est celui qui concerne la méthode de réalisation (sâdhana) préconisée par Shrî Aurobindo : elle procède dit-il, « par aspiration, par concentration vers l’intérieur ou vers le haut, par ouverture à l’influence divine » ; c’est là en effet l’essentiel dans tous les cas, et l’on peut seulement se demander si, en paraissant écarter des moyens qui, quel que soit leur caractère « accidentel », n’en constituent pas moins une aide non négligeable, on n’augmente pas les difficultés de cette réalisation, du moins dans la généralité des cas, car bien peu nombreux (et surtout dans les conditions de notre époque) sont ceux à qui la voie la plus directe est immédiatement accessible. On ne doit pas conclure de là que cette voie ne puisse convenir à certains, mais seulement que, à côté d’elle, les autres mârgas conservent toute leur raison d’être pour ceux à la nature et aux aptitudes desquels ils sont plus conformes ; du reste, l’exclusivité sous le rapport de la méthode n’a jamais été dans l’esprit d’aucune tradition, et, assurément, aucun Yogî ne contestera que la voie qu’il a suivie et dans laquelle il guide ses disciples soit en réalité une voie parmi beaucoup d’autres, ce qui, comme nous le disons par ailleurs, n’affecte en rien ni l’unité du but ni celle de la doctrine. Nous ne pouvons insister sur les points de détail, tels que ceux qui se rapportent à la distinction des divers éléments de l’être ; mais nous devons exprimer le regret que la terminologie qui y est adoptée ne soit pas toujours aussi claire qu’on pourrait le souhaiter : il n’y a sans doute aucune objection de principe à élever contre l’emploi de mots tels qu’Overmind et Supermind, par exemple, mais, comme ils ne sont point d’usage courant, ils demanderaient une explication ; et, au fond, la simple indication des termes sanscrits correspondants eût peut-être suffi à remédier à ce défaut.


Shrî Aurobindo. – Bases of Yoga.

Arya Publishing House, Calcutta.

Cet ouvrage, composé de la même façon que le précédent, apporte de nombreux éclaircissements sur divers points, notamment sur les difficultés qui peuvent se présenter au cours du travail de réalisation et sur le moyen de les surmonter. Il insiste spécialement sur la nécessité du calme mental (qui ne doit point être confondu avec la « passivité ») pour parvenir à la concentration et ne plus se laisser troubler par les fluctuations superficielles de la conscience ; l’importance de celles-ci, en effet, ne doit pas être exagérée, car « le progrès spirituel ne dépend pas tant des conditions extérieures que de la façon dont nous y réagissons intérieurement ». Ce qui n’est pas moins nécessaire est la « foi » (il s’agit ici, bien entendu, de tout autre chose que d’une simple « croyance », contrairement à ce que pensent trop souvent les Occidentaux), impliquant une adhésion ferme et invariable de l’être tout entier ; de là l’insuffisance de simples théories, qui ne requièrent qu’une adhésion exclusivement mentale. Signalons aussi, parmi les autres questions traitées, celles de la régulation des désirs et du régime de vie à suivre pour obtenir le contrôle de soi-même ; il est à peine besoin de dire que nous ne trouvons là aucune des exagérations qui ont cours à cet égard dans certaines écoles pseudo-initiatiques occidentales, mais, au contraire, une mise en garde contre l’erreur qui consiste à prendre de simples moyens pour une fin. La dernière partie du livre est consacrée à l’examen des différents degrés de la conscience, avec la distinction essentielle du « superconscient » et du « subconscient », qu’ignorent les psychologues, à des aperçus sur le sommeil et les rêves et sur leurs différentes modalités, et sur la maladie et la résistance qui peut y être opposée intérieurement. Il y a, dans cette dernière partie, quelques passages qui ont un rapport si étroit avec ce que nous avons écrit nous-même au sujet du « psychologisme » qu’il ne nous semble pas inutile de les citer un peu longuement : « La psychanalyse de Freud est la dernière chose qu’on devrait associer avec le Yoga ; elle prend une certaine partie, la plus obscure, la plus dangereuse et la plus malsaine de la nature, le subconscient vital inférieur, isole quelques-uns de ses phénomènes les plus morbides, et leur attribue une action hors de toute proportion avec leur véritable rôle dans la nature. Je trouve difficile de prendre ces psychanalystes au sérieux quand ils essaient d’examiner l’expérience spirituelle à la lueur vacillante de leurs flambeaux ; il le faudrait peut-être cependant, car une demi-connaissance peut être un grand obstacle à la manifestation de la vérité. Cette nouvelle psychologie me fait penser à des enfants apprenant un alphabet sommaire et incomplet, confondant avec un air de triomphe leur “a b c” du subconscient et le mystérieux superconscient, et s’imaginant que leur premier livre d’obscurs rudiments est le cœur même de la connaissance réelle. Ils regardent de bas en haut et expliquent les lumières supérieures par les obscurités inférieures ; mais le fondement des choses est en haut et non en bas, dans le superconscient et non dans le subconscient. Il faut connaître le tout avant de pouvoir connaître la partie, et le supérieur avant de pouvoir vraiment comprendre l’inférieur. C’est la promesse d’une plus grande psychologie attendant son heure, et devant laquelle tous ces pauvres tâtonnements disparaîtront et seront réduits à néant ». On ne saurait être plus net, et nous voudrions bien savoir ce que peuvent en penser les partisans des fausses assimilations que nous avons dénoncées à diverses reprises.


Shrî Aurobindo. – Lumières sur le Yoga.

Union des Imprimeries, Frameries, Belgique.

C’est la traduction française, qui vient de paraître, du premier des deux volumes dont nous avons parlé ci-dessus ; cette traduction, d’ailleurs approuvée par l’auteur, est très exacte dans son ensemble, et nous ne ferons de réserves que sur un point : le mot mind a été traduit le plus souvent par « esprit », et quelquefois aussi par « intellect », alors que ce n’est en réalité ni l’un ni l’autre, mais bien le « mental » (manas) ; on a du reste jugé utile, en quelques endroits, de l’indiquer en note ; n’eût-il pas été à la fois plus simple et plus satisfaisant de mettre le terme correct et exact dans le texte même ?


Shrî Aurobindo. – Les Bases du Yoga.

Précédé d’une étude de Nolini Kanta Gupta sur le Yoga de Shrî Aurobindo (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).

Nous avons déjà parlé de l’édition anglaise de ce livre ; nous n’aurions donc qu’à signaler simplement la publication de cette traduction française, si on n’avait fait précéder celle-ci d’une introduction qui, il faut bien le dire, n’est pas sans appeler certaines réserves. D’abord, quand Shrî Aurobindo lui-même dit « notre Yoga », cela peut s’entendre, en un sens tout à fait légitime, du Yoga qu’il pratique et enseigne ; mais quand d’autres parlent du « Yoga de Shrî Aurobindo », ils le font parfois d’une façon telle qu’ils semblent vouloir par là lui en attribuer la propriété, ou revendiquer pour lui une sorte de « droit d’auteur » sur une forme particulière de Yoga, ce qui est inadmissible, car nous sommes ici dans un domaine où les individualités ne comptent pas ; nous voulons d’ailleurs croire que Shrî Aurobindo lui-même n’y est pour rien, et qu’il ne faut voir là que la manifestation, de la part de certains de ses disciples, d’un zèle quelque peu indiscret et plutôt maladroit. Ce qui est peut-être plus grave au fond, c’est que l’introduction dont il s’agit est fortement affectée de conceptions « évolutionnistes » ; nous citerons seulement deux ou trois phrases caractéristiques à cet égard : « Jusqu’à présent, la mortalité a été le principe dirigeant de la vie sur la terre ; elle sera remplacée par la conscience de l’immortalité. L’évolution s’est réalisée par des luttes et des souffrances ; désormais, elle sera une floraison spontanée, harmonieuse et heureuse. L’homme est déjà vieux de plus d’un million ou deux d’années ; il est pleinement temps pour lui de se laisser transformer en un être d’ordre supérieur ». Comment de pareilles affirmations peuvent-elles se concilier avec la moindre notion de la doctrine traditionnelle des cycles, et plus particulièrement avec le fait que nous sommes présentement dans la plus sombre période du Kali-Yuga ?


Shri Aurobindo. – La Mère.

Union des Imprimeries, Frameries, Belgique.

La traduction française de The Mother, dont le dernier chapitre a été donné ici même, vient de paraître en un volume faisant partie de la même collection qu’Aperçus et Pensées et Lumières sur le Yoga, dont nous avons parlé précédemment ; nous tenons à le signaler à ceux de nos lecteurs qui voudraient avoir connaissance de l’ouvrage tout entier.


Shrî Aurobindo. – La Synthèse des Yogas. Volume I : Le Yoga des Œuvres divines (Première partie).

Union des Imprimeries, Frameries, Belgique.

Cet ouvrage, qui parut en anglais dans la revue Arya, de 1914 à 1921, comprend quatre parties : 1o Le Yoga des Œuvres divines ; 2o Le Yoga de la Connaissance ; 3o Le Yoga de la Dévotion ; 4o Le Yoga de la Perfection ; le présent volume contient seulement la traduction des six premiers chapitres, revus et augmentés par l’auteur. Comme le titre et les sous-titres l’indiquent, il s’agit d’une vue d’ensemble dans laquelle les différentes formes du Yoga sont réunies ou combinées pour concourir à la perfection (siddhi) du « Yoga intégral », dont elles ne sont en réalité qu’autant de branches ; la première partie est consacrée au KarmaYoga. L’auteur, naturellement, y insiste principalement sur le détachement du fruit des œuvres, suivant la doctrine enseignée dans la Bhagavad-Gîtâ ; il présente surtout ce détachement comme « don de soi » et comme « sacrifice », et ce dernier mot est peut-être un peu équivoque, car, dans son sens propre, il implique essentiellement un élément rituel qui n’apparaît pas très clairement ici, malgré l’allusion qui est faite au « sacrifice du Purusha », envisagé comme la « divine action commune qui a été projetée dans ce monde à son commencement, comme un symbole de la solidarité de l’univers ». Du reste, d’une façon générale, tout ce qui se rapporte au côté proprement « technique » de la question est quelque peu laissé dans l’ombre ; il se peut que ce soit volontairement, mais cela n’en donne pas moins parfois une certaine impression de « vague » qui risque de déconcerter le lecteur ordinaire, nous voulons dire celui qui n’a pas les données nécessaires pour suppléer à ce qu’il y a là d’incomplet. D’autre part, il faut aussi se méfier de n’être pas induit en erreur par la terminologie adoptée, car certains mots sont pris en un sens fort éloigné de celui qu’ils ont habituellement ; nous pensons notamment, à cet égard, à l’expression d’« être psychique », dont l’auteur semble faire presque un synonyme de jîvâtmâ ; un tel emploi du mot « psychique » est non seulement inaccoutumé, mais encore nettement contraire à sa signification originelle, et nous ne voyons vraiment pas comment on pourrait le justifier. Tout cela, assurément, ne diminue en rien l’intérêt des considérations exposées dans ce livre, même s’il ne donne pas une vue complète du sujet, ce qui serait d’ailleurs sans doute impossible ; mais ces remarques montrent qu’il ne doit pas être lu sans quelque précaution.


Shrî Aurobindo. – L’Isha Upanishad

Union des Imprimeries, Frameries, Belgique.

Ce volume contient le texte sanscrit et la traduction de l’ Isha Upanishad, suivis d’un commentaire ; il avait paru en partie dans l’édition française de la revue Arya, qui eut seulement quelques numéros, en 1914-1915 ; la traduction de l’original anglais, restée alors inachevée, a été terminée par M. Jean Herbert. L’auteur, au début de son commentaire, fait remarquer que « les Upanishads, étant destinées à illuminer plutôt qu’à instruire, sont composées pour des chercheurs déjà familiarisés, au moins dans l’ensemble, avec les idées des voyants vêdiques et vêdântiques, et possédant même quelque expérience personnelle des réalités auxquelles elles se réfèrent. Leurs auteurs se dispensent donc d’exprimer les transitions de pensée et de développer des notions implicites ou secondaires. Les conclusions seules s’expriment, et le raisonnement sur lequel elles reposent demeure sous-entendu ; les mots le suggèrent, mais ne le communiquent point ouvertement à l’esprit ». Cela est parfaitement exact, et nous pensons d’ailleurs qu’il y a, dans cette façon de procéder, quelque chose qui est inhérent à la nature même de l’enseignement traditionnel dont il s’agit ; Shrî Aurobindo estime cependant qu’« une telle méthode n’est plus applicable pour la pensée moderne » ; mais celle-ci mérite-t-elle qu’on lui fasse des concessions, alors que, en tant qu’elle est spécifiquement moderne, elle se montre trop manifestement incapable de recevoir et de comprendre un enseignement traditionnel quel qu’il soit ? On peut assurément chercher à rendre les idées plus explicites, ce qui est en somme le rôle et la raison d’être de tout commentaire ; mais il est vraiment bien dangereux de vouloir les « systématiser », puisque précisément un des caractères essentiels des idées d’ordre métaphysique est de ne pouvoir se prêter à aucune « systématisation » ; et, au surplus, faut-il supposer un « raisonnement sous-entendu » dans un texte énonçant des vérités dont la source réelle est purement intuitive ? Ces observations portent surtout sur l’« arrangement » du commentaire dont il s’agit : sa division en différents « mouvements de pensée » (expression qui est d’ailleurs bien loin d’être claire) peut paraître assez artificielle, du moins à qui n’est pas exclusivement habitué à l’usage des formes particulières de la « pensée moderne ». Cependant, ces réserves faites, les divers paragraphes du commentaire, pris en eux-mêmes et indépendamment du cadre trop « rationnel » dans lequel on a voulu les insérer, n’en contiennent pas moins un grand nombre de vues fort intéressantes, et qu’on ne saurait lire et méditer sans profit, surtout si l’on possède déjà une certaine connaissance de la doctrine hindoue.


Shrî Aurobindo. – L’Enigme de ce Monde.

Adrien Maisonneuve, Paris.

Cette brochure est la traduction d’un article écrit en anglais en 1933, en réponse à une question assez « sentimentale » posée par Maurice Magre sur le pourquoi de la souffrance et du mal en ce monde. Il y est très justement répondu que toutes les possibilités doivent se réaliser, et que c’est la division et la séparation qui ont donné naissance au mal, en tant que ces possibilités sont envisagées isolément les unes des autres et de leur principe ; en somme, ce que nous considérons comme le mal, c’est-à-dire comme une négation, n’est tel qu’en conséquence de notre ignorance et de notre horizon limité. Ce qui est plus contestable, c’est que Shrî Aurobindo semble admettre, non pas seulement une évolution spirituelle pour chaque être, mais aussi une évolution au sens d’une « progression » du monde dans son ensemble ; c’est là une idée qui nous semble bien moderne, et nous ne voyons pas trop comment elle peut s’accorder avec les conditions mêmes du développement de toute manifestation. D’autre part, si nous comprenons bien ce qui n’est pas exprimé d’une façon très explicite, il paraît considérer la « réalisation ascendante » comme ne se suffisant pas à elle-même et comme devant être complétée par la « réalisation descendante » ; du moins certaines expressions permettent-elles d’interpréter ainsi sa pensée ; seulement, pourquoi opposer alors la libération telle qu’il l’entend à ce qu’il appelle une « évasion hors du monde » ? Tant que l’être demeure dans le Cosmos (et par là nous n’entendons pas seulement ce monde, mais la totalité de la manifestation), si élevés que soient les états qu’il peut atteindre, ce ne sont pourtant toujours que des états conditionnés, qui n’ont aucune commune mesure avec la véritable libération ; celle-ci ne peut être obtenue dans tous les cas que par la sortie du Cosmos, et ce n’est qu’ensuite que l’être pourra « redescendre », en apparence du moins, sans plus être aucunement affecté par les conditions du monde manifesté. En d’autres termes, la « réalisation descendante », bien loin de s’opposer à la « réalisation ascendante », la présuppose au contraire nécessairement ; il aurait été utile de le préciser de façon à ne laisser place à aucune équivoque, mais nous voulons croire que c’est là ce que Shrî Aurobindo veut dire lorsqu’il parle d’« une ascension d’où l’on ne retombe plus, mais d’où l’on peut prendre son vol dans une descente ailée de lumière, de force et d’Ananda ».


P. B. Saint-Hilaire et G. Monod-Herzen. – Le Message de Shrî Aurobindo et son Ashram.

Adrien-Maisonneuve, Paris.

Ce petit volume, fort bien édité, est divisé en deux parties, dont la première est une sorte de résumé des principaux enseignements de Shrî Aurobindo ; il semble qu’on se soit plu à y insister surtout sur leur « adaptation aux conditions du moment », adaptation qui nous paraît décidément aller parfois un peu trop loin dans le sens des concessions à la mentalité actuelle. La seconde partie est une description de l’Ashram de Pondichéry et de ses diverses activités ; cette description et surtout les photographies qui l’accompagnent donnent aussi une impression de « modernité » qui, il faut bien le dire, est quelque peu inquiétante ; on s’aperçoit à première vue que des Européens ont passé par là.

René Guénon