Dermenghem (Joseph de Maistre) – l’intuition

Les grandes vérités ne s’enseignent bien que par le silence. L.-C. de Saint-Martin. Portrait, 145 ; OE. Posthumes, t. I, p. 21.

Les livres que j’ai faits n’ont eu pour but que d’engager les lecteurs à laisser là tous les livres sans en excepter les miens. Ibidem, 45, p. 7.

C’est souvent par l’intermédiaire de l’intuition que s’effectuera la collaboration reconnue nécessaire de la raison individuelle et de la raison générale. Unie au sentiment, et même en un sens à l’instinct et aux sombres puissances mystérieuses de l’inconscient, la première interprétera les données de la seconde, saisira les vérités voilées dont la révélation universelle est riche avec surabondance.

Un des problèmes principaux de la philosophie est la question de savoir si et en quelle mesure l’essence de l’univers est intelligente et intelligible. Entre le rationalisme qui postule la compétence universelle de la raison pure et la conviction qu’il n’y a de véritable connaissance que par elle, et l’empirisme ou le pyrrhonisme qui met en doute l’existence même de tout ordre et de toute finalité ainsi que la possibilité de toute connaissance certaine, nous croyons qu’il peut y avoir une attitude permettant d’éviter les objections les plus graves qui s’opposent à l’une et à l’autre des précédentes théories. Comme celle de Maistre, la philosophie la plus nouvelle s’oppose au rationalisme pur aussi bien qu’au mécanisme. Elle sera amenée à voir dans l’univers tel qu’il nous apparaît aujourd’hui le résultat d’un ordre primitif troublé par l’intervention néfaste d’un principe opposé et secondaire. Elle sera autre part conduite à penser que, si nous pouvons arriver à connaître les lois de cet univers, ce ne sera pas au moyen de la seule raison discursive. C’est sans doute son catholicisme en même temps que sa théosophie qui ont gardé Maistre dans un juste milieu à cet égard. Tout a été fait par et pour l’intelligence, affirme-t-il, et l’homme est fait pour la vérité. Mais l’intelligence dont il s’agit n’est pas celle que Bergson dénonce comme n’étant en quelque sorte qu’un instrument permettant à l’homme d’agir sur la matière inerte sur laquelle elle est pour ainsi dire clichée. Et d’autre part la raison de l’homme, si elle n’a pas été par la chute originelle aussi brisée que sa volonté, est néanmoins assez affaiblie pour ne plus être, sans secours, efficace. Et même « cette faim de la science qui agite l’homme n’est que la tendance naturelle de son être qui le porte vers son état primitif, et l’avertit de ce qu’il est » (Soirées, 2e entr.).

L’homme est le fils delà vérité ; « il gravite vers les régions de la lumière » ; mais il est un fils déchu qui ne peut sans effort et sans aide se retrouver en possession de son héritage1. Sa raison personnelle, nous l’avons vu, n’a qu’une valeur relative. Comment donc parviendra-t-il à saisir les vérités dont il se sent un si pressant besoin, vérités qui sont l’objet propre de la tradition universelle? Par « l’esprit du cœur », par « la parole plus profonde qui est prononcée dans l’intérieur de l’homme » (Ibid., 6e et 8e entr.). « Le sentiment général de tous les hommes, précise même Maistre, forme, pour ainsi dire, des vérités d’intuition devant lesquelles tous les sophismes du raisonnement disparaissent » (Ibid., 4e entr.).

Sans doute Maistre ne va pas aussi profondément que Bergson, et tel n’était pas son dessein, dans l’analyse de cette intuition et la justification de la méthode. Mais il semble souvent bien d’accord avec la philosophie nouvelle correctement entendue. L’intuition, selon la théorie bien connue de l’auteur de Données immédiates de la conscience, n’est pas je ne sais quelle mystérieuse faculté vague et sentimentale, invoquée par une sorte de paresse intellectuelle pour remplacer l’effort pénible du raisonnement, mais pour ainsi dire la fusion de l’intelligence et du sentiment de la raison et de l’instinct. Des deux grandes branches de l’arbre de la vie, l’une a évolué vers l’instinct (insectes),l’autre vers l’intelligence (homme). Ces deux facultés sont donc des moyens de connaissance nécessaires mais séparément imparfaits. Elles servent chacune de guides pour l’action, mais l’une, prise à part, ne peut prétendre procurer une connaissance adéquate de l’essentielle réalité. L’intelligence humaine, qui a prise de la matière, où son rôle est de s’insérer pour les besoins pratiques, une propension à morceler l’indivisible, à solidifier l’insaisissable, et qui ne peut se mouvoir dans le domaine de la qualité, du dynamisme et de l’esprit, aussi bien que dans celui de la quantité et du statique, est à son aise sur le terrain des sciences exactes, mais ne peut connaître au sens métaphysique du mot, c’est-à-dire se placer au cœur même de la réalité profonde.

Il s’est trouvé de tous temps des penseurs qui, sans accepter les conclusions des pyrrhoniens, ont fait des objections aux prétentions despotiques de la raison discursive. Sans remonter aux néoplatoniciens d’Alexandrie, les grands théologiens mystiques de Saint-Victor avaient ainsi édifié une théorie de la Méditation qui était à leurs yeux, non point une suite de raisonnements, mais une attention affective et prolongée aboutissant à une intuition capable de nous faire passer du monde naturel au monde divin. Sur ce point, comme sur presque tous les autres, Maistre est en opposition déclarée avec la doctrine de l’Encyclopédie. Il semble d’autre part peu influencé par le cartésianisme. A Descartes il préfère Malebranche, comme à Aristote il préfère Platon et à Bossuet Fénelon. Aussi bien ses maîtres les martinistes lyonnais n’avaient-ils pas manqué de le mettre en garde contre les aveuglements de la raison pure.

Il va sans dire que tout mystique invoquera un sens intime, au-dessus de toute critique, et capable de le mettre en communication avec le surnaturel. Mais il s’agit avant tout ici du rôle de la raison dans la découverte de la vérité. « La démonstration acquise par les efforts de l’esprit ne donnera jamais le sentiment et le sentiment au contraire conduira à la conviction de l’esprit », écrivait, nous l’avons vu, à Maistre encore jeune, Willermoz qui reprochait à son disciple de trop tenir « en bride le sentiment…, tandis qu’il faudrait laisser agir librement celui-ci qui serait un guide bien plus sûr en ce qu’il n’est pas assujetti par les préjugés qui offusquent presque toujours » l’esprit. Il ne déniait pourtant pas toute valeur à ce dernier. Pourvu qu’il fut subordonné au sentiment, pourvu que la porte du cœur fut d’abord grande ouverte à la vérité, la raison pouvait ensuite « user de ses droits pour juger ce que le cœur aura reçu ». Tel est l’intérêt de la raison elle-même. Les vérités essentielles sont plus à la portée des cœurs simples et purs qu’à celle des savants présomptueux2.

La théorie de l’intuition que nous trouvons chez Joseph de Maistre s’intègre donc ainsi dans la tradition ésotérique. On comprend pourquoi Maistre oppose à la raison qui parle, l’amour qui chante3 ; pourquoi il admet que des théories mystiques, absurdes aux yeux de la raison pure, puissent mener sur le chemin de la vérité, même de la vérité scientifique,plus loin que les méthodes positives et rationnelles seules, quand il loue Kepler d’avoir ainsi découvert des lois qui sont celles même des mondes (Soirées, 10e entr.) ; pourquoi il avance que toute chimie véritablement profonde doit être plus ou moins « pneumatique » et tenir compte des phénomènes de l’esprit ; pourquoi il évoque avec admiration l’antique « ère de l’intuition », opposant au « génie ergoteur » de l’Europe la culture plus mystique de l’Asie, héritière d’anciennes traditions, et peut-être destinée à contempler des spectacles qui seront refusés à l’Occident matérialiste.

Son parallèle entre « la science moderne constamment environnée de toutes les machines de l’esprit… les bras chargés de livres et d’instruments… qui « se traîne souillée d’encre… baissant vers la terre son front sillonné d’algèbre », et « la science des temps primitifs… volant plus qu’elle ne marche… » qui ne regarde que le ciel et… semble ne toucher la terre que pour la quitter », tandis que « l’éphod couvre son sein soulevé par l’inspiration », – ce parallèle n’est-il pas dans la pensée de Maistre comme celui du rationalisme pur et de l’intuition divinatrice (Ibid, 2e entr.) ?


La raison profonde de cette doctrine, c’est que la science chez Dieu est intuition. Plus elle aura donc ce caractère dans l’homme et plus elle s’approchera de son modèle suprême4.

Maistre non plus ne sacrifie pas la raison5, nous l’avons vu au cours du précédent chapitre, mais il connaît ses limites. « L’essence de l’intelligence, c’est de connaître et d’aimer », à la fois. Il n’y a de science parfaite qu’à cette condition. La dialectique est vaine que ne féconde point l’amour. Dieu est amour et, puisque nous avons été créés à l’image de Dieu, il y a une certaine ressemblance, un certain rapport, « entre l’image divine et la nôtre ».

Ce qu’on entend par les idées innées, c’est en quelque sorte le mode essentiel de notre connaissance. Car chaque être ne perçoit le monde extérieur que conformément à sa propre nature, à son essence, à la place même qu’il occupe dans l’univers. Nous ne tenons pas de la seule expérience nos idées essentielles. C’est ce qui fait que nul être ne peut « sortir de son cercle, et troubler l’univers » (Soirées, 5e entr.). Maistre esquisse même à ce propos une théorie de l’instinct, connaissance immédiate du monde extérieur chez les animaux. « Les idées qui constituent l’animal, chacun dans son espèce, sont innées au pied de la lettre, c’est-à-dire absolument indépendantes de l’expérience. Celle-ci n’est pas plus nécessaire à l’homme pour les idées fondamentales qui le font homme, qu’elle ne l’est aux animaux pour les réactions de l’instinct6. »

Il y a d’ailleurs pour Maistre une intuition en quelque sorte négative. Il admet en effet une sorte de « conscience intellectuelle » qui servirait de guide à l’esprit « comme il y en a une pour le cœur ». L’homme droit, l’homme de bien,serait mis « en garde contre l’erreur », par un « sentiment intérieur » qui l’avertirait immédiatement « de la fausseté ou de la vérité de certaines propositions avant tout examen, souvent même sans avoir fait les études nécessaires pour être en état de les examiner en parfaite connaissance de cause ». Ce n’est pas à dire que ce pressentiment soit toujours infaillible, non plus d’ailleurs que la conscience morale personnelle7.

Mais il peut avertir de l’absurdité de certaines opinions, même dans le domaine des sciences exactes. Il se révolte à juste titre contre certaines théories, même quand la pensée discursive n’est pas absolument capable de réfuter l’argumentation ; il « devinera juste assez souvent, même dans les sciences naturelles ». Et surtout on peut le juger très efficace « lorsqu’il s’agit de philosophie rationnelle, de morale, de métaphysique, et de théologie naturelle » c’est-à-aire dans le domaine qui intéresse le plus véritablement l’homme.

Qu’on ne fasse pas une querelle de mots. Quand nous opposons ici « raison individuelle et discursive » à « raison générale » et « intuition », nous n’entendons aucunement nier le caractère encore intellectuel de cette intuition. Cette raison générale est encore de la raison. De même Newmann oppose la raison explicite à la raison implicite, et M. Blondel, comme les Scholastiques, la connaissance notionnelle abstraite et conceptuelle, à la connaissance réelle qui saisit la réalité intime et vivante. Mais nous croyons aussi que, sans se confondre avec « les ténèbres du cœur », cette intuition (mode individuel dont la raison générale est l’aspect collectif) fait appel, dans une mesure qu’il est impossible d’exprimer, au sentiment et à l’instinct. Il n’y a pas ici mélange, mais synthèse et pour ainsi dire création chimique d’une réalité nouvelle8.


L’intuition peut s’appliquer à divers ordres de choses. Au point de vue bergsonnien elle est l’instrument propre du philosophe, instruit, pour les surpasser, des données positives de la science. Elle joue, c’est un fait d’expérience, un rôle important dans tout effort intellectuel, toute découverte ou toute création. Elle peut même aider parfois la science positive. Elle peut aussi s’appliquer, non plus au plan terrestre ni au plan humain, mais au plan divin, et ce sera l’extase des mystiques, l’union intime de l’âme et de son Dieu. Quant aux vérités qui sont proprement l’objet de la foi, on comprend que l’intuition n’est pas sans contribuer à les saisir. La raison personnelle pure y serait, nous l’avons dit, impuissante à elle seule. Un problème se pose donc : une fois la révélation faite, les données de cette révélation s’imposent-elles nécessairement à l’intelligence ? Sont-elles comme le voulait, par exemple, dans l’enthousiasme de sa foi, Raymond Lulle, des « lumières contraignantes », entraînant par l’évidence l’adhésion de l’esprit, de telle sorte que l’ignorance absolue et la mauvaise volonté puissent seules expliquer l’incroyance ? Suffit-il d’énoncer les vérités religieuses et les preuves sur lesquelles elles se basent pour convaincre immédiatement toute intelligence impartiale ? Suffit-il d’instruire pour convertir ? Il n’apparaît pas qu’il en soit ainsi. D’une façon générale, toute vérité qui n’est pas purement abstraite, toute vérité qui peut avoir une influence sur notre volonté, notre sensibilité, notre vie intérieure, demande plus qu’une simple adhésion intellectuelle. Nous pouvons désirer plus ou moins une telle vérité. Nous pouvons la chercher volontairement, la « chercher en gémissant » comme Pascal, ou au contraire la fuir dans toutes sortes de « divertissements » capables d’étouffer sa voix. Dans le dernier cas, nous fixerons notre attention sur les raisons de ne pas admettre cette vérité à l’égard de laquelle nous rendent partiaux nos passions, nos intérêts ou nos désirs. C’est pourquoi saint Paul proclame le caractère libérateur de la vérité. C’est pourquoi saint Jean demande que nous vivions, que nous fassions la vérité. A la conquête de celle-ci doivent participer toutes les facultés de l’unité humaine. De même que « le vers se sent toujours des bassesses du cœur », de même le raisonnement se sent toujours des habitudes de l’action, et bien agir, comme disait Malebranche, est le premier principe d’une bonne logique9. Newmann, dans sa grandiose Grammaire de l’assentiment, Ollé-Laprune et, plus récemment, le P. Laberthonnière et M. Blondel, ont précisé les caractères de cette adhésion totale qui est la croyance. Celle-ci rejoint ainsi l’amour pour réaliser le type parfait de la Connaissance.

Pourquoi, selon les définitions même des canons et selon l’expérience quotidienne, l’assentiment de foi est-il, non l’effet nécessaire des preuves de raison humaine, mais une adhésion de l’intelligence et de la volonté libre, sous l’action de la grâce ? C’est qu’il y a non pas insuffisance de preuves entraînant nécessairement l’évidence, mais insuffisance de l’intelligence en l’état actuel de la nature diminuée par la chute10. La volonté aidée par la grâce doit rendre à l’intelligence sa parfaite liberté et son originelle puissance. Et cette grâce, qui ne violente pas mais surélève la nature, illumine l’intelligence et soutient la volonté, sans que soient pour cela ordinairement supprimés le rôle des preuves intellectuelles et celui de l’effort moral libérateur.

Ces réflexions nous font mieux comprendre l’attitude générale de la théorie maistrienne de la connaissance et de la foi. « La conversion est une illumination soudaine, écrivait l’ami de Mme Swetchine ; mais soit que l’heureux changement subitement ou par secousse, toujours il commence par le cœur où le syllogisme est étranger… et jusqu’à ce que l’orgueil soit complètement détrôné, il n’y a rien de fait11. » « La foi, dit-il aussi12 est une croyance par amour ; elle ne réside point seulement dans l’entendement : elle pénètre encore et s’enracine dans la volonté » Les incrédules se refusent aux preuves de la religion parce qu’ils manquent d’intuition et d’ amour du surnaturel. Ils n’ont pas été touchés par la grâce, ou plutôt ils ne coopèrent pas à cette grâce et n’offrent pas à son action un terrain suffisamment désencombré. « Ces personnes manquent d’un sens, voilà tout. Lorsque l’homme le plus habile n’a pas le sens religieux, dit Maistre, non seulement nous ne pouvons pas le vaincre; mais nous n’avons même aucun moyen de nous faire entendre de lui, ce qui ne prouve rien que son malheur. » Et il compare cet homme à « l’aveugle-né qui avait découvert que le cramoisi ressemblait au son de la trompette… Que nous importe à nous qui savons ce que c’est que le cramoisi (Soirées, 9e entr.) » !


L’intuition peut s’appliquer au plan divin lui-même. Toute mystique a pour but l’union de l’âme et de son Dieu. Que celle-ci s’obtienne par la piété pratique, la psalmodie et les rites sacrés selon saint Bernard, par la « méditation » des théologiens de Saint-Victor, par l’ « oraison » de sainte Thérèse et de Fénelon, par la « voie centrale » de Claude de Saint-Martin, etc., l’idéal est toujours le même. Disciple du Poverello, saint Bonaventure place au terme de la vie spirituelle, après la vie purgative, la vie unitive.

Saint Jean de la Croix traversait la « nuit obscure de l’âme », nuit des sens, de l’esprit, de la mémoire et de la volonté, c’est-à-dire renonçait aux ordinaires lumières des choses extérieures, des idées, des notions anciennes, pour que l’âme, pénétrant dans une autre région, éclairée des seules lumières divines, et s’oubliant elle-même, s’abandonnât à son bien-aimé « entre les lis blancs13». Il se dépouillait de toutes choses pour mieux se « jeter dans le tout »14. De même encore sainte Catherine contractait un symbolique mariage avec l’enfant divin, comme Gichtel épousait mystiquement la sublime Sophia. La contemplation tend toujours à s’achever en union affective. Plus l’intuition est parfaite, plus s’affirme cette union15. Denys l’Aréopagite définit le mystique, « celui qui non seulement conçoit, mais encore sent (sent passivement) les choses divines ». De même, sainte Thérèse décrit : « Ce que nous savons par la foi, l’âme pour ainsi dire l’aperçoit par la vue. Cependant, précise-t-elle, l’on ne voit rien des yeux du corps, ni des yeux intérieurs, parce que ce n’est pas ici une vision imaginative. » On saisit ici l’impossibilité de donner une idée objective du fait mystique, et son caractère radicalement unique, incommunicable. L’hallucination est chose grossière à côté de la vision extatique, et l’imagination est une faculté matérielle à côté du sens supranormal. Le langage humain est impuissant à le décrire. « Quand il s’agit des choses divines, dit la bienheureuse Angèle de Foligno, la parole meurt absolument. »

« L’objet de la contemplation, dit encore Gerson, est une connaissance expérimentale de Dieu par l’amour intuitif. » C’est bien en effet à l’intuition qu’il faut se référer. Il y a dans l’extase l’exact pendant de cet effort en quelque sorte contre nature de l’esprit qui se retourne sur soi-même pour saisir immédiatement toute la complexe spontanéité créatrice de l’élan vital, grâce à une fusion éphémère et voulue de l’intelligence et de l’instinct. Seulement, dans bien des cas, la volonté n’a pas à intervenir. L’âme en état d’oraison subit passivement la présence de son Dieu. « Tout cessa alors et je m’abandonnai… » s’écrie Jean de la Croix dans l’un de ses plus beaux poèmes. L’instinct de l’insecte lui fait connaître directement et sans les hésitations de l’intelligence, la nature à laquelle il est uni du fond même de son être. Mais l’homme ne peut laisser de côté cette intelligence, même dans les formes les moins rationnelles de sa connaissance. Chez l’extatique sera donc réalisée à son plus haut degré cette union mystérieuse des deux facultés, où M. Bergson voit la base nécessaire de toute métaphysique. Mais dans ce cas la connaissance est inséparable de la possession. La pensée devient une forme de l’Amour. Et ce dernier, selon le mot de Léonard, est d’autant plus profond que la connaissance est plus parfaite.

C’est toujours le « mariage spirituel » selon l’expression des mystiques latins, l’union avec « la cause active et intelligente » selon l’expression de Saint-Martin, qui est la fin dernière d’un effort tendant à réaliser momentanément et dès cette vie la « vision béatifique » éternelle. Et la grande poésie du Cantiques des cantiques consacre immortellement les noces extatiques de l’âme et de l’Epoux. L’esprit s’abîme entièrement dans l’amour infini. L’être, par avance réintégré, plongé dans la source universelle de l’être, atteint la parfaite Connaissance dans l’absolu silence de toutes les facultés ordinaires au sein de l’ineffable Unité retrouvée16.

De même que les théologiens orthodoxes, les Martinistes et surtout Saint-Martin recommandaient à cet égard la prudence et la modération. Le Philosophe inconnu détournait ses amis de tout phénomène trop sensible. Il reprochait à Liebisdorf d’aspirer à une connaissance physique de Dieu, lui disant que c’est spirituellement qu’il faut jouir de l’ineffable présence17. « C’est l’interne, dit-il, qui apprend tout et préserve de tout. » La vraie théurgie consiste à discerner les contrefaçons du mysticisme et de l’extase, contrefaçons fréquentes et dangereuses., « car l’ennemi veut tout imiter jusqu’à nos prières », dit-il dans, l’ Homme de désir.

En dehors même de ces contrefaçons du surnaturel supérieur par le surnaturel inférieur (diabolique ou intermédiaire astral)18 il faut aussi tenir compte du rôle de l’imagination, du subconscient, de la mémoire même qui peut répéter automatiquement à intervalles périodiques les impressions violentes une fois enregistrées. Tous les spécialistes sérieux ont insisté sur ce point19. Le fait d’ailleurs que l’instrument humain est trop imparfait actuellement pour servir comme il faudrait de truchement entre les deux mondes, n’enlève pas nécessairement leur caractère d’objectivité aux causes de tout phénomène supranormal. Nous ne pouvons voir les essences véritables qu’au moyen d’un miroir, selon le mot bien connu de l’Apôtre. Le symbolisme qui est la base des communications mystiques, comme il est à celle de tout art’ véritable et sans doute de toute réalité visible, est même une chose bien frappante. Le style épithalamique le plus lyrique et le plus matériellement imagé est employé par les vierges les plus chastes et les mystiques les plus admirés. Sainte Thérèse lévitée par l’amour, voit un ange lui percer le cœur du fer acéré de sa lance flamboyante.

A propos de la théorie de la vision en Dieu, Maistre cite avec admiration le mot de saint Thomas (qui, dit-il, quatre siècles plus tard eut été sans doute à la fois Bossuet et Malebranche) : « Ceux qui voient Dieu voient en même temps tout en lui20. » Il voit dans l’Eucharistie un moyen de « briser le moi » pour nous absorber dans l’union divine. Sachant que l’esprit de lourdeur est l’esprit du mal, il ne s’étonne pas de voir le « ravissement matériel » ou lévitation accompagner le ravissement intérieur, chez saint François-Xavier, saint Philippe de Néri, sainte Thérèse… Il admire que cette dernière « dont le génie et la candeur égalent la sainteté », décrive minutieusement, posément ces phénomènes étonnants, avec autant de naturel, de calme et de sang-froid persuasifs que saint Paul détaillant « les dons de la primitive église et prescrivant des règles pour les manifester utilement21. » Et il cite un passage où la grande carmélite22 parle de ce ravissement auquel on ne peut « presque jamais résister, qui arrive avec une impétuosité si prompte et si forte que nous voyons et sentons tout d’un coup élever la nuée dans laquelle ce divin aigle nous cache sous l’ombre de ses ailes. » Je me sentais, dit-elle, « enlever l’âme et ensuite tout le corps, en sorte qu’il ne touchait plus la terre. »

C’est aussi bien de cette inspiration vraiment divine que Maistre attend la révélation des plus hautes connaissances. Parlant des initiés proprement dits, il souhaite qu’un grand nombre d’entre eux soient l’objet de cette illumination intérieure personnelle et « nous disent ce qu’ils auront appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut, et quand il veut23. »


Il y a une autre sorte d’intuition : l’intuition prophétique. C’est à ce don que Maistre consacre un des discours les plus importants des Soirées. Il y voit, selon le consentement universel de la tradition, « un apanage inné de l’homme ». Puisque l’éternelle maladie de l’homme est de chercher à deviner l’avenir n’est-ce point une preuve certaine qu’il a des droits sur cet avenir et qu’il a des moyens de l’atteindre, au moins dans certaines circonstances (Soirées, 11e entr.) ? Les païens eux-mêmes pouvaient jouir plus ou moins de la puissance divinatrice ou prophétique. L’exemple de Balaam prouve qu’elle n’était pas exclusivement réservée à la religion mosaïque24. Quoi qu’on puisse dire contre les oracles antiques (Soirées, 11e entr.), jamais l’homme n’y aurait eu recours, « jamais il n’aurait pu les imaginer, s’il n’était parti d’une idée primitive en vertu de laquelle il les regardait comme possibles et même existants. »

Outre les textes bibliques, les augures païens et les Sybilles, mille exemples tirés « de l’astrologie judiciaire, des oracles, des divinations de tous les genres, dont l’abus a sans doute déshonoré l’esprit humain, mais qui avait cependant une racine vraie comme toutes les croyances générales », prouvent que « l’esprit prophétique est naturel à l’homme et ne cessera de s’agiter dans le monde… » Jamais il n’y eut (selon Machiavel) de grands événements qui n’aient été prédits de quelque manière. La Révolution française a été « prédite de tous côtés et de la manière la plus incontestable. » La fameuse églogue de Virgile annonçait le Messie, que son siècle entier pressentait quand il parlait de l’Auguste Mère du mystérieux enfant, de la grande année, du siècle d’or et de la chaste Lucine. Et notre siècle même, agité lui aussi de l’esprit prophétique, ne pressent-il pas la prochaine « effusion de l’esprit »25.

Comment se justifie une pareille faculté ? Quels sont les caractères de l’intuition prophétique? La relativité du Temps est sa raison profonde. La réintégration de l’homme ne sera parfaite que le jour où l’archange apocalyptique proclamera solennellement : » Il n’y a plus de: Temps » ; « grande énigme » sans doute, mais profonde vérité. L’homme « n’est pas fait pour le temps.». S’il lui est actuellement assujetti, il lui est néanmoins par nature étranger; et cela « au. point que l’idée même du bonheur éternel jointe à celle du temps le fatigue et l’effraie. » Le temps est « quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir. »

Le prophète c’est l’homme qui jouit « du privilège de sortir du temps; ses idées n’étant plus distribuées dans la durée, se touchent en vertu de la simple analogie et se confondent. » D’où le désordre apparent du discours prophétique. Les événements se juxtaposent dans la vision intuitive. David méditant sur le Juste persécuté « sort tout à coup du temps » et contemple d’avance le spectacle du Calvaire. Les prophètes bibliques parlent souvent à la fois du modèle et du type, de la préfigure et de la réalisation. « Le Sauveur lui-même se soumit à cet état lorsque, livré volontairement à l’esprit prophétique, les idées analogues de grands désastres, séparés du temps, le conduisirent à mêler la destruction, de Jérusalem à celle du monde. »

C’est pour la même raison que « l’état du sommeil fut toujours jugé, favorable aux communications divines » ; car « dans nos songes, jamais nous- n’avons l’idée de temps. » Persuadée de ce fait, l’antiquité26 estimait que la connaissance du futur était communiquée aux hommes en songe par les esprits de l’air (explication où Maistre retrouvait « la pure doctrine de Pythagore et de saint Paul27 ») ou bien que l’esprit humain était capable de prévoir par ses propres forces certaines choses à venir, « en vertu de sa parenté avec, la nature divine28. »


  1. Saint-Martin, dans les Erreurs (p. 70) : « Si l’ignorance et l’obscurité où nous sommes sur ces points importants ne sont pas de l’essence de l’homme mais l’effet naturel de ses écarts, si ces connaissances étaient son apanage avant sa chute, elles ne sont point absolument perdues pour lui ; malgré l’état d’obscurité où il languit, l’homme peut toujours espérer d’apercevoir la vérité. » 

  2. Cf. Lettres inédites de Willermoz à Maistre ; dossier Illuminés. Cf. ci-dessus, 1er part., chap. II. 

  3. Principe générateur, XV, note 3. 

  4. Soirées, 10e entr. « Divina cognitio non est inquisitiva…. non per ratiocinationem causata, sed immaterialis cognitio rerum absque discursu, » dit saint Thomas. 

  5. « J’accorde à la raison ce que je lui dois. L’homme ne l’a reçue que pour s’en servir… Toutefois, ne comptons point exclusivement sur une lumière trop sujette à se trouver éclipsée par ces ténèbres du cœur (c’est-à-dire les préjugés et les passions. – Ou remarquera l’analogie entre cette phrase et celle de Willermoz), toujours prête à s’élever entre la vérité et nous. » Soirées, 3e entr. « La raison est bonne sans doute, mais il s’en faut que tout doive se régler par la raison. » Ibid., 10e entr. « Je n’entends point insulter la raison. Je la respecte infiniment malgré tout le mal qu’elle nous a fait, mais… » Ibid., 4e entr. Ces trois propos sont tenus respectivement par le Comte, le Chevalier et le Sénateur. 

  6. Ibid. Notons qu’à l’innéité des idées correspond l’innéité ou plutôt la spontanéité des langues. Le langage, donné à l’homme par une sorte de révélation ou d’intuition, évolue naturellement comme une chose vivante. Cf. ci-dessous, IIIe partie, ch. II et IVe partie, ch. II). Rien n’est inventé, voulu, à priori, en lui. Les mots ne sont pas des signes arbitraires. Il n’y a pas de mot sans idée, ni d’idée sans expression. Soirées, 2e entr. ; Principe générateur, § 47 et suiv. 

  7. Ibid., 1e entr. Les applications que le sénateur en fait dans un court passage de cet entretien ne sont en effet pas toutes également heureuses ; mais, contenu dans de justes limites, l’argument du sens commun n’en est pas moins intéressant et caractéristique. Cf. aussi Délais de la Justice divine, note XX. 

  8. Cf. dans Le Procès de l’Intelligence (Paris, 1922, in-8), l’étude serrée et si suggestive de M. Maurice Blondel; et dans l’Inquiétude religieuse, (Paris, 1903, in-12), de M. Henri Brémond, le perspicace chapitre sur « M. Brunetière et l’irrationnel de la foi ». 

  9. De même, selon Richard de Saint-Victor, la méditation intuitive ne fait pas seulement appel à l’intelligence mais réclame la purification morale. C’est avec toute son âme, dit Platon, que l’homme se dirige vers la vérité. Maistre considère l’homme ds bien comme guidé par une « conscience intellectuelle » qui l’avertit en certains cas de la vérité et de l’erreur. « La droiture du cœur et la pureté habituelle de l’intention peuvent avoir des influences secrètes et des résultats qui s’étendent bien plus loin qu’on ne l’imagine communément. » Soirées, 1e entr. 

  10. Cf. L. Ruy. Le procès de l’intelligence, op. cit., p. 194. 

  11. 31 juillet (12 août) 1815, OE. C, t. XIII. p. 121-125. 

  12. Principe générateur, XV, note 3. Et aussi : « Un théologien philosophe a dit avec beaucoup de vérité et de finesse : Il y a bien de la différence entre croire et juger qu’il faut croire. » 

  13. Nuit obscure de l’âme, cantique préliminaire. 

  14. Montée au Carmel, livre 1, chap. XIII. 

  15. L’oraison de quiétude précède l’oraison d’abandon couronnée par l’oraison d’union. M. l’abbé Pourrat, (La spiritualité chrétienne, t. II (le moyen âge), Paris, 1921), expose clairement les diverses directions mystiques de cette époque, tendances incarnées particulièrement dans les différents ordres religieux. L’école dominicaine est généralement plus intellectualiste que les précédentes. L’Imitation dont Maistre appelle l’auteur « le plus simple, le plus pieux, le plus humble, et pour des raisons le plus pénétrant des écrivains ascétiques » (Soirées, 1e entr.) représente une réaction contre la tendance trop spéculative. 

  16. Pour Saint-Martin de même, le sensible extérieur précède la couronne, signe de notre royauté, possession parfaite de la Présence vivifiante, source de vie dont il analyse minutieusement les cas tant authentiques qu’apocryphes. On discute parfois si la contemplation mystique passive (en mettant à part les dons extraordinaires tels que les extases pendant lesquels la vie des sens est suspendue, les lévitations et les paroles intérieures) est le terme normal de la vie intérieure et l’épanouissement normal des dons du Saint-Esprit, ou une grâce extraordinaire en soi et exceptionnelle par nature. Mgr Farge par exemple se rallie à cette seconde thèse. Le P. Garrigou-Lagrange au contraire et le chanoine Saudreau s’appuient sur saint Thomas, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse pour soutenir la première. 

  17. Malter, op. cit., p. 360. 

  18. Qui sont précisément ce qu’on reproche parfois au spiritisme contemporain. 

  19. Cf. entre autres : de Montmorand, Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes. Cf. ci-dessous, IIe part., ch. V. 

  20. Soirées, note 2 du 10e entre. Cf ci-dessous, IIe partie, ch Ier. 

  21. Soirées, 10e entr. Sur les manifestations prophétiques, glossolaliques, etc. qui se produisaient dans les agapes des premiers chrétiens, voir par exemple Mgr Duchesne, Histoire de l’Eglise, t. I. 

  22. Soirées, note 15 du 10e entr. 

  23. Mémoire inédit à Brunswick. 

  24. Mélanges B (inédits), p. 550, 17 mai 1799. Cf. Deutéronome, XIII, 3 ; – saint-Paul, ad Tit., I, 12. 

  25. Ibid. Maistre réunit dans ses notes toutes sortes de références aux traditions prophétiques des différents peuples : Mexicains, Grecs, Romains, Chinois… 

  26. Ibid., et 7e entr. Il cite Posidonius et Cicéron. 

  27. Selon Pythagore, l’espace est rempli d’esprits errants. Selon Plutarque il y a dans l’air « des natures grandes et puissantes, au demeurant malignes et mal accointables ». Saint-Paul, dit Maistre, avait consacré cette antique croyance, en parlant (Ephés., II, 2) du « Prince des puissances de l’air » qui exerce sa domination sur ceux qui ne s’en délivrent pas avec l’aide du fils de Dieu

  28. Soirées. 11e entr., note 4. Remarquons en terminant ce chapitre que Maistre esquisse aussi (6e et 7e entr. des Soirées) une théorie de l’inconscient qui se réfère on le voit à celle de l’intuition et à celle de l’extase. Il déclare avec Locke que le mouvement est au corps ce que la pensée est à l’esprit. Mais la matière, dans la réalité n’est jamais en repos, bien que dans l’absolu elle semble indifférente à toute direction. L’esprit ne cessera jamais de penser. De même qu’il y a un mouvement relatif et un mouvement absolu, « pourquoi n’y aurait-il pas une pensée relative et une pensée absolue ? relative quand l’homme se trouve en relation avec les objets sensibles, absolue lorsque cette communication étant suspendue par le sommeil ou par d’autres causes non régulières, la pensée n’est plus emportée que par le mobile supérieur qui emporte tout. » De même qu’il est passible d’être mu avec la terre sans le savoir, on peut aussi penser inconsciemment « avec le mobile supérieur. » Dans le sommeil nous n’avons pas conscience de la continuation des fonctions vitales du corps ni de celles de l’esprit; l’homme peut sans s’en rendre compte penser et même apprendre. Pendant la nuit, le principe intelligent n’a aucune conscience de ce qui se passe en lui, ou du moins il ne lui en reste aucune mémoire. Maistre fait même discrètement allusion, dans la 12e des notes du 7e entr., et par le truchement d’un hymne de Racine, aux jeux scabreux et complexes du subconscient dans les songes, « dangereux ennemis par la nuit enfantés.» 

Joseph de Maistre