Paul Arnold (Shakespeare:93-99) – Trabalhos de Amor Perdidos

Mais pour nous l’intérêt de cette comédie est ailleurs.

Par-delà la parodie, Peines d’Amour perdues amorce l’un des thèmes les plus insistants de l’œuvre shakespearienne : la nécessité du repentir et de la mortification pour purger l’amour de toute passion charnelle et pour révéler à l’homme ainsi purifié, d’autres vérités plus hautes et plus constantes ; bref, un aménagement, une « humanisation » des doctrines glaciales que célébraient alors dans toute leur rigueur Lyly et Chapman. Transcendance contre dialectique.

Voyons d’abord de plus près comment le roi s’imaginait de prime abord la vie dans la philosophie et dans la sagesse :

« Que la renommée que tous pourchassent leur vie durant — vive inscrite sur nos tombes d’airain, — puis nous prête sa grâce dans la disgrâce de la mort ; — alors, en dépit du temps, ce dragon dévorant, — l’effort de la présente existence (present breath) nous achètera — l’honneur qui émoussera le tranchant de sa faux — et fera de nous les héritiers de toute éternité/» (I, Sc. 1, 1-7.)

Puis sa résolution :

« C’est pourquoi, braves conquérants — car c’est cela que vous êtes — menant la guerre contre vos propres inclinations — et contre la puissante armée des désirs terrestres — [94] notre dernier décret restera bien en vigueur : la Navarre sera la merveille du monde, notre cour sera une petite académie — silencieuse et contemplative en l’art de la vie. » (Ibid., 8-14.)

Ce que le « décret » exige de la petite communauté, nous l’apprenons de la bouche des adeptes : « se mortifier ». « La grossière habitude des jouissances de ce monde — je les abandonne aux vils esclaves d’un monde grossier : — je renonce et meurs à l’amour, à la richesse et aux pompes; pour vivre, avec tous ceux-ci dans la philosophie » (Ibid. 28-32.) Et il est encore précisé : « ne pas voir de femmes durant ce délai prescrit — et un jour par semaine ne toucher à aucun aliment — ne plus faire qu’un repas par jour — et puis ne dormir que trois heures par nuit — et ne pas somnoler de tout le jour ».

Quant au but de toutes mortifications et études : « Eh bien, c’est de connaître ce qu’autrement nous ne connaîtrions pas. » Biron précise : « Voulez-vous dire — des choses cachées et interdites à l’intelligence commune1?» « Oui, répond le roi, c’est là la divine récompense des études. » L’allusion a du suffire au spectateur londonien, puisque Shakespeare ne s’en explique pas autrement. En un temps où l’occultisme et l’illumination spirituelle étaient objets de débats publics, il n’en fallait pas davantage pour se faire comprendre. Personne n’ignorait ce qu’étaient ces choses cachées et interdites dont la connaissance procurait une félicité divine et rendait « héritier de l’éternité» quiconque la possédait.

Mais, incidemment, Shakespeare nous donne la preuve qu’il savait bien de quoi il parlait. Dans son discours, Biron, justifiant par des arguties le parjure des adeptes, fera plus d’une allusion aux doctrines de l’académie. Je reproduirai ce passage tout à l’heure : il parle de la restauration de lame dans son état premier avec l’aide de la musique, et il fait allusion au rythme perceptible de l’harmonie universelle, [95] toutes notions qui nous sont à présent familières comme elles ont du l’être au spectateur de l’époque.

Là-dessus — il nous en donnera plus tard bien d’autres preuves — Shakespeare en savait au moins aussi long que ses confrères. Mais par le truchement de Biron il leur donne une verte leçon. Il ne suffit pas d’un arrêt arbitraire de la volonté pour faire fléchir les inclinations du sang ; il ne suffit pas d’un livre pour porter l’âme à la contemplation pesante comme le plomb (leaden contemplation). Si vous l’exigez d’un homme sans une lente et sure préparation, la nature se vengera ; car elle est pour l’homme une nécessité, et « la nécessité nous rendra tous parjures trois mille fois en ces trois années ». On ne s’improvise pas ascète. «Toute chose a son lieu et sa saison» ; la mortification n’est point profitable sans « une grâce spéciale » (sur la nature de laquelle il s’expliquera bientôt). Certes, il ne défendra pas les vanités terrestres. «Toutes les puissances sont vaines, mais la plus vaine — est celle qui, acquise avec peine, engendre la peine ». Nous comprendrons mieux tout à l’heure, ces mots qui enveloppent tout le message de Shakespeare mystagogue : seul l’amour pur donne à la peine, aux épreuves leur efficacité. Est inutile, la peine de celui qui « se morfond sur un livre — à chercher la lumière de la vérité, pendant que la vérité — aveugle perfidement l’œil qui la regarde ; — la lumière cherchant la lumière trompe la lumière de la lumière. — Ainsi au heu de trouver où reside la lumière dans les ténèbres, — votre lumière s’obscurcit par la perte de vos yeux. — Etudiez plutôt comment on charme l’œil — en la posant sur un œil plus joli, — qui dans son étincellement deviendra la consolation de votre œil — et lui donnera de la lumière à lui qui était aveugle. — L’Etude est semblable au glorieux soleil céleste — qui ne Veut pas qu’on le scrute avec des regards imprudents. » Les vérités cachées ne se dévoilent pas à notre simple curiosité. « Les potaches infatigables n’ont jamais acquis qu’un bien mince savoir — mis à part l’autorité stupide des livres des autres. » Car la sagesse n’est pas dans les livres. « Ces parrains terrestres de célestes lumières — qui donnent un nom à toutes les étoiles fixes — ne trouvent pas plus de profit à leurs clartés nocturnes — que ceux qui déambulent ne sachant ce qu’ils sont. » Allusion évidente, cette fois, à tous ceux qui proclament la religion de la Nuit. « En savoir trop, c’est ne savoir que billevesées » (I, Sc. 1,72-93).

Voilà les mots, emplis d’une étonnante profondeur de vue, d’une réelle prescience de l’expérience mystique, par lesquels Shakespeare réduit en poussière les spéculations dialectiques de ses contemporains. C’est une première erreur de sous-estimer la force de nos inclinations ; mais c’en est une plus lourde encore de s’imaginer que la froide volonté, le raisonnement glacial et l’étude livresque forcent les portes du grand mystère. Il ne se laisse pas « scruter par les regards imprudents » de la raison commune. Il est d’une autre essence, infiniment plus proche de cette chaleur du cœur qui réveille en nous le charme d’un regard : seul le cœur donne accès à la vraie sagesse.

Merveilleuse confession d’un homme de moins de trente ans ! Elle coïncide avec l’expérience des grands illuminés et des grands mystiques. Tous ont témoigné que la « vision » des « choses suprêmes », la préhension de la « suprême sagesse », la révélation de la « vérité » ou de la « lumière » ne commencent qu’au-delà de la raison, lorsque la raison s est tue. Tous ont témoigné que seul l’enthousiasme de l’amour — bien sur, par-delà une purification des sens qui en est la condition, Shakespeare, nous le verrons, ne l’ignore point — fraye à l’homme une voie vers les terres « cachées et interdites ».

C’est pourquoi Biron, mi-plaisanterie mi-sérieux, dira dans son grand discours : « Je tire cette doctrine de l’œil de la femme. — Car comment pourriez-vous — avoir trouvé la quintessence de l’étude (ground of study’s excellence) — hors de la beauté d’un visage de femme ? — Il est l’essence, [97] le livre, l’académie — d’où jaillit le Vrai feu prométhéen. » « Apprendre n’est qu’un appendice de nous-mêmes — et nous apprenons partout où nous sommes. — Car quel est l’auteur en ce monde — qui enseigne autant de beauté que l’œil de la femme ? — … Auriez-Vous jamais trouvé dans la contemplation lourde comme plomb — autant de Vers ardents que vous en prodiguaient — les yeux excitants des reines de la beauté? — Les autres études paresseuses restent tout entières collées au cerveau, — et c’est pourquoi les potaches desséchés qui les pratiquent — montrent maigre récolte de leur grande peine. — Mais l’amour, enseigné d’abord par l’œil de la femme — NE VIT PAS SEUL EMMURÉ DANS LE CERVEAU, — mais FAISANT VIBRER TOUTES NOS FIBRES (with the motion of all elements) — IL COULE RAPIDE COMME LA PENSÉE DANS TOUTES NOS FORCES, — ET DONNE A CHACUNE DE NOS FORCES DOUBLE PUISSANCE — LOIN AU-DESSUS DE LEURS FONCTIONS ET OFFICES NATURELS… L’œil de l’amoureux aveuglerait un aigle ». L’amour seul nous prépare aux grandes choses, car « n’est-il pas un Hercule — escaladant les arbres des Hespérides2 ? — Subtile comme le Sphinx, et SUAVE ET MUSICAL — COMME LA LYRE DU BRILLANT APOLLON, TISSÉ PAR SA CHEVELURE ; — QUAND l’AMOUR PARLE, LA VOIX DE TOUS LES DIEUX — ASSOUPIT LE CIEL DANS L’HARMONIE. » Musique, harmonie universelle, voilà ce qu’est pour Biron-Shakespeare l’amour vrai, l’amour pur; et, comme jadis, la lyre d’Orphée, le poète « qui a trempé sa plume dans le soupir d’amour» « ravit l’oreille du sauvage — et plante la douce humilité dans le cœur du tyran. » Se fermer à l’amour serait nous « perdre nous-mêmes ».

Et voici, pour achever cette profession de foi semi-orphique, l’assimilation de l’Amour à la Pitié, clef de voûte de la doctrine de Spenser et de tous les Rose-Croix, clef de voûte aussi de la pensée de Shakespeare : « La charité elle-même [98] est inscrite dans la loi de la religion ; — et qui peut séparer Amour de Charité ?3 »

Ainsi qu’on ne s’y trompe pas ! Ce n’est pas une vulgaire érotique que prêche Biron-Shakespeare. Ce n’est pas à travers l’hédonisme de la jouissance qu’il veut paradoxalement mener l’homme vers le salut spirituel. Pour lui, l’amour-attirance des corps n’est qu’un véhicule, un mode d’exaltation de l’âme, le procédé le mieux partagé pour nous insuffler l’hybris herculéenne, le gout de la transcendance. L’amour n’est qu’une manière de faire résonner en nous l’écho de l’harmonie universelle, céleste, la musique des sphères. Un thème que le poète développera davantage tout au long de sa carrière.

C’est donc l’amour orphique, chaste, spirituel, véhicule de la mysticité, obturant les voies dangereuses, illusoires de la raison dialectique, l’amour purifié et purificateur des sens et de toutes nos inclinations terrestres qui est le moyen proposé par le poète. Et il ne s’en tient pas, lui, à ces considérations théoriques. Il ne se borne pas à suggérer une méthode, il l’applique, il la met en action sous nos yeux. Le roi et ses compagnons ont conçu de l’amour pour la princesse et ses suivantes ? Soit, du moment que le cœur a pris feu, il faut tirer parti de cette exaltation ; il faut la purifier d’abord par ces mêmes épreuves ascétiques que « l’académie » voulait imposer à ses adeptes : alors ce qui fut à l’origine un vulgaire désir égoïste et vil s’épanouira en une vertu exaltante, un don de soi, un stigmate de sainteté. Cupidon est le piège par lequel le ciel peut prendre l’homme. Alors, mais alors seulement, le mariage prendra sa signification d’union des âmes que Shakespeare proclamera bientôt. Voilà pourquoi la princesse propose au roi amoureux :

« Si par amour pour moi — quoiqu’il n’y en ait nulle apparence — Vous voulez faire quelque chose, vous ferez ceci : — (car) je me méfie de vos serments » aujourd’hui encore inspirés par le seul désir de chair. « Allez vite — en quelque ermitage solitaire et désolé, — éloigné de tous les plaisirs de ce monde ; — demeurez là douze mois. — Si cette vie austère et insociable — ne change en rien l’offre que vous me faites dans la chaleur de votre sang, — si le gel et le jeune, la hure et les vêtements trop minces — ne flétrissent pas la brillante floraison de Votre amour, — mais s’il résiste à cette ÉPREUVE et que votre amour persiste, — alors, à l’expiration d’une année, — venez, je vous accorderai ma main. »

Il ne s’agit pas du caprice d’une fille de roi piquée par une rebuffade ; il s’agit d’un mode d’élévation de l’âme. Et le roi ne s’y trompe pas qui réplique solennellement : « Si je refuse cela ou (toute épreuve) pire encore — pour flatter par la paresse le pouvoir de mon âme — que la main soudaine de la mort me ferme les yeux ! »

Shakespeare nous montrera fréquemment, par la suite, des mariages précédés par de telles épreuves purificatrices imposées en apparence arbitrairement aux futurs époux ou à l’un d’eux.

Ce sera l’un de ses thèmes favoris. Il le reprendra sans cesse dans la plupart des pièces que nous analyserons et jusque dans La Tempête où il en dira le sens expressément.

En fait, il ne s’agit là que d’un développement personnel de deux des poncifs métaphysiques rencontrés chez les Elizabéthains : la condamnation de l’amour-volupté, de la chair en tant que jouissance, de l’hédonisme sous toutes ses formes, et, en regard, l’exaltation du mariage spirituel, point de départ de l’initiation et de la transcendance occulte.

Ces deux thèmes, Shakespeare les illustra avec éclat, à l’état pur, dans ses grands et petits poèmes, Vénus et Adonis et le Viol de Lucrèce pour le premier, la complainte de Phénix et du Tourtereau pour le second. Nous analyserons ces oeuvres plus loin.

ARNOLD, P. Ésotérisme de Shakespeare. Paris: Mercure de France, 1955.

  1. Things hid and ban’d from common sense. 

  2. A rapprocher du livre de Figulus (1608) montrant «comment le rameau d’or peut être arraché de l’arbre oriental et perpétuel des Hespérides ». 

  3. Qu’on ne se hâte pas de conclure qu’il s’agit ici d’une simple allusion à la doctrine chrétienne de la charité, laquelle coïncide, il est vrai, avec cet aspect des doctrines gnostiques. On trouvera dans la suite des preuves bien autrement évidentes de l’intérêt de Shakespeare pour ces doctrines occultes auxquelles renvoie sans cesse Biron. 

William Shakespeare